Ennahdha, une Démocratie islamique ?
Le parti Ennahdha prétend représenter en Tunisie un islam autre. S’inspirant de l’exemple européen de la démocratie chrétienne, il prétend même représenter une Démocratie islamique. Pourquoi pas ? Cependant, dans l’immédiat, cela n’a l’air de relever que du slogan trompeur, une manoeuvre politicienne sans plus pour mériter le soutien indéfectible des Occidentaux.
Destinée exclusivement à une telle fin, une telle prétention se limite donc aux paroles, n'étant pas accompagnée d'actes concrets en termes de lois octroyant droits et libertés; mais qu’est-ce qu’une démocratie sans des lois justes en un pays qui est toujours soumis aux lois scélérates de la dictature et du protectorat ?
Pourtant, aujourd’hui, cela est désormais parfaitement possible en Tunisie et pour le parti islamiste qui est, au demeurant, le parti le plus nombreux au parlement. Ainsi, un projet de loi proposé par Ennahdha a bien toutes les garanties d’être voté. Pourquoi alors Ennahdha ne proposerait-il pas au parlement le Code des droits et des libertés privées proposé par la COLIBE ?
C’est le défi à relever par le parti Ennahdha pour devenir crédible en parlant de Démocratie islamique, incarnant en Tunisie ce qui se faisait et se fait en Europe avec la Démocratie chrétienne.
Démocratie chrétienne, quèsaco?
Rappelons, tout d'abord, que la démocratie chrétienne a été voulue au départ en une alternative tout autant aux conservateurs qu'aux libéraux et aux socialistes. À quelle alternative se veut donc être Ennahdha qui est lui-même conservateur ? Cela ne pourrait alors être qu'aux libéraux au sens large du terme et aux progressistes !
À noter aussi que durant la guerre froide, la démocratie chrétienne s'est voulue anticommuniste, renouant avec les tendances les plus conservatrices en Europe, avant de se réorienter après la guerre et en arriver à dénoncer les excès du capitalisme mondial et se rapprocher des partis de gauche. Daech aujourd'hui étant le péril majeur pour l'islam, n'importe-il pas de contrer son expansion en s'opposant à ce qui fonde sa légitimité chez certains, la jurisprudence islamiste obsolète, et ce en encourageant la reprise de l'effort d'interprétation de la loi religieuse, fondant un fiqh qui est de notre temps en s'alliant aux forces les plus démocratiques et les plus libérales politiquement dans le pays ?
En Europe, le mouvement démocrate chrétien est connu depuis la fin du 19e siècle avec le but de promouvoir, dans une société qui soit démocratique et pluraliste, les valeurs de l'église, notamment l'importance de la notion d'individu et de ses droits, dont la dimension spirituelle. Et comme ils jugent l'économie devant être au service des individus, ils adhèrent au capitalisme.
Une telle pensée a bel et bien existé en islam du temps de sa splendeur quand il était ouvert à tous les courants de la pensée, ayant été une foi de droits et de libertés. Aussi, les libertés les plus sensibles, qui n'étaient pas admises encore en Occident du temps de son Moyen Âge, étaient bien admises et protégées en terre d'islam jusqu'au déclin de sa civilisation et sa soumission à l'impérialisme judéo-chrétien qui a imposé à l'islam ses lois. La meilleure illustration ici est l'article 230 du Code pénal qui a introduit en Tunisie le crime homophobe inconnu en islam pur jusque-là.
Aujourd'hui, en France, référence politique majeure chez nous, la démocratie chrétienne a eu pour nom Parti démocrate populaire créé en 1924, même si elle s'est davantage exprimée moins par ce parti de cadres que par des organes de presse et des syndicats. Depuis 1946, le Mouvement Républicain Populaire (MRP) a occupé la scène avant de décliner sous la Ve République. Désormais, et après que la confédération de l'Union pour la Démocratie française (UDF) ait rassemblé démocrates-chrétiens, libéraux et radicaux entre les années 1980 et les années 2000, la démocratie chrétienne française est surtout représentée par le Parti chrétien-démocrate (PCD), le Parti Républicain Chrétien et l'Union des Démocrates et Indépendants (UDI).
En Italie, plus proche pays européen de la Tunisie, la Démocratie Chrétienne réfère à un parti qui a eu une destinée remarquable, dominant la vie politique avant d'être dissous en 1994 dans des conditions lamentables. Issue du Parti Populaire Italien, la Democrazia Cristiana a été historiquement une entreprise à double but : rassembler les catholiques et les chrétiens en un seul parti politique et lutter contre le communisme en promouvant les valeurs du christianisme social. Si le parti italien Démocratie chrétienne s'est voulu surtout centriste, il a rallié, de fait, nombreux courants allant du centre-gauche à la droite. De plus, s'il s'est distingué par sa résistance au fascisme et son engagement européen. Toutefois, il n'a pas moins favorisé un système de corruption généralisée révélé par l'opération Mains propres de 1992 à 1994 entraînant sa disparition. Aujourd'hui, son aile de centre gauche est le Parti Démocratique (Partito Democratico) et celle de centre droit : l'Union du Centre (Unione di Centro).
Enfin, en Allemagne, c'est la CDU (Union chrétienne-démocrate d'Allemagne) qui est l'un des deux grands partis allemands, étant relayée en Bavière par la CSU (Union chrétienne-sociale).
On le voit donc, la Démocratie religieuse chrétienne n'a pas été juste articulée sur la doctrine sociale et les valeurs strictes de l'église, mais centrée aussi sur une alliance solide avec les démocrates et les libéraux de gauche, sinon elle est allée à sa perte en se sclérosant. Il doit en être de même en Tunisie pour une possible et probable démocratie islamique.
Quelle démocratie islamique en Tunisie ?
Le slogan du jour du parti Ennahdha est d'incarner une Démocratie islamique en Tunisie. Que serait cette démocratie si elle doit se limiter à incarner les valeurs d'un islam désincarné, tel que produit par une pensée obsolète, qui est toujours voulue irremplaçable du fait qu'elle a été celle de la période glorieuse de l'islam, mais qui a enfanté les dictatures et l'horreur daéchienne ?
Une telle pensée, incluant le droit et la jurisprudence islamiques, n'est en rien valable pour notre temps. Et elle n'a rien de sacré, ayant été le produit de la cogitation humaine, non la révélation sacrée. Celle-ci est contenue dans le Coran seul qui ne se lit pas uniquement et ne se comprend pas textuellement; il s'interprète au vu de ses visées. Même la Sunna, qui a eu tendance au cours de l'histoire de l'islam à venir régenter le Coran et oser même le modifier, n'a aucune validité à le faire, car elle doit se plier au Coran; aussi son interprétation obéit de même aux visées de la loi religieuse.
Par conséquent, la Démocratie islamique doit être la promotion des droits et des libertés dans une société qui n'est islamique que parce qu'elle respecte la pluralité et le pluralisme. En ce sens que la foi y est affaire privée, ne regardant que l'individu dans sa vie privée où personne n'entre, un tel individu vivant dans une société où la règle est le vivre-ensemble serein, où la religion n'a pas droit de cité dans l'enceinte publique devant être civile pour relever de la stricte civilité.
C'est cela l'islam policé qui doit remplacer l'islam actuel policier; et c'est ce qui pourrait donner naissance à une véritable Démocratie islamique qui ne serait pas la singerie de ce que furent les débuts de la Démocratie chrétienne, une arme de combat avant de s'assainir et de se plier au pluralisme réel.
Si cela ne semble pas évident pour tous les Tunisiens, et non seulement les islamistes, ce n'est pas pour surprendre. Ce qui surprend, par contre, c'est que ceux qui militent pour ces valeurs ont souvent une vision déconnectée des réalités du pays, se voulant laïque quand elle n'est que laïciste; ainsi, sous l'influence néfaste de certains milieux occidentaux, ils mélangent militance pour les valeurs humanistes et islamophobie. Or, il n'est aucune avancée humaniste de possible en Tunisie si elle ne tient pas compte de l'islam qui est bien plus une identité et une culture qu'un simple rite auquel ses ennemis, de l'intérieur comme de l'extérieur, veulent le réduire. Adhérer à une pareille conception de l'islam, c'est se révéler complice objectif des intégristes religieux, en somme être un salafsite profane.
Des lois sur les matières sensibles
Concrètement, en Tunisie, si Ennahdha veut véritablement devenir une Démocratie islamique, il doit agir pour une réforme législative d'envergure ayant pour objectif de rompre avec le passé liberticide en démantelant les lois scélérates de la dictature et de la colonisation, surtout celles ayant trait à la vie privée. C'est autant de matières sensibles dont il importe de parler pour en banaliser l'expression et surtout en éliminer l'effet castrateur dans l'inconscient collectif et l'imaginaire populaire; car elles polluent les mentalités en usant vicieusement d'une fausse lecture de la religion et d'une morale immorale.
Cela doit permettre de consacrer enfin en Tunisie, au nom même de ses valeurs ancestrales, y compris religieuses, et non seulement de ses principes juridiques civils :
- le droit à la différence, manifesté par un libre comportement sexuel ou vestimentaire,
- le droit à la foi libre, impliquant le fait de croire ou de ne pas croire à la religion du pays,
- le droit à l'égalité que doit protéger une loi juste pour tous et toutes dans un État de droit qui est aussi une société de droits.
Le tout doit être basé, outre le droit, sur la religion de la majorité du peuple, car c'est ainsi qu'on respecte la constitution qui réfère aux valeurs de cette religion. Et celle-ci le permet indubitablement, car l'islam démocratique ou la Démocratie islamique est le régime des lois justes et est sensible aux droits des citoyens qui ne sont plus de simples sujets. Il faut donc user aussi, dans cette militance humaniste, de l'islam d'un État de droit qui n'est plus une dictature.
Aussi, au nom de la constitution et de la religion, l'ordre juridique par lequel la dictature s'imposait au peuple doit disparaître, tout comme l'a été ordre politique déchu. On ne peut maintenir les lois devenues nulles de nullité absolue de la dictature, car sinon on ne la maintient pas seulement, mais on la renforce par une dictature morale théologique qui n'a pas plus de place en un pays dont le peuple a acquis sa liberté, qui est bien sa dignité.
Il est impératif de réaliser sans plus tarder, avant même le 13 août, fête de la femme tunisienne, l'égalité successorale. De même, avant ou dans le même temps, doit-on abolir cette tare absolue qu'est l'homophobie qui viole et l'islam et les droits humains. Ces réformes incontournables doivent être accompagnées ou précédées par la levée des restrictions au libre commerce et consommation de l'alcool ainsi que la dépénalisation du cannabis, dont les méfaits sont bien moindres que ceux du tabac.
Plus tard, on pourrait aussi admettre, dans le cadre d'une liberté raisonnée, en tant que pendant de l'acceptation du voile intégral, le droit à s'habiller léger et même se dénuder intégralement en des lieux autorisés et réglementés. Il en ira de même pour encadrer les appels à la prière et la diffusion des prônes par mégaphones avec la contrepartie logique d'en refuser l'usage s'il emporte gêne publique, comme aux premières heures du jour.
Tout cela et bien d'autres manifestations de la liberté d'une vie sociale émancipée, assainie et paisible, seront appelés donc à concrétiser ce concept prometteur de Démocratie islamique afin qu'il ne soit pas de la simple réclame pour un parti qui n'innove en rien dans un pays toujours martyrisé par les lois de la dictature qu'il renforce par une dictature supplémentaire, morale et religieuse.
Faire voter le Code de la COLIBE
Encore plus concrètement, puisque la Tunisie dispose maintenant d'un projet de code révolutionnaire, prêt à l'emploi, celui concocté par la Commission de l'égalité et des libertés privées, la Démocratie islamique pourrait se fonder aussi sur ce rapport afin de s'incarner, reprenant et élargissant la portée des textes ci-dessus proposés.
Même si ce code reste incomplet en termes de libertés, notamment à disposer de son corps, il n'est pas moins ambitieux, permettant de confirmer la bascule salutaire du modèle dictatorial obsolète de la société actuellement à un modèle révolutionnaire augurant d'une entrée en fanfare en démocratie. Quelle plus belle image donnerait effectivement la Tunisie où cohabiteraient paisiblement appels à la prière des minarets et des ondes radio et libertés effectives de ceux qui veulent être sans Dieu ni maître, vivre librement leur vie en cette Tunisie dont le peuple, qu'il ait la foi ou non, a bien celle d'être hédoniste et libertaire ?
Aussi, le parti islamiste serait bien inspiré, s'il entend être crédible dans sa prétention démocratique, à être le premier défenseur du rapport de la COLIBE et de son projet de code qu'il se doit de proposer en l'état à l'Assemblée des Représentants du Peuple et veiller à faire voter dans les plus brefs délais.
Pour ce faire, ses plus sûrs soutiens occidentaux, ceux sans lesquels Ennahdha ne serait pas au pouvoir et n'y resterait pas, ont aussi intérêt à lui conseiller fortement cette option s'ils entendent préserver en Tunisie leurs intérêts sur le long terme. Sinon, la Tunisie risque de basculer dans l'incertitude la plus totale que nul, quels que soient son pouvoir et son autorité, ne saurait prévoir ni en maîtriser les conséquences fâcheuses pour tous.
Car il est tellement d'attachement des Tunisiens à leurs droits et libertés conquis qu'ils ne lâcheront pas facilement les acquis démocratiques, si minimes soient-ils, et ce qui viendrait les renforcer, refusant la moindre menace d'y attenter ou tenter de les faire disparaître par un nouveau régime de dictature les niant, même si c'est au nom de la religion ou de l'identité.
Au vrai, la majorité des Tunisiens n'est pas gagnée par la religiosité, elle est juste spirituelle; aussi serait-elle prête à se laisser aller au pire désordre s'il se fait fatalité, à défaut de droits et de libertés dans l'ordre, en vue de vivre des ordres multiples, à petites dimensions. N'est-ce pas la violence fondatrice que d'aucuns, en Occident, assimilent à un chaos créateur ?
Quand cela est parfaitement possible paisiblement en limitant la violence à celle d'une pensée téméraire, un code ambitieux tel celui de la COLIBE, n'est-il pas plus sûr et dans l'intérêt de tous de privilégier une telle option ? Aujourd'hui, cela est possible et il suffit de le démontrer en justifiant par l'islam même ses plus polémiques propositions. Ce qui a été déjà fait par la doctrine que les membres de la Commission ont eu le tort de ne pas citer.
Ce sera donc au parti Ennahdha de le faire. Et ce ne serait, pour lui, que pain bénit pour ce qui serait alors et pour de bon une Démocratie islamique, la première qui plus est. Quel beau challenge pour le parti islamiste tunisien aussi bien pour réussir en Tunisie que pour marquer l'histoire arabe et islamique d'une empreinte indélébile ! M. Ghannouchi, réputé pour son fin sens politique, saura-t-il saisir l'occasion en or qui se présente ainsi à lui?
Publié sur Réalités