Du deuil de la poésie du temps de détresse
Si la poésie est devenue l'art de la fiction littéraire, elle reste une création, un phénomène d'abord social, une poésie du quotidien, celle que décrivait Bachelard, par exemple.
Rilke et Hölderlin
Dans Chemins qui ne mènent nulle part, répondant à la question «Pourquoi des poètes ?» Heidegger fait le parallèle entre les immenses talents poétiques que sont Rilke et Hölderlin.
S'il partage l'une des belles intuitions du poète de l'errance, la notion de l'Ouvert, il ne place pas moins sa poétique, « quant à son ordre et place », derrière celle de l'inégalable Hölderlin.
Pour l'éminent philosophe, Rilke joue ainsi, en quelque sorte, le rôle de négatif de Hölderlin, la poésie rilkéenne étant pour temps de détresse, Rilke exprimant l’accomplissement ultime de la métaphysique dans le règne sans partage de la subjectivité.
C'est le cas de l'un de mes chers amis — (le suis-je toujours pour lui? Car pour moi, il n'est nul reniement dans l'ordo amoris dont je relève, mais pas lui, hélas !)—, talentueux poète, égaré sur les sentiers de la guerre dont il s'évertue à faire un art bien risible.
La loi de la meute
L'art commande d'abord l'amour; ce que mon ami sait pourtant très bien faire, le prodiguant à profusion à celle qui symbolise déjà pour lui la Tunisie, sa charmante fille.
Cependant, il donne à cette Tunisie en herbe le plus mauvais exemple d'un père se laissant aller, non pas à la sagesse de la raison sensible, mais à la haine et l'intolérance de la raison raisonneuse, de la science scientiste et du cartésianisme cartésiste.
Ainsi met-il en branle le ban et l'arrière-ban de ses amis et intimes pour chercher à jeter l'anathème sur celui qui ose dénoncer l'imposture d'un occidentalocentrisme béat et naïvement assumé par nos élites dans leur im-posture, et ce en faisant fi du relativisme de la vérité et du polythéisme des valeurs qu'elles sont censées incarner.
C'est l'illustration éloquente de cette vérité en sociologie que Michel Maffesoli appelle loi de la meute et qui régit les rapports humains quand leurs instincts basiques se déchaînent, les ramenant à la bestialité à laquelle aucun humain n'échappe s'il ne cultive en lui le meilleur, l'amour de son prochain.
Pensée hauturière et pensée de cabotage
Comme ceux qu'il vilipende, mon ami se trompe de temps, car l’on est à un moment de retrouvailles avec la spiritualité, et elle est bien loin de la guerre et des turpitudes des uns et des autres!
Mon ami, ainsi selon toute vraisemblance que ses amis, se laisse inféoder à une culture de l'exclusion d'autrui. C'est d'autant plus grave qu'il a la responsabilité et la prétention d'inculquer les valeurs aux jeunes générations.
En ne comprenant ces valeurs que dans leur lecture occidentale, les mettant dans un lit de Procuste, il n'inculque aux jeunes générations que la haine qui appelle la haine, tout excès se reproduisant à l'infini. Ce qui, de plus, doit faire horreur à tout poète sachant se détacher des contingences du commun des mortels, s'élever à l'intemporalité.
Mon ami cède au travers de qui est imbu de sa personne, charmante au demeurant en ce qui le concerne, et de son talent, certain et a priori digne chez lui en ce temps de terrible disette de valeurs et de confusion des rares qui existent.
Hélas, on le voit facilement verser de plus en plus dans le péché mignon de l'arrogance, devenant infatué de sa petite personne, s'alitant sur les turpitudes d'autrui, ne cherchant pas à lui apporter sa lumière. Or, nul n'est assez grand pour se croire le nombril de la pensée.
Est-ce par détresse? faiblesse? C'est plutôt par cette incapacité d'aimer celui qui est différent de lui, cherchant la sécurité dans sa communauté de clones, délaissant la pensée hauturière pour une autre, facilement de cabotage! Et le goût du large ne saurait être compensé par un prétendu art de la guerre incapable de s'élever à la hauteur inaccessible de l'amour.
Qu'il regarde sa fille chérie dans les yeux et se demande s'il lui donne ainsi le meilleur exemple en étant le poète qui sait haïr et non pas aimer, un poète humain trop humain, alors qu'elle a besoin d'un père aimant, exceptionnel, étant poète de talent!
Mon ami peut et doit prétendre à bien mieux s'il veut que son talent ne soit pas son talon à lui, le talon d'Achille muant, chez nous, en talon d'Aymen.
C'est tout le mal que je lui souhaite. Car, je ne saurais parler mieux que Yannis Ritsos :
«Si la poésie n’est pas le pardon – murmura-t-il tout seul – alors aucune miséricorde ne nous attend.», Douze poèmes pour Cavafy, 1963.