Retour de l'ancien régime ou de ses compétences ?
On a tort de présenter les élections en cours comme se résumant à un duel entre les partisans et les opposants de l’ordre de la dictature. On n’assistera ni à une restauration de l'ancien régime ni à une radicalisation de la division dans le pays au nom d'un esprit révolutionnaire galvaudé. C’est justement pour éviter les affres de ces différentes hypothèses que la formule du consensus finira par avoir le dernier mot. Plus que jamais, elle est la clef pour comprendre ce qui se passe en Tunisie.
Échec d'une certaine vision islamiste
La situation de crise dans le pays est la résultante de l'échec du gouvernement de la troïka qui a été un total ratage à tous les niveaux. Les supposés démocrates avaient renié leurs valeurs et les islamistes ont raté l'entreprise de rénovation intérieure que leur imposait le passage par le pouvoir. Les uns et les autres ont trop usé de langue de bois, ne cédant rien à une conception dogmatique de la religion ou de la société jugée à tort conservatrice pour décevoir les attentes du pays et son envie farouche de se libérer des liens enchaînant ses libertés.
C'est surtout l'échec de la vision islamiste de la société qui sera retenue par l'histoire; en tout cas, c'est ce qui a pesé sur l'actualité immédiate. Le parti Ennahdha a raté la chance historique qu'il a eue de marquer la Tunisie d'une empreinte indélébile. Ce n'est pas faute de l'avoir voulu et essayé, mais contraint et forcé ; ce fut aussi tardif. Surtout, il s'est trompé de moyens, usant d'une recette frelatée de l'islam quand il pouvait et aurait dû en faire une lecture en harmonie avec l'esprit du peuple et du temps : un islam démocratique, pluriel, à la pointe des acquis humanitaires en matière des droits de l'Homme. Ses soutiens américains l’ont fait comprendre à M. Ghannouchi qui n’a eu qu’à en convenir.
Grisé par le pouvoir, le parti islamiste a oublié que la Tunisie est bien moins d'Orient que d'Occident, arabe mais pas seulement, où les recettes obscurantistes en vigueur en Arabie ne peuvent même pas être envisagées. Ni le peuple ni la situation géostratégique du pays ne le permettent; sans parler de l'histoire et de son cours inéluctable.
À la faveur des événements du pays du Nil en premier, puis des horreurs de Daech, Ennahdha ne pouvait plus jouer les matamores ou les fanfarons. Aussi est-il en train d’accepter de se faire en quelque sorte hara-kiri à petit feu, une sorte de mort à ce qu’il était pour renaître en ayant renouvelé sa lecture surannée de l'islam. Or, cela ne peut se faire au cœur du pouvoir, plutôt à sa marge, sans être totalement en dehors, afin de garder un certain poids d’équilibre et d’influence sur les islamistes dans le pays, les plus radicaux notamment, grâce à ses réseaux.
Les compétences de l'ancien régime
Le temps est donc de nouveau au consensus avec la porte ouverte au retour sur la scène nationale et internationale des compétences du pays qui étaient légion sous l'ancien régime. Contrairement à ce qu'on colporte faussement, elles ne l’avaient pas toutes servi servilement ; nombre d’entre elles n'étaient nullement au service du dictateur déchu, plutôt du peuple soumis comme elles à une oppression aveugle avec laquelle il fallait s'accommoder, sinon louvoyer.
Le tort immense de la troïka, incarné particulièrement par le président Marzouki, a été de diaboliser ces hommes, connus ou inconnus, et de n'avoir recyclé dans les allées du pouvoir et dans les administrations que ceux qui étaient de son bord. Or, ceux-ci, pour la plupart, s'ils s'étaient opposés au régime, étaient loin de ne l’avoir fait que pour le bien du pays, exclusivement pour la patrie. C'est ce qui a fait que les injustices, surtout dans l'administration, n'ont pas été toutes levées à ce jour.
Aussi, si on voit enfin certaines de ces compétences revenir au-devant de la scène, c’est de bonne guerre et elles doivent être encore plus nombreuses à reprendre au plus vite leur poste au service du pays, surtout celles encore dans l’ombre. Il y va de l’intérêt bien compris de la Tunisie. Ce que la troïka n'a pas voulu faire par arrogance et démagogie doit se réaliser au lendemain des élections, car la situation l'impose, outre la nécessité d'une bonne gouvernance et de justice à rendre.
En l’état actuel de la Tunisie, peu importe la couleur politique des gens, seule doit importer leur compétence avérée, le vrai commis de l'État n’ayant aucune allégeance idéologique. C'est ce que nombre de nos politiques n’admettent pas et que le gouvernement de compétences à venir doit avoir pour tâche d’imposer.
Du consensus à la Compétensuelle
Plus que jamais, la Tunisie a besoin de compétences vraies et de consensus véritable; c’est ce que j’ai qualifié de Compétensuelle : un gouvernement et des rouages de l'État où l'on se situe au-dessus de l'esprit partisan en se tenant au service non pas des partis, mais de la seule patrie, seul lien devant unir les Tunisiens. Des hommes sous la dictature ont su le faire, pourquoi les mêmes et d'autres ne le sauraient-ils pas en une Tunisie devenue plus libre, aspirant à être démocratique ?
La chance de notre pays est de disposer d'un tissu sociologique homogène et d'une communion en des valeurs plus spirituelles que religieuses, nullement intégristes surtout. Il y a juste beaucoup trop de confusion dans l'appréhension d'un corpus sacré qui a trop pâti d'une fermeture dogmatique qui refuse tout effort de nouvelle interprétation que commandent pourtant et l'esprit et la lettre du Coran.
C'est ce que devrait encourager le futur gouvernement en Tunisie dans le cadre de sa politique, non seulement religieuse, mais aussi culturelle. C'est fatal avec ce qui se passe au nom de l'islam de par le monde, car aucune écriture sacrée se voulant éternelle ne peut faire abstraction de l'évolution du temps et des moeurs. Et c'est parfaitement possible en islam grâce à la technique des visées de la religion mise à l'honneur par l'imam Chatibi.
Cela est au coeur de l'urgence s'imposant en Tunisie bien plus que les pures mesures économiques et sociales qui n'ont aucune chance de porter leurs fruits sans un climat émotionnel et spirituel apaisé et une adhésion à de telles mesures. Prétexter le conservatisme de la société pour s’abstenir de le faire, c’est ne point connaître la psychosociologie de notre peuple bien plus en avance en matière de mœurs que ses élites. En effet, à l’exception de minorités activistes qui sont loin de le représenter, on y rencontre une invitation permanente à la rénovation d'une religion qui le mérite ; il suffit de le voir vivre pour saisir à quel degré de tolérance il use de sa religion.
Pour qu’un tel aggiornamento soit possible, il n’y a rien de mieux que des compétences apolitiques et adogmatiques dans le cadre d'une Compétensuelle, un gouvernement consensuel de compétences se plaçant non pas au-dessus des partis, mais hors d'eux. On devrait y avoir droit à l’issue du processus électoral en cours, augurant d’un partage du pouvoir. Ce serait l’apport du modèle tunisien à la pratique politique.
Publié sur Leaders