J'avais qualifié ici même de coup du peuple ce qu'on a voulu nommer révolution, donnant assez tôt quelques clefs pour en comprendre la réussite.
Or, il appelle aujourd'hui une réplique, ce qui est assez normal en termes de logique, un coup entraînant toujours une réplique surtout face à un contrecoup cherchant à en contrecarrer le déroulement, en altérer l'esprit.
Voici sommairement quelques éléments pour mieux apprécier la situation qu'impose une observation neutre de la situation à partir de l'état du pays profond.
Le coup d'État permanent
C'est le titre de l'essai de François Mitterrand publié en 1964 et critiquant sévèrement la démocratie française sous de Gaulle. Celui qui allait devenir le premier président français réélu deux fois pour un si long mandat (sept ans) y dénonce une pratique du pouvoir personnel tout en critiquant la lettre même de la Constitution. Pour Mitterrand, le général était devenu tout-puissant, marginalisant un gouvernement trop faible et un parlement aux ordres.
Il n'est pas tendre non plus avec le RPF, parti du président, jugé au service exclusif de la personne du général et de ses ambitions personnelles. Il est également sévère avec la justice et la police dans un État où les abus sont multiples et les magouilles nombreuses. On lui doit cette formule éloquente, la France est devenue « de Gaulle plus la police ».
À titre d'exemple, l'essai parle de l'utilisation de provocateurs, la multiplication des brutalité policières qualifiées de bavures, l'institutionnalisation d'officines en tous genres servant les intérêts les plus sordides comme le SAC (Service d'Action Civique, une association de police parallèle), les réseaux Foccart (le Monsieur Afrique du général), les tribunaux d'exception (tels le Haut tribunal militaire ou la Cour militaire de justice, devenue Cour de sûreté de l'État).
Dans ce système quasiment maffieux, les institutions vénérables de l'État de droit, comme le Conseil constitutionnel et le Conseil d'État, devenus des coquilles vides ne servant ni le droit ni l'État face aux recours devenus multiples et abusifs pour de prétendus délits d'offense au chef de l'État.
Dans ce pamphlet, Mitterrand juge son pays comme étant un régime anachronique, dénonçant son essence démocratique. Il y est très sévère avec l'élection au suffrage universel du président de la République, vilipendant les conditions du déroulement du scrutin.
Ce livre a eu un grand succès et une influence certaine sur la vie politique en France. Sa crique est restée d'actualité même après le passage de Mitterrand au pouvoir puisqu'on a parlé de Coup d'État rémanent en 2000 (essai de Bertrand Mertz) et de Coup d'État simplifié en 2008 (livre de Nicolas Dupont-Aignan).
C'est que Le Coup d'État permanent — au-delà de la dénonciation du système de Gaulle — est un moment essentiel de la réflexion politique sur la démocratie en France, en particulier, et dans le monde en général. On y apprend comment un pouvoir personnel joue à s'appuyer formellement sur le peuple pour écarter tous les corps intermédiaires, faisant le jeu d'une technocratie affidée installée au sein de l'administration et qui en arrive à confisquer la réalité du pouvoir en instrumentalisant la représentation nationale, le parlement devenant godillot, au service inconditionnel d'un parti et de son chef.
Or, le Coup d'État permanent est d'actualité dans la Tunisie d'aujourd'hui.
La Tunisie du pouvoir personnel
Si la notion d'abus de pouvoir (titre d'un essai de François Bayrou en 2009) est indissociable de la démocratie française depuis le fameux livre de Mitterrand,parfaitement adaptée à la Tunisie, y compris et surtout aujourd'hui.
Dans son livre, à la manière de Mittterrand, Bayrou dénonce à son tour, les pratiques et les discours du président Sarkozy estimés contraires à la lettre des textes fondateurs de la République et à leur esprit.
C'est exactement ce que vit la Tunisie, la critique de Mitterrand — prolongée par Bayrou et d'autres — pouvant y être transposée textuellement. En effet, le général de Gaulle dont on ne peut douter de la stature, du talent et du mérite personnel, a capté à lui seul la volonté populaire, réussissant à remplacer la représentation nationale par l'infaillibilité du chef. Concentrant sur lui l'intérêt, la curiosité, les passions de la nation, il a donné libre cours à une camarilla d'administrateurs à la botte de son parti pour imposer au pays une politique indifférente aux préoccupations du peuple.
Or, c'est ce que tente en Tunisie cheikh Ghannouchi et l'ancien militant des droits de l'homme Moncef Marzouki. Si le livre de celui qui dix-sept ans plus tard a remplacé le général de Gaulle dans ses fonctions est la dénonciation du « pouvoir personnel» au nom d'une vigilance républicaine de tous les instants, il pourrait être aujourd'hui utilisé pareillement par les démocrates tunisiens véritables pour appeler tant qu'il est encore temps à une vigilance républicaine contre le pouvoir personnel placé à la tête de l'État et voulant s'y maintenir en usant d'une technique galvaudée des élections.
Nous avons en Tunisie un pouvoir à la fois personnel, celui du président de la République et du chef du parti islamiste, et administratif diffus dans les administrations, les plus sensibles notamment. Et une manoeuvre de noyautage est en cours pour étendre la même technique à l'institution restée à ce jour la mieux préservée du noyautage partisan, l'armée. Pour cela, elle est la cible depuis quelque temps des terrorismes.
Le pouvoir actuel a déçu toutes les attentes démocratiques du pays et il entend parachever sa mainmise sur l'État par des élections précipitées dont le résultat est connu à l'avance selon un scrutin de liste néfaste. C'est pour cela que le pays dans une large majorité les refuse, notamment par sa jeunesse qui a été le pivot de son coup du peuple réussi.
Aussi, les démocrates s'il en reste seraient bien inspirés de suivre l'exemple des jeunes en s'éveillant aux réalités du pays. Cela commande de reconnaître que le mécanisme électoral actuel est une machinerie destinée à ne faire que renforcer les dérives actuelles vers un pays divisé où la religion attise les haines au lieu de les réduire sinon les éliminer.
Un pouvoir dangereux est en train de se consolider à la tête de l'État qui n'aura rien à envier à celui de la dictature déchue, car il use de l'arme de destruction massive d'une religion transformée en opium du peuple alors qu'elle est censée être un instrument d'éveil et d'émancipation de tout dogmatisme.
C'est contre un tel dogmatisme que semble se faire la probable réplique du Coup du peuple en préparation. Il lui manque juste l'étincelle nécessaire, comme un feu vert venant des appuis mêmes de la dictature en puissance laquelle, au nom du peuple, le viole ainsi que ses aspirations à la démocratie.
Cela pourrait être, dans les meilleurs des cas, la décision, qu'elle qu'en soit la forme, de la suspension du honteux processus électoral actuel, aucun scrutin honnête ne pouvant se tenir alors que le pays est en guerre totale avec le terrorisme.