Économie informelle : tare économique et alternative à l’exclusion
On estime en Tunisie que l’économie informelle a atteint des
niveaux énormes mettant en danger la santé économique du pays. Les chiffres
sont effarants, mais la réalité sociale qui les sous-tend l’est encore plus. Il
faut dire qu’on est désormais confronté, même en Occident, au phénomène résumé
par le terme qui — ne l’oublions pas — fut un concept forgé au début des années
1970 par les économistes pour les pays du tiers-monde.
Petite géographie de l'informel
Lors du dernier séminaire de l'AICD, on a estimé que l'économie
hors la loi représentait en Tunisie 50% de l'économie avec l'aggravation du
phénomène de trafic d'État, alors que le secteur de non-droit (économie
souterraine, contrebande) était cantonné à 25% avant la révolution.
D'après La Tribune du 6 mai 2013, l'économie parallèle pesait 19%
du PIB européen, selon une étude réalisée par le groupe de cartes de crédit
Visa. Il était de 19,3% en 2012, ce qui représente 2 175 milliards d'euros de
transactions au noir.
S'il y a donc une réduction qui est appelée à se confirmer, on
considère que le chiffre reste élevé. En France, la même étude précise que
l'économie informelle équivalait à 10,8% du PIB en 2012, soit 219 milliards
d'euros.
Toutefois, l'étude ne manque pas de souligner que si l'économie
parallèle cause un manque à gagner aux États, elle n'est pas uniquement
négative, puisque l'argent soustrait à l'économie informelle est immédiatement
dépensé dans l'économie réelle. De plus, en période de crise, l'économie
informelle donne un moyen de subsistance aux personnes en difficulté.
Au Maroc, on mesure que la part de l’informel s’élève à 46% contre
15% en Italie et 9% en Suède. Dans certains secteurs de l'économie marocaine,
comme celui des fruits secs, l'économie informelle représente pratiquement 90%.
On juge même, au Maroc, qu'aucun secteur n’est épargné par l’informel qui prend
toutes sortes de formes : sous-facturation, sous-déclaration, contrebande,
triche sur l’origine des marchandises, informel partiel, etc.
On y estime aussi que sa persistance est causée par l’exonération
fiscale du secteur agricole qui pénalise le secteur de l’agroalimentaire et
empêche l’émergence d’une industrie forte et compétitive, favorisant la
contrebande.
Mécanismes de l'informel
Mais en Tunisie comme au Maroc, c'est la corruption qui est
derrière la prévalence de l’informel. Certes, dans les deux pays, on explique
la prolifération du fléau par le fait que les gouvernements successifs
considèrent l’informel comme un filet social permettant à certaines personnes
d’avoir des revenus stables, évitant ainsi les troubles sociaux. Toutefois,
cela n'aurait pas eu les conséquences graves que nous avons sans une corruption
généralisée à tous les niveaux.
Le mécanisme est généralement le suivant : le marché local est
inondé de produits provenant de circuits informels bien que les points d’entrée
soient bien connus. Ainsi, un contrôle strict empêcherait pareils dépassements;
mais les responsables censés contrôler en amont la contrebande ferment les yeux
moyennant des pots-de-vin.
On considère, par ailleurs, que les incitations fiscales ne
suffiront pas pour éradiquer le cancer de l’informel. Des études ont montré que
l’allégement des conditions de création de société au Maroc, s'il a permis la
création de nouvelles entreprises, n'a pas limité le secteur hors la loi. En
effet, les nouvelles structures étaient souvent dépourvues de business plan et
elles finissaient par venir grossir les rangs de l’informel. Par ailleurs,
certaines SARL achètent des produits sur le marché local sur vraies factures
qui sont ensuite utilisées pour blanchir des marchandises de contrebande,
payées à l’étranger. D'où la fuite de devises outre le manque à gagner en
termes de droits de douane, de taxes et d’impôts.
Toutefois, un tel phénomène ne touche pas que les petites
structures; ainsi, de grandes multinationales se permettent aussi de vendre des
articles aux marchés parallèles sans facture pour faire face à leurs besoins
ponctuels de liquidités.
Un
exemple à suivre
On cite l’exemple du Portugal qui a lutté avec succès contre
l’informel lors de son entrée à l’UE, une telle lutte étant un préalable à
l’adhésion. Or, il y arriva entre autres par le mécanisme suivant : les
chambres de commerce dotaient gracieusement les magasins de caisses
enregistreuses dont elles récupéraient les rouleaux à la fin de chaque mois aux
fins de comptabilité.
De plus, on lançait régulièrement des tombolas avec des lots
intéressants, les clients étant invités à y participer en produisant leurs
tickets d'achat. Cela amena de plus en plus les gens à exiger leur ticket au
passage en caisse, ce qu'ils ne faisaient pas nécessairement auparavant.
On a calculé qu'une telle politique a permis, en l'espace cinq
ans, de réduire la part de l’informel portugais de plus de 40% à 15%.
Ambiguïté du concept de l'informel
Aujourd’hui, nombre d’ambiguïtés et de contradictions marquent la
thématique. C'est ce qui découle comme principal enseignement d'un colloque
international fort instructif organisé par l’Institut de sociologie de
l’Université de Neuchâtel le 17 novembre 2006 et dont les communications ont
été réunies dans un document établi en 2007 par la commission suisse pour
l’UNESCO
Nous vous proposons en téléchargement en fin d'article ce précieux
document intitulé : L’économie informelle une alternative à l’exclusion
économique et sociale.
On y apprend que l’économie informelle est un terme qui recouvre
une large gamme d’activités et d’échanges de biens et de services dont le seul
point commun est de ne pas être encadrées par le droit. Un tel secteur est
certes dommageable pour l’économie, mais il ne faut pas trop le diaboliser, car
il permet de survivre à de larges pans de la société exclue.
Certains spécialistes notent que malgré son importance, l’économie
informelle ne constitue pas d’objet clairement définissable d’un point de vue
théorique. Juridiquement, il ne s’agit que d’un euphémisme cachant l’incapacité
des autorités à maîtriser un phénomène « hors-norme ».
Économiquement, il ne s’agit que d’un marché parallèle qui est le résultat de
l’incapacité à réduire les salaires « officiels » au niveau
d’équilibre. Aussi serait-il plus judicieux de considérer l’économie informelle,
non pas comme une déviation par rapport à la forme normale d’organisation de
l’économie, mais en une déclinaison d’une même forme qu’est le marché dans un
contexte marqué par un haut niveau de vulnérabilité sociale. Cela permet de
mieux appréhender les politiques cherchant à intégrer le secteur informel dans
le domaine formel en démontrant qu’elles passent par la nécessité de la
réduction du niveau de vulnérabilité de la population concernée et/ou
l’augmentation du niveau d’efficacité des institutions concernées.
Aussi, en se basant sur une approche ethnographique, certains
suggèrent de faire un parallèle entre le travail au noir et le travail à-côté (tel
celui se faisant à côté des usines ou encore les services à la personne où
persistent des pratiques de travail au noir malgré les incitations publiques).
Un tel parallèle autorise de prendre conscience des différences existant entre
les deux secteurs du fait de caractéristiques propres aux emplois concernés (de
service et industriels) et des personnes qui les occupent.
Une autre vision de l'informel
Voici quelques-unes des idées force de ce rapport fort riche
:
- l’économie informelle, si elle comporte bien évidemment des
risques, peut être perçue comme une alternative utile pour éviter une mise à
l’écart pouvant être dramatique aussi bien sur le plan social et matériel que
psychique.
- Les solutions transitoires imaginées par l’économie informelle
et permettant à toute une population de survivre gagnent à être interrogées et
étudiées de près, car emportant nombre d’enseignements utiles.
- Une des techniques de cette économie qu’est l’autoproduction
accompagnée est un outil de développement social. Elle donne aux plus démunis
un moyen efficace pour lutter contre l’exclusion. Or, ce mécanisme est assez
méconnu des pouvoirs publics.
- La diversité et
l’hétérogénéité que recouvre la notion d’économie informelle sont telles que la
catégorie sémantique ne peut plus fonctionner comme un concept utile. En
illustration, on cite ces expériences de création d’activités économiques
génératrices de revenus dans le cadre
de solidarités traditionnelles et sans être déclarées aux autorités. Un
concept d’économie populaire solidaire voit ainsi le jour.
- On estime déjà, en Occident, que l’action contre l’exclusion et
la précarité ne peut plus s’appuyer sur une simple prise en charge pécuniaire.
Elle ne peut plus se passer d’autres formes d’entraide moins évidentes à mettre
en place, telles des réglementations facilitant les initiatives vitales et les
dispositions individuelles qui font l’essentiel de l’économie informelle
pouvant fonder une économie solidaire.
Pour un complément d'information aux travaux du colloque, nous
vous proposons aussi en téléchargement un document établi par l'OCDE sous forme
de manuel sur la mesure de l'économie non observée.
Télécharger :