Le scrutin municipal français vu de Tunisie ou la démocratie à
réinventer
Il est certes trop tôt de tirer les enseignements du premier tour
des élections municipales en France, ce pays si proche de nous que d'aucuns considèrent
encore comme une mère patrie putative. On sait, toutefois, que la tendance
donnée au premier tour est généralement confirmée au second.
Qu'en est-il alors? Un taux record d'abstention manifestant non
plus un désintéressement de la chose publique, mais carrément une défiance et
un rejet. Et cela profite à la frange extrémiste de l'échiquier politique,
celle qui se manifeste par la diabolisation d'autrui et par une démagogie
toujours efficace en temps de crise morale. C'est d'ailleurs la crise morale des
élites que pointent les élections en France bien plus qu'une crise du pouvoir, socialiste
en l'occurrence. Il s'agit de la faillite du modèle démocratique français que
nos politiciens veulent reproduire en Tunisie.
Pourtant, il s'agit d'élections municipales censées intéresser
l'électeur. Or, comme le dégoût du politique est à son comble, le formalisme
des mécanismes démocratiques ne se traduisant pas concrètement par un pouvoir
réel reconnu au peuple, celui-ci se rebiffe et tourne le dos à la politique
devenue affaire de mercenaires et de contrebandiers des voies populaires.
Et c'est ce qu'on s'évertue à faire en Tunisie avec un scrutin
taillé sur mesure sur les ambitions des grands partis et de leurs responsables.
Or, en Tunisie, le peuple est encore épris de la chose politique pour peu qu'on
lui donne le pouvoir de manifester cet intérêt, et il ferait des merveilles
s'il pouvait le faire véritablement, revitalisant du coup la démocratie sur
note terre toujours capable d'innover.
Cela passe par l'obligation d'arrêter le processus actuel
d'organisation prioritaire d'élections législatives et présidentielle qui ne
sont qu'une fuite en avant dans l'absurde du politiquement correct. Car,
au-delà de l'officialisation de la bipolarisation de la scène politique, on
n'obtiendra point les conditions idéales pour la formation d'une équipe de
gouvernement stable en mesure de piloter le pays. De plus, on n'intéressera
nullement le peuple, en dehors de ceux qu'on aura réussi à manipuler ou à
embrigader au service des ambitions partisanes. Le taux d'abstention sera donc encore
plus important que lors de l'élection précédente; les périls n'en seront que trop
graves pour une Tunisie en pilotage automatique.
On entend d'ailleurs de plus en plus de voix qui appellent à
maintenir la formule de gouvernement de compétences après les élections; de
reconduire même l'actuel gouvernement qui a besoin de temps pour faire la
preuve de sa compétence. Et ils ont raison, sauf qu'on ne fait ainsi que dans
la demi-mesure. Car pour être logique et efficace, on devrait aussi appeler à tout
simplement suspendre d'inutiles et coûteuses élections qui ne serviront à
rien sinon à diviser encore plus le pays. Pourquoi ne pas décider le
remplacement des élections projetées par des élections de nature à réconcilier
le peuple avec ses élites et avec la politique en organisant des élections
locales, municipales et régionales?
Assurément, on agira alors rationnellement et dans l'intérêt
véritable du pays en s'attaquant au mal qui le ronge à la racine, soit la manifestation
locale du pouvoir, au plus près du citoyen qui aura ainsi son mot à dire sur
son quotidien. Ce sera aussi remettre la pyramide du pouvoir sur sa base, non comme
elle l'est aujourd'hui, comme on tient à la maintenir, sur sa tête.
Ce ne sont ni le président de la République ni l'Assemblée du
peuple qui remettront sur pied notre pays; ce seront des assemblées locales et
régionales ayant une marge suffisante d'autorité et de pouvoir de décision pour
influer sur les réalités de la Tunisie profonde. Seules ces dernières comptent
dans le paysage de délabrement politique actuel où l'on n'assiste qu'à une
comédie du pouvoir dans les grandes villes du pays, surtout dans sa capitale et
ses palais. Il sera temps de redonner la voix au peuple en faisant revivre la
Tunisie du bas. D'ailleurs, elle bouge déjà, mais en sourdine. Si elle ne
trouve pas d'écho en termes politiques, elle arrachera le droit à la parole
autrement. Cela risque d'être catastrophique pour tout le monde.
Aussi, répétons-le encore, l'intérêt du pays commande que l'on
suspende le processus suicidaire actuel, que l'on substitue aux élections
projetées un scrutin municipal et régional où l'élu, choisi nominalement, sera
élu sur la base d'un contrat de mission. Et qu'on décide d'étendre la mission
du gouvernement de compétences au-delà de la fin de cette année, en prenant la
sage décision d'adjoindre, à celles du gouvernement, des compétences
indépendantes aux deux autres présidences du pays.
Ce sera une intelligente façon de se distinguer de ce qui arrive
au pouvoir et à la société en France. Nous savons, d'ailleurs, que le
gouvernement socialiste français s'est signalé par son absence de soutien
véritable à la révolution tunisienne, se limitant à supporter le gouvernement
islamiste qui a trouvé auprès de la gauche française, tout comme de sa droite,
une indulgence coupable. Elle était hypocrite, fondée sur un fond
judéo-chrétien à la source d'une complicité objective dans une inimitié intime
perpétuant l'état chaotique actuel des choses en Méditerranée.
C'est avec un tel jeu malsain que les plus sincères de nos
politiciens sont appelés à rompre, car la politique est autrement plus noble et
l'islam est bien au-dessus des turpitudes antidémocratiques de qui est supposé
à tort l’incarner. Il est encore temps de réinventer la politique; faisons-le
en Tunisie pour être une Nouvelle République et non cette caricature de
monarchie républicaine, une chose de politicaillerie, à laquelle tiennent nos
élites.
Publié sur Leaders