Le Boléro de Tunisie
Qui n'a jamais écouté le
Boléro de Ravel ne saurait comprendre ce que pareille musique, si elle avait
une quelconque onction sacrée, aurait eu comme grâce divine. Cela ne saurait
étonner quand on sait que ce rythme envoûtant, car accentué et ternaire, est
d'origine espagnole, soit à racine arabe. Or, aujourd'hui, en cette Tunisie qui
redécouvre son être à la faveur de son coup du peuple, un air divin commence à
se danser enchantant la vue et l'ouïe; c'est le Boléro de Tunisie.
Une musique du peuple
Il faut dire qu'au fin fond
du peuple de Tunisie, au creux de la conscience de ses humbles hères, à la base
de leur être, il est comme une onde initiale que la Révolution leur a permis de
s'appliquer à la retrouver. Dans les rêves intimes des Tunisiens, ce serait
pour en chevaucher la houle, tel un surfeur sur les vagues océanes, en
maîtriser les ondulations jusqu'à faire de l'eau, matrice de leurs humeurs, une
surface paisible, belle à voir, une sorte de microclimat à l'abri de toutes
intempéries. Alors, du rêve de marcher sur l'eau, le Tunisien fera réalité à
force de foi !
En attendant, le peuple,
ses élites y compris, danse le Boléro. Mais si le premier la danse à merveille,
les seconds, habitués à la danse du ventre, n'en donnent qu'une piètre représentation.
C'est que le Boléro, populaire comme politique,
est de même nature que l'illustre pièce de musique, les acteurs dansants
enivrés par l'objet de leur désir féroce, cet orgasme appelé pouvoir. Pouvoir
de vivre, pour le peuple; pouvoir de dominer, pour les politiques.
On sait que dans la version originale, Ravel avait posé
l'action dans une taverne andalouse où une gitane dansait s'appliquait à ensorceler
les hommes. Dans celle de Béjart, on est dans le cadre d'un ballet, un cercle
d'hommes ou de femmes entourant un homme ou une femme qui danse jusqu'à
l'épuisement sur la musique si rythmique au son des tambours, si mélodique à
l'air des flûtes et des bassons. Dans les deux cas, on a affaire au même
crescendo irrésistible finissant en explosion, un quasi-orgasme.
S'il en va de même
aujourd'hui en Tunisie qu'avec la géniale musique de Ravel, c'est que le
morceau de musique classique, envoûtant avec sa rythmique des roulements de
tambours, y rappelle les affres striant encore la mémoire d'une noire époque pas
encore oubliée après la fin de la dictature. Et dans la subtilité de la mélodie
des flûtes et bassons invitant aux rêves de paix et de sérénité, elle réussit à
en sublimer l'horreur dans la tête et le cœur des Tunisiennes et Tunisiens.
C'est donc un pareil
morceau d'éternité que le peuple de Tunisie cherche à monter en un ballet
géant, grandeur nature. Hélas, pour l'instant, la danse de ses politiciens
n'est rien comparable à la sienne, prétendant se vouloir populaire et nationale,
quand elle n'est que de la politique à l'antique ! Car le peuple rêve
d'horizons nouveaux, d'un Boléro inédit, une danse dans un temps indéterminé,
car infini, où le futur est encore plus riche que le passé, et en un espace
informe, car élargi, sans frontières, où le crescendo des émotions féroces dans
leurs puretés finit par exploser comme se fait orgasme le plaisir fou de
l'utopie finissant en concrète réalité.
Une musique politique
On sait bien le peuple
tunisien mélomane; mais de quelle musique politique s'agit-il ici ? C'est de la
démocratisation de la Tunisie qui n'est qu'une note de musique publique qui se
décline quasiment en danse lorsque l'air qui l'accompagne en magnifie le tempo
ternaire si accentué.
Cette composition quasiment
musicale, c'est celle du pouvoir populaire dont le rythme de vie est
aujourd'hui à la cadence du peuple, plus que jamais attaché à sa souveraineté
vraie, et non pas ainsi qu'on en se fait l'idée selon la pratique actuelle
dégénérée, mais une souveraineté ternaire. Cela veut dire que la pratique
politique unitaire que résument les élections a épuisé ses vertus, car elle ne
doit plus être verticale, entre des électeurs informes et un élu omnipotent,
mais désormais horizontale, entre un électeur maître et un élu servant. Cette
horizontalité ternaire suppose un contrat à assumer, le devoir d'en respecter
les obligations et le droit d'être démis dans le cas contraire et à tout
instant.
En effet, on ne peut plus
désormais se suffire des échéances électorales qui donnent le pouvoir au peuple
un jour pour le lui retirer le restant d'une période où le souverain véritable
n'a plus le moindre droit au chapitre, même s'il est censé être représenté,
gouverné par ses représentants. Cette imposture marchait du temps de l'illusion
du contrat social; mais elle n'a plus de sens en un temps où le contrat
s'efface devant le pacte sociétal.
On ne réalise pas assez que
notre époque postmoderne impose une communion émotionnelle, et celle-ci s'étend
à l'exercice du pouvoir en un monde où la coupure et flagrante entre les élus
et le peuple souverain. Cela implique que l'élu doive avoir à rendre compte de
son mandat en tout temps. Il ne peut plus prendre de blanc-seing afin d'agir en
petit dictateur, soigner ses intérêts et sa carrières, agissant au mieux en
star aux caprices saugrenus à n'en pas finir.
Qu'est-ce à dire sinon que
le scrutin inévitable en démocratie est appelé impérativement à être uninominal
pour que la relation entre l'électeur et son élu soit personnalisée,
personnelle même ! C'est qu'il est plus facile de demander des comptes à
quelqu'un qu'on connaît et de le rappeler à ses engagements. Et c'est ce qu'on
doit commencer par faire en prévoyant en plus dans la loi électorale
l'obligation pour l'élu d'avoir un contrat de mission à proposer à ses
électeurs afin d'être jugé et démis s'il viole ses obligations. À ceux qui
crieraient à la porte ouverte à l'instabilité, je rétorquerais qu'il n'en sera
rien, l'élu démis devant être aussitôt remplacé par un premier de deux suppléants
élus avec lui, lequel devrait de
même, s'il encourt le même sort, céder sa place au second suppléant. Ainsi, le
risque d'élections anticipées ne serait patent qu'après une triple succession
de violations d'engagements électoraux qui, de la sorte, ne devrait pas être
fréquente.
On doit aussi privilégier
les élections locales, municipales et régionales, aux élections nationales. Et,
si on a l'esprit bien révolutionnaire, on devrait oser faire élire les
représentants régionaux de l'État, les gouverneurs notamment, parmi les élus
régionaux. Enfin, si on veut relever véritablement de l'esprit du temps, on
pourrait étendre ce principe en faisant dépendre la représentation nationale de
la représentation régionale et locale, les élus de l'assemblée du peuple étant
issus du corps des élus régionaux et locaux, soit parmi eux soit par eux dans
ce qui serait une sorte de système à paliers à l'américaine. Ainsi, seul le
président de la République resterait élu directement par le peuple, ce qui
compenserait ses pouvoirs limités en renforçant sa représentativité.
Voilà, par un exemple
concret, en quoi pourrait consister l'innovation politique tunisienne outre une
pratique de la chose publique nouvelle, transfigurée, tenant compte des valeurs
islamiques d'honnêteté et de sincérité, bannissant la langue de bois et la ruse
que résume aujourd'hui la pratique de nos politiciens obnubilés par le pouvoir.
C'est cela le Boléro de
Tunisie, une merveilleuse musique politique postmoderne. A-t-on des politiciens
assez mélomanes pour incarner une telle virtuosité politique alternative, nous
donner un nouveau chef-d'œuvre de cet art qui est dans son esthétique et sa
mélodie, lorsqu'il s'élève au pinacle, quasiment musicologique ?
Écrit en 1928, le Boléro de Ravel est
toujours gagnant au hit-parade des morceaux classiques, paraît-il. Il en sera de
même demain du Boléro de Tunisie, de faux roulements de tambours, étrangement
militaires dans leur subtilité même, à l'image de l'âme tunisienne dont la douceur
apparence n'est qu'une farouche volonté indomptable à faire réalité de ce qui
semble relever de l'illusion.
Publié sur Leaders