14 janvier 2014 : le peuple
est le roi clandestin
On sait qu'au plus près de
l'étymologie, la révolution (revolvere)
est un retour à l'origine. Elle est donc
la révélation de ce qui est permanent, durable, originel. Pour le peuple, c'est
son génie, cette essence qui fait l'identité véritable du pays auquel il
appartient (l'un s'apparentant à l'autre, en fait) par-delà les vicissitudes du
temps, et surtout des hommes qui sont nécessairement imparfaits. Pour ceux des
hommes qui prétendent inscrire leur destinée dans celle de leur peuple et de
leur pays, c'est la révélation de leurs ressorts intimes, ce qui se cache
derrière la tactique et la stratégie.
L'homme sans qualité est roi
En révolution, le roi est
pour le moins nu, quand il ne passe pas de vie à trépas. On oublie souvent que
le vrai roi du temps postmoderne est invisible; car c'est la marque du temps,
sinon son empreinte majeure; et elle est exprimée par l'homme sans qualité,
l'enfant du peuple, le quidam de la rue, le tout-venant; bref, ces masses qui
font bouger l'histoire, et qui sont les révolutionnaires pour de vrai.
Nos célèbres contes des Mille et une Nuits, cette source éternelle
d'inspiration, représentative de la sagesse populaire orientale, ne sont pas
peu diserts sur la figure du monarque abandonnant tout pour revenir au milieu
de son peuple, y retrouver son âme perdue par le pouvoir.
Par ailleurs, c'est le propre des moments de crise, qui est
synonyme de jugement, de révéler aussi la vérité profonde des choses. On imagine
à quel point de véracité atteint la mise à nu des vérités en un moment comme
celui que nous vivons, réunissant tout à la fois les caractéristiques de la
révolution et de la crise tout en se situant à l'orée d'une époque nouvelle,
celle de la postmodernité.
Or, comme son étymologie le
précise, une époque est une parenthèse; et le propre d'une parenthèse est de se
fermer une fois ouverte. L'époque postmoderne venant de s'ouvrir, cela suppose
forcément que la parenthèse de l'époque moderne qui l'a précédée soit fermée.
C'est ce qu'on s'obstine à se refuser de faire en continuant à reproduire les
valeurs dépassées de cette modernité qui fut grandiose à plus d'un titre, mais
qui n'est plus de mise, n'étant désormais qu'une momie.
De plus, chaque époque a une
figure qui lui sert de modèle, de manière d’être dans la vie sociale ;
c'est ce que Durkheim appelle une « figure emblématique ». Jusqu'à
hier, c'était celle de l'adulte, ce fut la figure emblématique de l'époque
moderne : sérieux, moralisateur et même machiste. Aujourd'hui, en
postmodernité, c'est le jeune, effronté de préférence, adolescent à la
découverte des sens, jeune pas encore arrivé, pas encore établi, nomade et
souvent en révolte; bref, ce qu'on a appelé l'enfant éternel, un peu à l'image
paroxystique du « zoufri » de nos villes. Cet enfant éternel est repérable dans
les masses, ces tribus modernes qui recréent, même à l'excès, par la violence
aussi, les solidarités anciennes autour d'affections communautaires, des
communions électives.
L'altérité est reine
En postmodernité, on n'est
plus assigné à résidence comme avant, dans une identité unique et affichée;
aujourd'hui, on est souvent ailleurs qu'à l'endroit où l'on est censé être;
ainsi que l'avait déjà vu Rimbaud « Je est un autre ».
On vit plusieurs vies en une
seule, et dans cette profusion de vies, cette soif d'exister ici et maintenant
puise sa force dans une recherche effrénée des racines, un retour non pas au
passé, mais à ce qui fut premier, originel — ce qui est le vrai sens de l'archaïque.
Et ce moins pour se recroqueviller sur soi que pour se renforcer et aller vers
l'autre, le différent.
Certes, on a cru dépassé l'archaïque
avec la mythologie moderne progressiste, mais il revient; le progressisme vrai
n'étant qu'une progressivité qui va dans tous les sens. Le temps scientifique
n'est-il pas bien loin d'être une durée linéaire; plutôt une collection
d'instants, un temps cyclique, spiralesque, le cercle nietzschéen ou ce retour
du même, toujours renouvelé?
En cette journée célébrant
le troisième anniversaire de la Révolution tunisienne, il nous faut trouver une
nouvelle perspective pour scruter notre pays en pleine mutation postmoderne. Il
ne suffit plus de l'identifier à un projet éculé, n'y voir qu'une simple
identité unique et figée. Il importe d'y relever ses masques divers, ses
identifications multiples qui sont en train d'évoluer, dans une sorte de mise
au point photographique, vers un donné où l'apparence n'est plus tout juste
apparente, étant enracinée, un enracinement dynamique.
Pour paraphraser Nietzsche,
ce n’est pas en faisant « de la poussière et du bruit que l’on est le carrosse
de l’histoire »; c’est en se basant sur une pensée solide, dans le silence de
l’incubation du vrai chercheur, ou encore mieux au milieu de son peuple, que
l’on peut être à même d’entendre, en sa réalité, le bruit de fond de notre
pays.
Et le bruit de fond de la
Tunisie, la revendication première de ses masses, ces enfants éternels
turbulents, ce roi qui n'est plus si clandestin, cherchant tout simplement à
reprendre son pouvoir pour ramener la vie ayant déserté les palais du pays,
c'est une exigence de dignité. Et celle-ci est d'abord d'avoir les moyens de
vivre correctement et de mener une vie de libertés, une existence libre quitte
à être libertaire, ouverte sur le monde, cette altérité absolue dont la quête
trotte dans l'imaginaire populaire tunisien.
Vers une postdémocratie
Comme on sait, depuis
Gandhi, la différence entre la force et la violence, on ne peut ignorer,
aujourd'hui, celle entre le pouvoir institué, qui n'a plus l'aura d'antan, et
la puissance sociétale, désormais seul pouvoir instituant.
Or, la puissance populaire
impose une horizontalité du pouvoir, une diffraction des centres de décisions
et une participation populaire en lieu et place de la représentation classique
de la souveraineté.
La démocratie peut être
rénovée en Tunisie en passant de la démocratie représentative à une démocratie
participative, plus directe et moins formaliste. Cela impose des élections
municipales et locales bien avant des élections nationales, un système
électoral uninominal plutôt que de liste et une plus grande implication de la
société civile dans la marche du pays.
Elle implique aussi une plus
grande ouverture du peuple et du pays sur les réalités incontournables d'aire
géostratégique méditerranéenne appelée à devenir, tôt ou tard, un espace de
démocratie.
C'est de transfiguration du
politique qu'il s'agit, une refondation de la pratique politique pour une
postdémocratie à inventer en Tunisie et dans le monde.
Le peuple qui a été le
premier à faire la révolution 2.0, ce coup du peuple de nos temps postmodernes,
est bien capable de poser les jalons d'une démocratie qui ne soit plus la
légalité trouée d'illégalités dans laquelle la démocratie occidentale formelle
est tombée.
C'est le défi que doivent
relever les élites politiques en faisant, après le peuple tunisien, leur propre
révolution; et elle sera d'abord mentale.
Publié sur Leaders