2014 ou de la crise des valeurs à la valeur de la crise
L'année 2013 fut une année morose pour la démocratie naissante
dans notre pays. La pratique politicienne de la chose publique y a auguré d'une
année nouvelle encore plus triste, tellement la résolution majeure prise pour
saluer sa venue par nos politiques semble être l'expression théologique de la
délectation morose désignant ce plaisir éprouvé par celui qui se complaît dans
la tentation du péché.
C'est ce travers de croquer à belles dents la pomme du pouvoir,
user et abuser des branches du pommier jusqu'à le rabougrir sans se soucier de
son propriétaire, ses droits sur son bien, la jouissance de ses fruits et
l'intérêt légitime pour le devenir de l'arbre. Cela traduit bien la crise
morale qui taraude les élites du pays, autrement plus grave que la crise
économique et politique le secouant.
Une crise des valeurs
Ce n'est pas que notre pays qui est pris en un tel étau de la
politique à l'antique et des politiciens d'un autre temps; c'est tout l'univers
où les structures anciennes saturées de la vie publique continuent de mal
résister avant de finir par disparaître face à la mutation profonde en
mouvement. C'est dans une confusion pareille que disparaissent toujours les
paradigmes finis et naissent les
nouveaux. Et nous sommes bien en période de fin d'un monde aux valeurs ayant
perdu leur sève, de l'avènement d'un autre avec ses propres valeurs.
On a assez répété déjà que le monde a changé. Depuis une décennie au
moins, les prémices du changement en cours étaient évidentes. On est entré
réellement en une nouvelle ère avec le nouveau siècle dont l'épisode des Twin
towers n'a été que la tragique manifestation.
En ce monde en pleine mutation, on a ainsi vu l'ancien gendarme
délaisser tout idéal pour s'orienter au coup par coup. Prié de définir la
politique étrangère des États-Unis à la veille des élections américaines de
2012, Tom Donilon, conseiller du président Barack Obama, a dit bien
raisonnablement : « On est pour ce qui marche ».
C'est modeste et surtout sincère. Et c'est révélateur de la
nécessité qui s'impose à tout le monde de naviguer à vue comme le ferait même
un marin au long cours quand il est pris dans le brouillard et la tempête.
En cet âge des foules, notre postmodernité des communions
émotionnelles, du tribalisme et des vagabondages initiatiques ne touchant plus
que la jeunesse, les anciens seigneurs du monde sont réduits à constater que le
vrai pouvoir, comme le vrai savoir, relève désormais de l'ordinaire. On n'a
plus affaire au magistère des sachants qui sont juste une docte ignorance, mais
à une connaissance ordinaire qu'impose une raison sensible, seule en mesure de
permettre d'aller au creux des apparences pour y dénicher la centralité
souterraine du nouveau vivre-ensemble de notre temps des tribus.
Plus que jamais, en 2O14, les forces d'avenir seront amenées à
agir en profondeur d'un courant de fond où d'autres forces redoutables et
antagoniques composeront aussi la lame de fond venant à la
surface.
Les augures politiques nous annoncent une période noire. D'aucuns
vont même jusqu'à prédire l'arrivée d'années comparables à celles qui ont vu le
nazisme se mettre en place en Allemagne de 1930 à 1936. Rappelons-le, ce fut à
la suite de la crise économique extrêmement grave que fut le krach de 1929.
Or, notre monde vit bien une grave crise économique et les forces
rétrogrades dans tous les pays cherchent à y imposer leur lecture essentialiste
d'un désir de plus en plus grand dans l'humanité à plus de spiritualité et au
rejet d'un matérialisme devenu sans âme et surtout égoïste. Si les uns le font
au nom d'une foi rétrograde, d'autres agissent de même, mais au nom d'un marché
transcendant toute valeur morale et sociale tandis que les moins moraux
n'hésitent pas à le faire au nom d'une mythique race pure.
Ce qui se passe en notre pays n'en est que la manifestation au
concret. L'année 2014 y marquera assurément un point culminant d'un passage à
une phase avancée de la modification de paradigme en cours.
Valeurs saturées et valeurs nouvelles
Le pire n'est donc pas à exclure en cette année nouvelle; mais le
pire est-il jamais inéluctable? Comme toute crise ayant toujours du bon, la
conjoncture menaçante nous met au pied du mur pour agir. C'est qu'on a toujours
le choix de faire le bon choix !
En 2014, nous aurons bien le choix. Ce sera soit de continuer à
raisonner selon nos concepts et vues éculés du monde, de la politique et de la
société; et ce sera à n'en point douter la catastrophe assurée. Soit d'accepter
de changer notre mentalité pour tenir compte des exigences du paradigme en
train de naître; on gardera alors toutes nos chances de nous en sortir, hâtant
même l'arrivée du monde nouveau qui naîtra alors sous de bien meilleurs auspices.
Nous sommes à la croisée des chemins. Et il urge d'arrêter de
diaboliser l'autre, y compris dans sa facette extrémiste, refuser de voir en
lui le miroir nous renvoyant notre propre extrémisme. Car le terrorisme le plus
hideux se nourrit en retour de notre incapacité ou l'absence de volonté de voir
les vrais ressorts de ce qu'on dénonce, étant quelque peu ses causes et ses
effets, les ferments de son terreau nauséabond. Le terrorisme, au vrai,
n'est-il pas une banalisation du dogmatisme, comme la dictature est une
banalisation du mal?
C'est notre confort intellectuel qui est ainsi remis en cause, ce
péché mignon qui nous rend coupables de dogmatisme, pensant détenir la vérité.
En cela, nous n'agissons pas autrement que les terroristes voulant imposer leur
vérité propre. Il est vrai qu'ils le font par la violence et le sang; mais
cette violence ne se nourrit-elle pas indirectement de la violence morale que
nous exerçons en lançant sur eux l'anathème des parias, tout comme ils le font
pour nous?
On navigue assez souvent entre altruisme et cruauté, humanisme et
haine d'autrui, et il nous faut choisir, faire la bonne option qu'imposent nos
valeurs et qui ne se fera pas — comme tout vrai choix — sans cette douleur
inhérente aux remises en cause du confort des habitudes. Pour l'essentiel, ce
choix consiste à conformer nos actes à nos valeurs.
Assurément, l'année nouvelle sera constellée de difficultés, de
périls graves; les astrologues prédisent même dans le ciel une guerre des
étoiles. Mais comme toute crise véritable, cela ne veut pas dire que l'espoir
manquera; loin de là, car c'est dans la difficulté que les hommes et femmes de
caractère se retrouvent, l'action étant à la fois impérative et porteuse. D'où
forcément l'évolution inévitable que la fin d'un paradigme et la naissance d'un
autre imposent, d'autant que la fin de l'un n'est que la manifestation de la
faim de l'autre.
Il nous faut donc arrêter de raisonner en termes de conflits de
traditions et de cultures; au pis, considérer nécessaire et utile le conflit,
bien plus comme une émulation et une complémentarité qu'une contradiction.
Il est temps si on veut éviter la catastrophe d'accepter de
prendre en compte l'importance de l'imaginaire qui gouverne nos actes. Notre
devoir est d'aller vers la paix, et cela commence par faire la paix d'abord en
nous-mêmes, puis ne plus avoir d'ennemis à combattre, mais à gagner à notre
cause. C'est à cette condition qu'ont aura une chance de faire de notre pire
ennemi un ami, ce qu'il doit devenir si l'on veut, à terme, vivre ensemble. Et
toute socialité paisible est à ce prix, que ne commencent à payer que les plus
sages.
Un terrain d'entente est toujours possible; il consiste à
honnêtement prendre en considération les marques de notre époque : un désir de
mouvement en toute liberté, une
faim de spiritualité et un besoin de solidarité. Or cela ne peut plus se vivre
dans un monde cloisonné par les égoïsmes nationaux, aux frontières cadenassées
ou dans des pays centralisés, formellement démocratiques avec le pouvoir réel
réservé à des privilégiés, les professionnels de la politique, plus soucieux de
leur carrière que du service du peuple. La démocratie actuelle n'est désormais
qu'une légalité de façade, bien trouée d'illégalités.
C'est ce à quoi on assiste en Tunisie à la veille du troisième
anniversaire de sa révolution postmoderne, et qui doit se forcer d'aller non
pas vers une démocratie classique vidée de tout sens, car formaliste, aux
couleurs d'une pensée occidentale où la notion de représentation n'a plus de
sens étant basée sur le contrat social devenu depuis longtemps léonin.
En cet âge des foules, c'est le pacte émotionnel qui doit fonder
une nouvelle démocratie qui ne pourrait être que populaire. Cela veut dire une
horizontalité de la décision et de l'action où le pouvoir n'est plus concentré
en un centre coupé des masses théoriquement souveraines à travers leurs
représentants, mais diffracté, décentralisé, situé au nouveau de chaque
collectivité locale. Ce seront ces collectivités qui incarneront la
souveraineté nationale au plus près de leurs titulaires moyennant des élus
locaux choisis nominalement et qui, au vu des réalités locales, proposeront à
des élus nationaux, issus de leurs rangs, de synthétiser les orientations
locales et régionales pour en faire une politique nationale intégrée. C'est
l'État qui ainsi se décentralise et la volonté populaire qui se centralise.
En ce que je qualifierais volontiers de postdémocratie, c'est
assurément la société civile qui aura le premier mot, les partis classiques
ayant échoué à représenter le peuple et ses exigences véritables. Aussi, contrairement
à ce qu'on serine inlassablement, la première urgence en Tunisie ne doit plus être
l'organisation d'élections législatives et présidentielles qui ne seront qu'un
nouveau hold-up du pouvoir du peuple, mais des élections locales, municipales
où le peuple sera appelé à choisir des gens qu'il connaît nominalement et qu'il
pourra toujours récuser pour faillite au contrat les liant à leurs électeurs. Et
c'est un nouveau système électoral qu'il nous faudra imaginer, bien plus proche
de la démocratie directe, supposant un engagement personnel et ferme sur un
programme précis, un contrat révocable. Nous en dirons plus infra.
La valeur de la crise
En 2014, l'an IV du coup du peuple tunisien, il nous faut donc
avoir le courage d'affronter les périls en étant en accord avec les valeurs
humanistes, toutes les valeurs de l'humanisme. Ce qui suppose qu'on cesse
d'exclure ceux qui ne cadrent pas avec notre définition de nos valeurs sans
céder d'un iota sur elles. Ce qui nécessite une grande force d'âme de croire
par exemple l'islam capable d'évoluer, d'être compatible aux valeurs de la
démocratie. Cet islam postmoderne est possible, je le qualifie d'i-slam.
Il s'agit de cet islam des Lumières ou spirituel que la démocratie
tunisienne est en mesure de favoriser, une spiritualité plus proche du message
authentique, loin de la littéralité du texte, inspirée plutôt par ses visées et
son esprit, ainsi que le soufisme en a donné la plus belle des illustrations. En
ce sens, nous prétendons et démontrons que c'est l'islam soufi qui est le
véritable salafisme, celui-ci n'étant que la résilience en islam de la
tradition judéo-chrétienne, l'islam étant bien issu d'une tradition sémitique
commune.
D'ailleurs, si aujourd'hui l'islam est vilipendé, c'est
inconsciemment et indirectement pour cette raison paradoxale que c'est une
telle tradition — désormais relativisée, sinon abandonnée par les siens — qui
s'exprime, y voyant encore l'ennemi implacable qu'il fut, tout au long de
l'histoire, pour la chrétienté. C'est aussi l'anticléricalisme chez certains
qui remonte à la surface, rejetant toute manifestation religieuse, voyant à
tort dans l'islam la perpétuation de ce qui était propre aux religions judaïque
et chrétienne. Et pourtant, l'islam se veut une correction de ces révélations !
Pour revenir à la crise, nous avons déjà précisé qu'en son sens
étymologique latin (crisis), elle est la manifestation la plus grave d'un
changement en cours; ainsi en va-t-il du moment le plus grave d'une maladie qui
est suivie irrémédiablement de la guérison ou de la fin, laquelle n'est en
somme qu'un nouveau départ.
Il faut noter toutefois que l'étymologie latine vient elle-même
d'une racine grecque où le terme krisis signifie surtout le choix, désignant
l'instant crucial où tout se décide. Ce sera le cas, en cette nouvelle année,
où nous aurons bien le choix de faire le bon ou le mauvais choix.
En Tunisie, il est urgent de redresser l'État, mais il ne faut le
faire qu'en redressant la souveraineté du peuple. Et cela passe par la
réinvention de la démocratie, cette postdémocratie qui sera véritablement
décentralisée moins représentative que participative; en somme une démocratie
directe et ouverte où le peuple investit enfin les allées d'un pouvoir devenu
de proximité.
La rengaine d'élections au plus vite n'arrange que ceux qui ont
verrouillé le système et squatté le pouvoir en espérant ainsi contrôler le
résultat d'élections qui seraient fictivement libres et transparentes.
N'oublions pas que malgré le taux d'abstention élevé lors des premières
élections libres qui n'ont pas manqué d'irrégularités et de bavures, on a eu
une assemblée qui s'est permis de se croire tout permis, usant et abusant d'une
légitimité étriquée.
C'est de démocratie participative qu'il nous faut en Tunisie, avec
la transposition à l'échelon régional et local des instances de décision en
impliquant les organisations de la société civile, seules associations
représentatives réellement de la volonté populaire, les partis classiques y ayant
échoué en devenant le véhicule des ambitions personnelles des politiciens. En
cette démocratie postmoderne, le centre ne doit plus avoir qu'un rôle
d'harmonisation en devenant une sorte de chef d'orchestre mettant en forme les
décisions sur les questions vitales initiées et prises localement.
Ce n'est pas parce que la Tunisie est dans une situation de plus
en plus dépendante de ses voisins et amis étrangers qu'elle doit renier
l'esprit de ce qui a fait sa révolution : une démocratie véritable aux couleurs
du pays, réelle et populaire et non formelle et élitaire.
Cela suppose la refondation de notre conception politique, ce qui
ne saurait se faire à l'échelle de notre petit pays. Aussi, c'est dans l'espace
méditerranéen que l'entreprise doit être engagée avec le concours actif de nos
voisins européens qui ne peuvent continuer à jouer aux prétendus spectateurs
alors que le sort de la démocratie en Tunisie ne saurait échapper à leurs
intérêts stratégiques. Aussi ne doivent-ils pas se limiter à vouloir faire du
pays un marché tout en se désintéressant de sa transformation en véritable État
de droit.
Or, aujourd'hui, aucun État démocratique ne saurait naître sans
être articulé à un système de démocratie avérée. On l'a vérifié pour les
anciennes dictatures en Europe et il est temps d'étendre cette conception au
bassin méditerranéen en un monde globalisé. Car il serait illusoire de
s'assurer l'imbrication paisible de la Tunisie dans le système économique
européen en le limitant au statut d'un marché, même si on veut nous tromper
avec le hochet du statut de partenaire avancé de l'Union qui ne veut rien dire
en termes de droits et de bénéfices du système démocratique européen.
C'est de ce système que la Tunisie doit faire partie pour devenir
véritablement une démocratie, sinon elle restera cette aire économique où les marchandises sont
mieux traitées que les humains. La vision prospective d'un espace de démocratie
méditerranéenne (et même francophone, pour commencer, si la France veut bien
tenir compte de l'éminent rôle de la Tunisie en cette sphère, histoire de
donner le là à ses partenaires européens réticents) est plus qu'une réflexion
de futurible ou de futurologie. Elle est celle d'une politique de l'immédiat, d'ici
et maintenant, si l'on peut d'une Méditerranée paisible, le lac de paix rêvé et
non le lieu de cet « holocauste moderne » dénoncé récemment par la maire de
Lampedusa. N'est-ce pas le devoir de l'Europe, en plus de sa vocation, ne
serait-ce que du fait de son prix Nobel ?
Publié sur Leaders