Appel aux constituants : Osez abolir la peine de mort !
L'Assemblée nationale constituante entame la dernière ligne droite
pour finaliser le projet de la constitution. Outre les questions sensibles
encore en suspens, relatives aux libertés en général : respect de la libre
conscience, accès à l'Internet, protection de la vie privée et de la
différence, il en est une à forte charge symbolique dont on n'ose parler bien à
tort. Pourtant, le faire, la consacrer enfin dans la constitution, c'est faire
sauter du même coup un blocage psychologique essentiel dans l'inconscient du
Tunisien, ce qui ouvrira la voie à une revitalisation de ses valeurs endormies en
matière de respect d'autrui dans sa différence. J'ai parlé de l'abolition de la
peine de mort.
Voici donc une énième adresse à tous les hommes et femmes
d'honneur en ce pays, une supplique faite au nom des valeurs éminentes de notre
religion tout autant que des principes de la démocratie qu'on veut bâtir en ce
pays : abolissez la peine de mort ! Il doit être bien clair que seul Dieu est
en mesure d'ôter la vie, le droit à vivre et à faire mourir relevant de son
exclusif pouvoir.
De quel droit l'homme se substitue-t-il à Dieu? Certes, la loi du
talion est prévue dans notre religion, mais elle l'a été pour tenir compte du
principe de la congruence des prescriptions islamiques avec leur temps. Or,
l'islam est pour tout temps, une religion aux valeurs éternelles; aussi a-t-il
aussitôt drastiquement limité les cas de mise à mort à trois bien précis tout
en exhortant au pardon de la plus solennelle façon, précisant que c'est la
meilleure façon de plaire à Dieu, le très clément et infiniment miséricordieux.
Or, insister sur la vertu du pardon en une époque marquée par les mœurs
guerrières, comme celle de l'émergence de l'islam, était déjà à mettre au
crédit de l'humanisme de notre religion que d'aucuns ne veulent plus voir, en
faisant une foi vindicative et belliqueuse, où la haine, la violence et
l'exclusion remplacent l'amour, l'absolution et la tolérance. Or, c'est loin
d'être l'islam authentique qui est une foi éminemment spirituelle, bien plus une
déclinaison altérée instrumentalisée par des politiques autoritaires.
Certes, l'islam magnifie le sens de la justice et estime que
chacun en a pour ses actes; qu'un crime odieux doit avoir une sanction
conséquente. Mais, on sait aujourd'hui que le plus odieux des crimes peut avoir
pour auteur le plus innocent des êtres, les erreurs judiciaires et les
manigances politiques ne manquant pas dans les mœurs des hommes quand la malice
et la mauvaise foi se substituent dans les cœurs à une conscience saine et
sereine, ainsi qu'y travaille notre si noble foi.
De plus, la mort n'a jamais été le pire des châtiments; la plus
dure des sanctions demeurant le remords, le regret. Aussi, commuer la peine de
mort du pire criminel en réclusion à vie, c'est maximiser les chances pour
qu'il arrive enfin à faire pénitence, assumer sa faute et travailler à la
réparer. N'est-ce pas la visée ultime de notre religion qui est, d'abord et
avant tout, l'appel aux valeurs morales les plus épurées, une vocation aux
mœurs élevées, généreuses et nobles?
Or, c'est ce qu'on pourrait faire en prévoyant de par la loi que
les couloirs de la mort se transforment, par exemple, en couloirs de la
spiritualité où l'éthique magnifiée par notre religion de l'amour, de la
tolérance et du pardon serait méditée et adoptée.
Aussi, j'appelle nos constituants à oser abolir la peine de mort
sans plus tarder; ainsi mettront-ils le doigt sur une cause majeure d'exclusion
d'autrui dans nos habitudes, bien qu'on s'évertue, par une amnésie coupable,
d'en minimiser la portée et les implications. En arriver à se forcer à
pardonner l'offense absolue subie, c'est administrer la preuve du plus haut
degré de tolérance et d'acceptation du différent tel qu'il est avec ses tares
et ses défauts. C'est aussi une marque de religiosité vraie, tenant compte de l'humanité
de notre religion, tout en nous autorisant à être enfin en mesure de faire
passer les visées de la loi religieuse et l'esprit du texte avant sa lettre et
au-delà de l'interprétation consacrée, mais désormais dépassée, du dogme ainsi
qu'elle nous a été léguée par nos ancêtres. Ceux-ci ont fait — et bien fait — l'effort
nécessaire et louable de comprendre leur religion selon leur époque et ses
contingences; il est temps qu'on fasse la même chose pour notre époque aussi
bien qu'eux, sinon mieux.
À ceux qui rétorqueraient que la question abolitionniste n'est ni
importante ni urgente au vu des problèmes dont souffre actuellement la Tunisie,
je rappellerais que c'est bien l'imaginaire et ce qu'il emporte de blocages
dans notre inconscient collectif qui est à la source de nos problèmes. Cet
imaginaire est obstrué par notre incapacité d'y apporter les solutions
qu'imposent les problèmes qu'on s'évertue à garder dans la chambre noire de nos
appréhensions, ce qu'on a toujours entretenu comme questions tues de nos peurs
et réticences. C'est que nous avons dans notre culture un trait de caractère qui
nous fait penser à tort qu'il suffit de ne pas parler d'un problème pour le
faire disparaître. Cela découle de cette constante anthropologique consistant à
nommer ou ne pas nommer pour faire exister ou disparaître quelqu'un ou quelque
chose. Or, c'est tout le contraire qu'il faut faire aujourd'hui; car ce n'est
pas l'absence de parole sur une question qui en éliminera les implications et
conséquences fâcheuses, tellement ravageuses sur notre morale et dans notre
comportement.
L'une de ces questions tabou qu'il est inévitable de se poser est
de savoir si l'on est capable d'oser enfin aller au-delà du texte de notre
religion et de l'interprétation qui en a été faite jusqu'ici pour tenir compte
de son esprit et ses visées et rouvrir l'effort d'interprétation que commande
et même impose notre foi rationaliste et universaliste.
C'est bien de cela qu'il s'agit avec la question de l'abolition de
la peine capitale. Elle contribuera à faire sauter le verrou que des
dogmatiques s'évertuent à maintenir sur l'esprit islamique libre, et même
libertaire, autorisant d'en finir avec cette fermeture dogmatique qui a scellé
tout effort en vue d'une nouvelle exégèse de notre si belle religion. Pareille fermeture
a d'ailleurs inauguré la décadence de la civilisation de l'islam et sa
florissante culture. C'est donc aussi pour une renaissance des sciences de
notre religion que nous agirons en commençant par la consécration de
l'abolition de la peine de mort dans notre pays en tant que nouvelle démocratie.
Pareil verrou enfin tiré, c'est tout un horizon qui se dégagera
devant nous, permettant de rénover la mentalité musulmane sclérosée et de
revivifier les racines de l'imaginaire islamique pour le meilleur de nos peuples
assoupis qu'il contribuera à faire se réveiller aux réalités de notre temps. On
pourra alors, non seulement rêver de démocratie, mais la mettre réellement en œuvre.
Mesdames et Messieurs les constituants, c'est bien de démocratie
qu'il s'agit avec la décision de l'abolition de la peine de mort. Osez démontrer
que vous êtes sincèrement démocrates, abolissez donc une peine antique,
défigurant l'humanité de notre religion ! Du même coup, vous ne ferez que
démontrer la sincérité de votre conviction en la démocratie. C'est que celle-ci
est d'abord et avant tout le droit à l'impertinence et l'erreur qui en découle,
tout autant que la consécration du pardon dans sa portée la plus étendue.
Mesdames et Messieurs les constituants, vous écrirez aujourd'hui
l'histoire en commençant par cette incontournable marque d'humanité, de
clémence et de miséricorde qu'est l'abolition d'une peine qui est la marque des
dictatures ayant toujours été l'une de leurs armes majeures. Faites en sorte
que la Tunisie inaugure sa nouvelle démocratie en continuant à faire modèle
dans le monde arabe et musulman, et ce bien en conformité avec l'esprit de sa
foi tout autant qu'avec ses traditions ancestrales de tolérance et d'humanité.
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