La leçon sfaxienne
Le haut fait sportif réalisé par le club sfaxien, conduit par le
sélectionneur de l'équipe nationale, emporte nombre d'enseignements au-delà du strict
plan sportif. Le sport n'est-il pas la drogue licite du peuple, souvent douce,
mais parfois dure, aux conséquences ravageuses?
Comme la politique est désormais la drogue de nos élites, tentons
ici une convergence entre les deux mondes. C'est qu'en ce moment de disette
politique, à la veille d'un événement majeur, les exploits sportifs pourraient
inspirer nos politiciens en vue du gain d'un autre match autrement plus
important, celui livré par l'équipe de Tunisie pour une destinée meilleure qui
soit digne de son peuple.
Le secret du succès sfaxien
Il fallait être à Sfax pour vivre l'engouement de la population
pour son équipe. Toute la ville était en état d'effervescence. La population a
vibré tous les jours, et particulièrement toute la journée d'hier, au diapason
des espérances soulevées par son équipe. Il fallait voir les bouchons monstres
sur les routes quelques heures avant le début du match.
Cette totale adhésion populaire à l'équipe n'a pas peu compté au
moment du match; elle a pesé de tout son poids dans la tête des joueurs qui,
malgré les distances, se savaient portés par toute leur ville. Ils l'étaient
même par tout un peuple, malgré la mauvaise foi de certains. N'est-ce pas là,
en dernière analyse, l'explication la plus plausible de la programmation du
derby tunisois à la même heure que cet événement national par excellence?
On ne doute plus scientifiquement aujourd'hui de l'impact de
l'imaginaire sur le comportement des humains, car nos actes sont déterminés par
notre inconscient. Or, dès le match aller, l'inconscient sfaxien était
programmé positif, l'imaginaire de la gagne ayant pris possession de toute
l'équipe, l'amenant même à faire le tour de la victoire à Sfax même.
D'aucuns ont raillé ce qu'ils qualifièrent d'arrogance ou
d'irréalisme, le strict rationalisme d'antan enseignant qu'un match n'est
jamais gagné d'avance, surtout pas avant la dernière minute. Nous l'avons
d'ailleurs vu avec le match du jour où le but libérateur est venu, mais bien
venu, in extremis et fatalement presque
C'est que malgré la tension extrême tout au long du match, on ne
pouvait douter de l'apothéose finale des Sfaxiens, tellement ils restaient sûrs
de leur fait, ne serait-ce que pour ne pas décevoir leur ville, tout un peuple.
Surtout qu'ils avaient osé fêter à l'avance leur triomphe, se conditionnant ainsi
qu'il le fallait pour la réussite finale. L'essentiel était déjà fait dans la
tête; il suffisait que le corps suive, ce qui est le plus facile. Et cela fut
fait par la meilleure partie de ce corps, une tête forcément pensante et qui ne
peut donc rater, au moment qu'il fallait, la mise du ballon dans les filets.
C'est bien à Sfax, à la fin du match aller, vaillamment gagné, que
les Sfaxiens ont mérité leur quatrième titre africain. Comme ils se savaient
portés par tout un peuple, celui de leur ville pour le moins, absolument
acquise à leur cause, ils ne pouvaient perdre.
Cela revient, en quelque sorte, à cette technique utilisée par
certaines tribus du temps passé, emmenant femmes et enfants à leurs batailles
pour se motiver encore plus et ne pas fléchir au moment où il ne faut pas, ce
moment où l'on se sacrifie volontiers pour ceux qu'on aime et qui nous aiment.
Tout est donc question de confiance, aussi bien en soi, que dans
celle qu'on attend en retour des siens. Tout est question de foi !
La foi et l'imaginaire contre le profit et la plus-value
Nous y sommes ! Dans la vie de tous les jours, tout est question
de foi, aujourd'hui comme avant, et bien plus qu'avant. En notre époque
postmoderne de retrouvailles avec les valeurs les plus traditionnelles, la foi
revient en force en un levier psychologique éminent.
Par exemple, c'est bien de foi que les économistes libéraux
parlent quand ils recherchent avec leurs techniques sophistiquées à booster la
consommation ou contrer la morosité des marchés.
Il est d'ailleurs bien connu, depuis Max Weber, que l'éthique
protestante a été à la base du capitalisme moderne. En Tunisie, les
accointances sont évidentes entre les islamistes au pouvoir et les libéraux —
nationaux et surtout internationaux — voulant réduire notre pays à un marché
soumis à la dure loi du profit. C'est pour cela que l'on ferme les yeux sur les
tentations irrésistibles de retour à l'autoritarisme, surtout en matière de
moralité publique, condition sine qua non pour que le système de la plus-value
et du profit réussisse chez nous à s'imposer à celui de la spiritualité.
Celle-ci doit être rigoriste, sinon elle ne saurait constituer le terreau
espéré pour le capitalisme qui serait forcément le plus sauvage eu égard à
l'état de délabrement économique et social de la Tunisie.
Or, si la mentalité du profit et l'esprit mercantile gagnent
assurément du terrain, ils sont loin de vider de leurs spécificités la
mentalité de la fatalité et l'esprit religieux du peuple tunisien. Qu'on ne
l'oublie pas, la religion populaire en Tunisie est une foi tolérante et
plurielle, rétive à tout dogmatisme, à tout embrigadement. En effet, c'est
l'islam institutionnel qui y devient liberticide, l'islam populaire étant
foncièrement libertaire et iconoclaste.
Depuis ses origines, l'islam a eu à évoluer entre deux lectures de
son dogme originel : celle des masses populaires et celle des institutions.
Ainsi a-t-on eu l'esprit religieux de la ville, Médine en premier, et celui de
la campagne, l'islam bédouin, vilipendé par le Coran, n'étant qu'une caricature
à l'excès de la foi telle qu'incarnée par le premier. Plus tard, avec la
dynastie omeyyade et le triomphe par la force du glaive de la royauté, c'est
l'esprit inauthentique de l'islam bédouin qui a pris le dessus, se muant en
islam institutionnel. Et l'esprit souple, contestataire de l'islam citadin de
Médine, seul conforme aux visées de la religion, est alors devenu minoritaire
et dissident.
Toutefois, la foi chez le peuple a gardé pour l'essentiel sa
pureté originelle et son fondement contestataire, l'islam étant venu comme une
révolution contre l'ordre établi, et cette révolution est censée être
permanente, de tout temps, eu égard à l'éternité de l'islam. Cela ne pouvait
bien évidemment arranger les intérêts du pouvoir institué, d'où
l'instrumentalisation de la religion devenant le fondement du gouvernement
arabe musulman. Aujourd'hui, l'islam rigoriste est la manifestation ultime du
combat de l'islam institué contre l'islam populaire qui est, au vrai, un islam
instituant.
Notons que par populaire, nous référons moins aux pratiques
parfois dévoyées de la spiritualité des peuples musulmans qu'à la simplicité
originelle des fondements premiers de notre religion, tel que le soufisme des
origines en a donné la meilleure des illustrations.
Or, cet islam des origines est dans la tradition de notre peuple;
et on en prend encore plus conscience dans les régions déshéritées, les plus
reculées de l'intérieur et du sud du pays. Sans conteste, il commande les
strates essentielles de l'imaginaire populaire. Aussi restera-t-il le meilleur
rempart de la Tunisie profonde contre toute dérive voulue par ses élites nanties,
religieuses ou laïques, vers un système occidental inadapté à notre pays, car
purement fondé sur le capital et ses caricatures mercantilistes. En cela, la
Tunisie éternelle a deux dangers qui la menacent, tous les deux produits du
dogmatisme, cette banalisation de l'autoritarisme : l'extrémisme religieux et
son pendant capitaliste.
Retrouvailles avec les valeurs de l'Orient éternel
Ces digressions politiques ne sont qu'en apparence éloignées du
sport, le sujet du jour. C'est que le monde politique est un grand terrain de
football où les équipes, grandes et petites, s'affrontent. Et on l'a vu avec la
coupe du monde, le sens est fatal dans l'investissement logique du foot mondial
par l'Afrique dont une équipe sera forcément un jour championne du monde. C'est
un tel sens de l'histoire que les élites — occidentales et tunisiennes
occidentalisées — doivent finir par comprendre.
Si déjà, en sport, les formations les plus performantes
s'attachent les services de tant de talents d'artistes africains, pourquoi il
n'en irait pas de même en politique? Pourquoi la Tunisie qui a véritablement la
possibilité d'inaugurer la transformation nécessaire de la pratique politique
n'y est-elle pas aidée sérieusement? Pourquoi se limiter à ne reconnaître
valides que les convictions économiques libérales de certaines de ses élites et
fermer les yeux sur ce qu'attend le peuple, ce qui constitue même une condition
sine qua non de la réussite de la transition démocratique en Tunisie?
Il est bien évident que celle-ci ne réussira jamais sans
articulation obligatoirement réelle et institutionnelle avec des structures
démocratiques avérées. Aussi, l'adhésion de la Tunisie au système politique
européen est une condition plus que nécessaire pour que son arrimage souhaité
au système économique de l'Occident soit juste, sérieux et durable. Au-delà de
la nécessité économique et politique, c'est une exigence d'éthique.
C'est aussi un symbole éminent de nature à influer sur
l'imaginaire du peuple en lui donnant une perspective sérieuse de nature à lui
permettre de retrouver la confiance en un Occident dont il n'ignore pas le rôle
de partenaire privilégié, mais dont il conteste le cynisme. Surtout si ce
dernier démontre enfin sa bonne foi dans la recherche de la paix dans le monde
en y agissant activement en Méditerranée par le biais d'une gestion finalement raisonnable
et raisonnée du dossier migratoire.
Il est inévitable qu'on ose un jour passer à la création d'un
espace de libre circulation entre les deux rives de la Méditerranée par le
biais du visa de circulation biométrique que je propose et qui est respectueux
des réquisits sécuritaires actuels. Le tout devant se faire dans le cadre d'un
espace méditerranéen entre les démocraties avérées et celles en cours de
construction.
Bien entendu, pour ce faire, il est encore des mentalités à
travailler au-delà de la Méditerranée, mais aussi et surtout en deçà. Car si
celles des peuples dans le monde le sont déjà en cet âge des foules, elles
restent la traîne chez les élites.
En Tunisie, notre peuple est en pleine effervescence démocratique
et il suffit que ses politiques aient confiance en lui pour qu'il la leur
rende. Et voilà créée l'union sacrée nécessaire pour sortir le pays de sa
situation de crise et de son sous-développement économique et politique.
La Tunisie est un creuset des valeurs orientales les plus nobles
dans un cadre idéal, étant l'espace le plus à l'Occident de l'Orient éternel. Comme
ce dernier a été à l'origine de la naissance de l'Occident moderne, cet
Occident oriental ou notre Occident d'Orient est appelé à jouer son propre rôle
dans l'éternel recommencement de l'histoire humaine en cette époque
postmoderne. C'est que le temps y revient; et quel temps, et surtout quel
retour, emportant un monde fini avec une faim irrépressible pour un nouveau
monde!
La santé politique du peuple tunisien
Finissons par un nouveau salut aux Sfaxiens à l'honneur
aujourd'hui en revenant sur ce qui a été, en leur cité si vivante et si
industrieuse, une illustration renouvelée de la santé politique de notre
peuple. Il s'agit de cette banalité des embouteillages monstres que connaissent
nos villes en pareil événement national et auxquels n'a pas échappé hier Sfax
avant le match. Mais peut-on encore parler de banalité quand on aura noté qu'il
n'y avait pas l'ombre d'un agent de police pour veiller au rétablissement de la
circulation? C'est justement à ce moment de la démission de l'autorité
instituée que l'on peut s'émerveiller des capacités de notre peuple, seule
autorité instituante, faut-il le rappeler, à résoudre ses problèmes en
s'autogérant!
À tous les carrefours congestionnés de Sfax, on voyait des jeunes
prendre le plus sérieusement du monde la responsabilité, quasi jubilatoire qui
plus est, de pallier l'absence des agents de l'ordre en s'appliquant à
décongestionner la circulation. D'aucuns avaient même l'inévitable sifflet, la
maestria et la patience pour gérer
des situations des plus inextricables où la bonne volonté des uns côtoyait
inévitablement l'égoïsme des autres. Et miracle ! cela marchait, car le fond de
l'âme du Sfaxien — et de tout Tunisien, en vérité — est bien sain ! Comment
expliquer cela sinon par la foi en un destin et la confiance en ses serviteurs?
Ce fut hier le cas à Sfax et cela pourra assurément être le cas pour
toute la Tunisie si son équipe politique retenait la leçon sfaxienne et
privilégier, en plus du travail sérieux au service du pays, l'entretien de la
confiance de son peuple.
Alors, Mesdames et Messieurs les politiciens, vous savez ce qui
est attendu de vous : un peu moins d'arrogance, de la sincérité et beaucoup de
réalisme. Le premier des réalismes étant bien cette humilité à regarder votre
peuple vivre ou survivre malgré la crise, en apprenant à le servir et non à
vous servir sur son dos. C'est ainsi que vous gagnerez sa confiance; et il vaut
bien que vous vous y mettiez enfin!
Et n'oubliez pas que le mental positivé et l'imaginaire servi par
les symboles forts — quitte à paraître relever de l'utopie — sont autant
d'armes encore plus efficaces que vos idéologies déconnectées des réalités.
Voyez à quel point l'effervescence sportive est porteuse des plus nobles
réalisations; or elle est la marque majeure de notre temps!
Vous n'êtes pas sans savoir à quel point le jeu et le sport nous
marquent; de fait, tout est jeu, la politique en étant la quintessence!
Seulement, si dans le sport pur, il est encore des règles qui s'imposent et
qu'on essaye de respecter et veiller à faire respecter, il en va rarement ainsi
en politique où c'est souvent la loi du plus fort et du plus rusé qu'on croit
nécessaire de faire triompher. Au mieux, tout devient alors question d'éthique
du plus fort, s'il n'est pas le plus fou, la capacité de nuisance du pouvoir
sur les neurones humains étant bien connue et prouvée journellement sous nos
yeux.
Afin de ne pas tomber dans l'angélisme, toutefois, il nous faut
bien évidemment nuancer notre propos sur le sport et son esprit en nous souvenant
des scandales qui éclatent de temps en temps malgré la loi de l'omerta des
puissances de l'argent. Cela montre bien à quel point même le sport est
gangrené par l'hégémonisme du profit.
Et nous y revenons ! C'est le profit et la plus-value qui sont la
marque emblématique de la civilisation occidentale. Il est bien établi que cela
a eu du bon, mais à quel prix! ce qu'on ne se permettra plus de nos jours. Il
est d'ailleurs établi que cela ne peut continuer comme avant même au nom des
lois du système économique occidental, la balance pertes et profits étant
désormais structurellement déficitaire.
La voie du salut, c'est la confiance à faire renaître, et c'est
une question de foi; pensons-y! Le terreau tunisien y est propice et la plante
y pousse, menue et fragile, mais bien vivante. Ne la tuons pas, elle nous fera
tous vivre un meilleur sort. Foi de charbonnier.
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