La Tunisie des Tontons flingueurs
On dit que la politique n'est pas du cinéma ? Comme les films,
elle peut avoir ses navets, ses séries B, mais aussi ses chefs-d'œuvre. Et les
films cultes sont parfois de gros succès populaires.
Un cinéma de la vie et de la politique
Ainsi fut le cinéma du metteur en scène Georges Lautner qui
vient de nous quitter ce vendredi. Comme tous les amateurs des films
rassembleurs que fut la soixante des siens, la Tunisie regrette le départ de ce
grand nom du septième art. La ministre française de la culture, à juste titre, saluant
sa mémoire, a dit que le public gardera de ses œuvres "le souvenir
qu'elles ont été traversées par le tourbillon de la vie, de la farce et du
rire".
Si on ajoute à ces trois caractéristiques le désespoir que
produisent la misère et le manque de confiance dans l'avenir, on retrouve
assurément ce qui résume au mieux la situation actuelle dans notre pays depuis
le tsunami de la Révolution.
Jamais, en effet, la Tunisie n'a manifesté autant d'appétit à la
vie, et à la volonté de vivre, au point de s'essayer à contrebalancer par le
rire salvateur sa désespérance de lendemains risquant sérieusement de
déchanter. Nous le voyons dans l'attitude populaire à l'égard de la farce
politique que les élites lui servent désormais à longueur de journée.
Comme Lautner, la Tunisie est atteinte d'une longue maladie; la
sienne est celle de l'autoritarisme et du dogmatisme. Et si l'artiste a réussi
à faire tourner les plus réputés des acteurs dans de grands films rassembleurs,
notre pays résiste aujourd'hui à ses propres maux dans l'attente d'une
politique qui soit populaire et rassembleuse, en se distrayant avec le spectacle
burlesque de ses politiciens. Un spectacle bien digne du cinéma du disparu.
Barbouzes et tontons flingueurs
C'est en 1963 que Georges Lautner a connu la consécration avec
Les Tontons flingueurs, comédie aux répliques incisives de Michel Audiard,
servie par une brochette d'acteurs talentueux tels Bernard Blier, Lino Ventura,
Francis Blanche et Jean Lefebvre.
Tout comme ce film, qui fête ces jours-ci l'anniversaire des 50
ans de sa sortie en salles, notre pays fêtera bientôt le troisième anniversaire
de son Coup du peuple dont l'hypothèse de réussite ou d'échec est suspendue aux
gestes et paroles de véritables tontons flingueurs accaparant le droit d'agir
au nom du peuple, de décider définitivement de son sort.
On dit que Lautner n'a jamais compris le miracle des Tontons,
considérant même que ce succès pouvait éclipser ses autres productions
ambitieuses. Car il avait une réelle science du cinéma populaire, servie par un
talent avéré de monteur privilégiant les gros plans serrés et le rythme
endiablé.
Le succès des Tontons ne l'a cependant pas empêché d'enchaîner
les succès d'audience, toujours avec la complicité au scénario de Michel
Audiard, grâce à des comédies et des polars de gangsters. Ce fut le cas, une
année après, en 1964, avec Les Barbouzes, puis Ne nous fâchons pas, en 1966, et
enfin La valise en 1973.
Certes, à partir des années 80, la veine a commencé à
s'essouffler, mais il aura quand même réalisé, en 1981, un dernier immense
succès commercial : Le professionnel, avec Jean-Paul Belmondo et un thème
musical ensorceleur signé Ennio Morricone qui a été énormément pour le succès
du film.
Répliques du cinéma en politique
Nous pouvons bien comparer le cinéma de Lautner à ce que nous
avons en Tunisie, l'actualité étant centrée sur quelques têtes d'affiche, de
véritables tontons flingueurs de la politique, et les événements s'y
précipitant à une vitesse V grâce aux barbouzes terroristes de toutes
obédiences.
Toutefois, pour être réellement populaire, il manque à la
politique tunisienne d'être, dans sa pratique, une politique compréhensive et,
dans le langage de ses élites, de trouver les thèmes rassembleurs, les
répliques frappées au coin du bon sens dont ne manque pourtant pas le premier
quidam venu en Tunisie. Les Guignols le rappellent ainsi tous les soirs.
Il n'empêche que notre peuple, en saluant aujourd'hui la mémoire
de cet artiste disparu, dont le dernier film réalisé en 1992 fut L'Inconnu dans
la maison, est dans une situation comparable à son cinéma, son avenir étant
fait de cet inconnu aujourd'hui aux commandes de l'État.
Aussi reste-il juste à ses actuels gouvernants, d'être de vrais
professionnels et de se rappeler que le succès est lié à un talent qu'il leur
faut inventer, en mesure de leur permettre, comme ce fut le cas chez Lautner,
d'aller au plus grand public. Et le cas échéant, un éventuel succès ne doit
jamais leur monter à la tête, ainsi que ce fut le cas chez le grand disparu.
Faut-il toutefois s'abstenir de prétendre réussir en prenant des vessies pour
des lanternes car, comme il est affirmé dans les Tontons "les cons, ça ose tout, c'est même à ça qu'on les
reconnaît."
Voici, d'ailleurs pour conclure et en hommage ultime à l'étoile
revenant parmi les astres du ciel, quelques répliques de son film culte.
Il va sans dire que nous pouvons les retrouver tels quels dans le
spectacle d'opéra-bouffe du politique actuellement offert chez nous nous, nous
offrant la conception des uns et des autres du métier politique. Il reste au
lecteur d'en identifier le locuteur :
— Sur le dialogue national : "Aujourd'hui, les diplomates
prendraient plutôt le pas sur les hommes d'action. L'époque serait aux tables
rondes et à la détente. Hein ? Qu'est-ce que t'en penses ?
— Sur la pratique
politique : "Mais moi les dingues, j'les soigne, j'm'en vais lui faire une
ordonnance, et une sévère, j’vais lui montrer qui c’est Raoul. Aux quatre coins
d'Paris qu'on va l’retrouver, éparpillé par petits bouts façon puzzle... Moi,
quand on m’en fait trop j'correctionne plus, j'dynamite, j'disperse, et
j'ventile."
— Sur l'opposant politique : "Y dors le gros con ? Bah y
dormira encore mieux quand il aura pris ça dans la gueule ! Il entendra chanter
les anges, le gugusse de Montauban. Je vais le renvoyer tout droit à la maison
mère... Au terminus des prétentieux."
— Sur l'exercice du pouvoir : "Touche pas au grisbi, salope
!"
— Sur la notion de démocratie : "Mais y connaît pas Raoul ce
mec ! Y va avoir un réveil pénible... J'ai voulu être diplomate à cause de vous
tous, éviter qu'le sang coule... Mais maintenant c'est fini... je vais le
travailler en férocité... le faire marcher à coups de latte... A ma pogne je
veux le voir... Et je vous promets qu'il demandera pardon !... Et au
garde-à-vous !"