Variations sur la crise en Tunisie
La Tunisie est en crise, qui le nierait? Mais sa vision est bien
plus sévère dans les têtes qu'elle ne l'est sur le plan de la réalité
économique. On le voit d'ailleurs avec l'agitation politicienne qui est bien la
preuve que la grave rupture d'équilibre dont on s'inquiète est moins dans les
grandeurs économiques que dans nos petitesses politiques.
La recette anti-crise de Jalloul Ayed
Une preuve en a été donnée par l'ancien ministre des Finances
Jalloul Ayed parlant dans le cadre de la conférence-débat organisée
mensuellement par l'Observatoire tunisien de la transition démocratique. Vendredi
dernier, elle avait pour thème : Economie de la Tunisie, état des lieux et
perspectives.
Notre expert y a estimé que l'économie du pays reste résistante et
dispose des atouts nécessaires pour sortir de la crise. Il a appelé à un
nouveau modèle de gouvernance avec le maintien de l'État en pièce maîtresse,
aussi bien en tant qu'employeur qu'investisseur, lui demandant de retrouver un
rôle moteur pour booster l'investissement, notamment marchand. Cela serait de
nature à apporter la solution espérée aux graves problèmes de notre économie qui restent le
chômage — des jeunes et notamment des diplômés — et le déséquilibre régional.
Il a insisté sur la nécessité d'encourager les investissements par
un partenariat innovant entre le privé et le public, la création d'un fonds
d'investissement dotant les entreprises tunisiennes d'un marché de fonds
propres et l'encouragement des petites, moyennes et très petites entreprises
qui représentent la quasi-totalité du tissu économique en Tunisie, employant
l'essentiel de la main-d'œuvre. Or, ces entreprises relèvent pour la plupart du
secteur informel, d'où l'urgence d'adapter le cadre juridique afin de
promouvoir des mesures d'incitation adéquates, notamment de microfinance et
microassurance, de nature à permettre la sortie au grand jour de ces
entreprises informelles.
S'agissant de la pression allant grandissant sur les finances
publiques, notre ancien ministre a conseillé d'encourager les exportations avec
une focalisation particulière sur celles à fort contenu technologique pour
passer enfin d'une économie de transformation à une économie de valeur ajoutée.
Grâce à de telles mesures, il a assuré que la Tunisie surmonterait ses
difficultés, même si les prévisions des indicateurs restent au rouge : déficit
budgétaire allant vers les 8% et devant les dépasser, déficit de la balance des
paiements probablement à 7%, taux d'inflation de 6,5 % et réserves de change
devant tomber encore loin des 102 jours d'importation actuellement.
La crise n'est qu'un changement de paradigme
Si le tableau de la crise économique ainsi brossé par l'ancien
ministre est sombre, il n'est nullement désespéré. C'est ce qui confirme que la
crise, pour être la phase difficile que tout le monde redoute, est aussi une
étape décisive dans l'évolution inévitable d'un état fini vers un autre en
gestation.
Cela se vérifie de manière assez spectaculaire dans le
comportement de nos politiciens, même si le processus est toujours en cours,
avec le passage d'un donné ancien saturé vers un nouveau paradigme
transfigurant la pratique politique. Parler de la crise dans notre pays n'amène
donc pas nécessairement à verser dans le catastrophisme; Monsieur Ayed nous en
a bien donné la preuve.
De fait, il nous faut voir la crise pour ce qu'elle est : le
témoignage de ce changement de paradigme impliquant l'émergence de nouvelles
valeurs et de nouvelles manières d'être au monde et en société. Aujourd'hui, la
crise ne se réduit plus à une simple équation monétaire, examinée et traitée
avec les seuls concepts rationnels de l'analyse économique. En sciences
sociales, elle est appréhendée en tant phénomène global, un événement certes
surprenant et imprévu, mais inévitable qui doit autant au changement des
relations entre les générations et les classes sociales, les pays et les
continents, le Nord et le Sud ou encore les cultures différentes mais
complémentaires, qu'à la simple équation monétaire à laquelle d'aucuns veulent
réduire la crise.
C'est ce que vit notre pays, et c'est ce dont doivent prendre
conscience nos élites pour surmonter la situation actuelle et faire de la crise
que traverse le pays un passage réussi vers l'état de démocratie avérée qui
trotte dans les têtes de tout Tunisien. Et l'atout maître pour ce faire reste
la confiance, et d'abord celle du peuple en ses élites et dans l'avenir de son
pays. Seule une telle confiance remettra le pays au travail; et tout le monde
s'y mettra alors avec entrain.
Or, aucune mesure économique ne saurait ramener la confiance dans
l'avenir et la santé au pays si les élites dirigeantes continuent dans le même
temps à tout faire pour saper le moral du peuple par des attitudes dogmatiques
en violation même de la nature profonde du Tunisien faite de quiétude et
d'attachement à la liberté et à son originalité.
Le cheminement actuel de la société tunisienne en postmodernité
est prometteur pour peu que l'on accepte la règle du jeu postmoderne consistant
à ne pas s'effaroucher de ce que cela implique comme écart d'une voie linéaire
et balisée et qui n'est qu'un itinéraire bis sur un même chemin vers un
mieux-être politique et social.
L'ouverture traditionnelle du pays et de son peuple est un atout
dans cette expérience; mais l'on doit avoir à l'esprit qu'il faut entendre ici
par ouverture le sens de présence au monde, de perpétuels commencements qui
n'excluent pas les recommencements, jamais les mêmes, toujours renouvelés, car
partant de points de départ différent. D'ailleurs, parfois, l'ouverture se
prend aussi dans le sens de transgression et de remise en cause d'un ordre,
pour un réordonnancement qui soit un autre ordre.
La crise comme le signe d'un renouveau
Si l'on arrive à faire l'effort de regarder au plus près ce qui se
vit dans le corps social, de l'infiniment remuant et hétérodoxe à l'infiniment
remué et orthodoxe, sans perdre de vue l'ensemble au-delà de son apparence de
solidité ou de dispersion, de sens ou de non-sens, on réussira le tour de force
d'une combinatoire entre l'exactitude des faits observés et la fécondité des
rêves et idéaux qui en tissent la trame et constituent l'imaginaire
sous-jacent.
Notre société, trop ankylosée par l'héritage de la dictature et
des institutions désincarnées, est en train de se renouveler, de se vivre, de
se mettre au monde dans la douleur et la violence certes, mais qui sont cette
violence et cette douleur fondatrices d'un nouvel ordre social dans une effervescence,
une ébullition sociétale grâce à la vitalité porteuse de nouvelles institutions
du corps populaire merveilleusement incarné par la société civile.
G. Simmel, une référence en sociologie moderne, a eu recours à
l'apologue du roi clandestin pour parler de ce qui fait l'essence d'une
réalité, ce trait majeur d'une ambiance, essence et trait invisibles, mais
desquels découle tout le reste, tout ce qui est visible et évident. Or, ce roi
clandestin en Tunisie révolutionnaire est son esprit d'ouverture au monde, aux
valeurs démocratiques universelles. Certes, en apparence, il est limité chez
certains à des valeurs consacrées, soit par la modernité occidentale, soit par
une modernité islamique par anticipation. Or, au fond, il ne s'agit que d'une
attitude première, de principe, qui exprime une posture de réaction bien plus
que définitive, une conception tactique plus que stratégique.
Car si les causes de pareille attitude disparaissent et qui sont
le sujet de ces valeurs, qu'elles soient traditionnelles ou occidentales, on
retrouverait la communion de tous aux valeurs d'ouverture et de tolérance qui
restent la marque de fabrique de la Tunisie éternelle. Tout est question du
style du discours tenu aux uns et aux autres, à sa nature. Tout dépend surtout
du degré d'empathie avec le peuple dans sa diversité qu'emporte ce discours. Il
n'est pas besoin de démontrer qu'un propos de haine suscite la haine et un
discours violent entraîne la violence; et ce n'est pas le discours du sage qui
sait parler à tous, y compris et surtout au plus fort. Or, il n'y a pas
toujours plus de folie dans la tête d'un fou que d'un supposé sain, ce dernier
osant même parfois au nom de sa supposée santé dire et faire ce qu'on
n'accepterait pas d'un dérangé. Et en cela les hommes politiques sont
inénarrables !
D'aucuns parmi nos élites, non seulement politiques, semblent
désormais nostalgiques d'un ordre révolu qu'ils ont la mauvaise foi de ne voir
aujourd'hui qu'à la surface, faisant mine d'ignorer ses turpitudes et ses
effets néfastes pour le plus grand nombre des enfants du peuple, notamment les
moins fortunés. Et ils croient justifier cette préférence pour une dictature
honnie par ses réalisations pour le pays en termes d'investissements en
infrastructures. Or, ils oublient ou font mine d'oublier que cela n'était que
la monnaie de singe dont l'ancien régime usait pour assurer sa durée et
occulter ses pratiques maffieuses. Car en Tunisie, pays structuré et
globalement bien administré depuis toujours, aucun gouvernement ne peut durer
s'il ne sacrifie — ne serait-ce qu'en apparence — à l'obligation de participer
à sa bonne gestion administrative. Quitte à ne faire que le minimum; quitte à
en profiter ce faisant pour se servir et servir ses intérêts.
En ces temps de "crise généralisée et profonde de la
modernité", il nous faut enfin "une politique de civilisation",
pour employer des expressions d'Edgar Morin. C'est ce que je nomme politique
compréhensive. Je peux paraître forcer le trait parfois, exagérer certaines
analyses, mais c'est à dessein, le tout participant d'une conviction que résume
bien le même Morin qui assure "que
des conceptions exagérées peuvent avoir leur efficacité de stimulation
et d'éveil".
Rappelons, pour terminer, que les mots, même quand ils n'ont pas
un sens, mais juste un son, sont de redoutables armes; comme un hymne qui
mobilise, une chanson qui ensorcelle, et dont on ne comprendrait pourtant pas
le sens. C'est que le "zéroïsme" de sens est bien une des
caractéristiques de la postmodernité où le signifiant paraît plus important que
le signifié du fait d'une plus grande indifférence dans les attitudes humaines
qu'un souci de différence. Et c'est le cas du mot crise !
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