Affaire Nater/Camus ou de la nécessité de l'esprit sportif en
politique
Nous venons de vivre, avec l'affaire Camus/Nater, une nouvelle
péripétie de l'état de délabrement avancé de notre État où le droit et la
politique ne font pas bon ménage et où l'opportunisme triomphe à tous les
coups.
Toutefois, si elle est symptomatique de ce dont souffre notre pays
et aussi rocambolesque qu'elle fut, cette affaire emporte dans le même temps
l'indication d'un antidote efficace pour nos maux récurrents,
L'argument d'opportunité
De quoi s'agit-il, en fait? Les services compétents en matière de naturalisation
ont fait leur travail de dire le droit en refusant la nationalité tunisienne à
des natifs d'un ressortissant tunisien pour défaut de séjour en Tunisie. Ceux,
hiérarchiquement supérieurs, de la présidence du gouvernement les ont aussitôt
désavoués se prononçant en termes d'opportunité. Or, celle-ci est bel et bien
un argument juridique pertinent quand le droit se désincarne, relevant du pur
juridisme.
En l'occurrence, l'intérêt politicien du pays — et on sait la
portée et les retombées que le sport peut avoir dans la sphère politique — a
commandé la volte-face des autorités tunisiennes; et elles ont eu raison !
Sans rentrer dans les détails, rappelons que c'est le droit du
sang qui a toujours prévalu en notre droit, l'enfant né de père tunisien étant
ipso facto tunisien. Or, il est pour le moins aberrant aujourd'hui de
conditionner d'une exigence supplémentaire liée au séjour sur le territoire
tunisien l'application de pareille automaticité pour la mère quand elle est
l'unique ascendant tunisien. Notre credo affiché en l'égalité absolue entre les
sexes commande que la filiation par la mère emporte les mêmes conséquences que
celle par le père.
De plus, et on ne le sait que trop, ce n'est point la naissance et
l'appartenance formelles qui décident du patriotisme, mais bien les actes et
les sentiments une fois la majorité atteinte. Combien d'étrangers de papiers
ont aimé et servi notre pays, et combien de nationaux, supposés patriotes, ont
desservi et desservent leur pays, se mettant même au service de ses ennemis?
En notre temps postmoderne de la citoyenneté mondiale, il est
aberrant de continuer à relever de pareils schémas antiques, d'autant plus que
notre univers évolue vers davantage d'intégration, ce qui suppose le maximum de
solidarité et le moins de nationalisme aveugle à la réalité des
interpénétrations nécessaires.
Une telle vérité s'impose à nous aussi bien en tant que Tunisiens
qu'Arabes et musulmans.
Tunisiens, nous avons l'obligation de nous conformer à ce que nous
commande notre intérêt dans nos rapports avec nos partenaires étrangers. En
effet, la présence d'une communauté tunisienne d'expatriés est de plus en plus
fournie à l'étranger et nous avons raison de demander pour elle des droits
équivalents à ceux des citoyens du pays de résidence. Or, il est malvenu de
notre part et bien illogique de refuser d'appliquer chez nous ce que nous
revendiquons activement pour les nôtres; même les considérations de pure
éthique (qu'on évoque à tout bout de champ désormais en notre pays) s'y
opposent.
Arabes, nous avons pour héritage culturel une ouverture avérée et
constante à l'altérité. Nous rappellerons juste ici que la définition
officielle de l'arabité (celle retenue par la Ligue des États arabes) est le
fait de parler arabe. Est-il besoin de gloser sur la pertinence juridique d'une
telle définition en nous interrogeant sur qui parle vraiment l'arabe de nos
jours?
Musulmans, nous croyons en une religion qui est le sceau des
révélations et qui est, à ce titre, le fait religieux universel par excellence.
C'est grâce à cet esprit d'universalisme que l'islam a su d'ailleurs fonder sa
brillante civilisation, privilégiant la conversion à la culture de l'islam avant
même l'affichage de l'observance de son culte. Quoi qu'en en dise ou qu'en en
fasse actuellement, l'esprit de l'islam authentique est fondamentalement œcuménique,
ouvert et tolérant, ne reniant aucune différence, n'excluant aucune conscience,
et ce qu'elle soit bonne ou non, la moins bonne étant toujours susceptible de
se transmuer vers l'excellence grâce justement aux valeurs spirituelles de
l'islam.
Du "eux OU nous" à "eux ET nous"
Aussi, si la décision finale dans l'affaire qui nous occupe est
bel et bien trempée dans l'opportunisme le plus flagrant, celui-là même qui
marque notre État, bien loin de celui du droit que laissait espérer la
Révolution, force est de dire qu'en l'occurrence c'est de l'opportunisme
bienvenu. Et ce pas uniquement pour les considérations intrinsèques à ladite
affaire, à savoir le poids que les deux joueurs pourraient avoir pour une
qualification espérée par tout le pays, toutes tendances confondues.
En effet, l'enjeu est bien plus grand, si seulement cette affaire
pouvait être utile à réveiller les consciences en léthargie pour la nécessité
du service de l'intérêt majeur de notre pays au-delà des considérations
restrictives de toutes sortes, qu'elles soient juridiques et se muant donc en
juridisme que politiques, versant allégrement en politicaillerie.
L'intérêt suprême du pays est de gagner la partie qui est en train
de se jouer et ce bien au-delà d'un simple terrain de football; il s'agit tout
simplement du sort de notre pays. La gageure est de taille : soit on évolue
vers la démocratie, l'État de droit et des libertés sans restrictions, soit on
ouvre la boîte de Pandore de la déflagration des intérêts partisans, sinon
tribaux, et d'une anachronique guerre de religion ne servant que des intérêts
étrangers à un pays foncièrement tolérant.
Comme pour les avancées majeures ayant marqué l'histoire des
hommes dans tous les domaines, il suffit parfois d'un fait anodin pour que la
conscience s'éveille, comme celui de la chute d'une pomme. Si seulement, à la
faveur de l'affaire Nater/Camus, l'esprit sportif pouvait être exporté en
politique, imposant à tous l'impératif catégorique de la réussite de
l'instauration d'une démocratie véritablement pluraliste, juste et apaisée
politiquement et religieusement !
Pourrait-on espérer que cette affaire soit comparable à l'épisode
de la pomme de Newton en étant la chute apparente d'une conception figée et
sclérosée de l'État et du droit vers une saisine organique évidente de nos
réalités, concrète et plus jamais désincarnée?
La Tunisie est en ce moment à la croisée des chemins, son heure de
vérité, chaque bord politique se réclamant de l'esprit d'une révolution qu'il
violente. Celle-ci commande que l'on passe au plus vite du belliqueux et
obsolète "eux OU nous" à un nécessaire "eux ET nous",
passage obligé vers une véritable démocratie qui est d'abord le respect des
exigences du vivre-ensemble pour tous avec nos spécificités et nos
différences.
C'est d'une plus grande congruence de la politique avec la
condition véritable du pays et de son peuple que l'on a le plus besoin en
Tunisie. Cela passe par une union sacrée vers l'objectif de la démocratie
pluraliste, ouverte sur le monde et tolérante, sans exclusion ni anathème, où
il fait vraiment bon vivre pour tout un chacun. Bref, c'est simplement la
revitalisation de ce qui n'est pas qu'un mythe ou une illusion : la douceur de
vivre ancestrale en Tunisie. Une douceur à démocratiser d'urgence comme un
match de football à gagner coûte que coûte; or, ce match-ci est à notre portée
!
Publié sur Leaders