Tocsin d'alarme aux Affaires étrangères
Aujourd'hui, de nouveau, il y a grève aux
Affaires étrangères. Mais si les diplomates y jouent en nombre désormais les
cassandres, prédisant les plus fâcheuses conséquences pour la politique
extérieure de notre pays, ils assurent n'avoir toujours pas la moindre chance
d'être entendus par un ministre devenu autiste.
Sur fond de malaise généralisé à tous les corps
exerçant en ce département de souveraineté, ce nouveau coup de tocsin sonnant
l'alarme est voulu par le syndicat des agents du ministère un ultime avertissement
avant l'inéluctable catastrophe qui se profile à l'horizon, notre diplomatie ne
pouvant tomber plus bas qu'elle ne l'est aujourd'hui.
Outre l'image ternie du pays à l'extérieur et
les intérêts négligés de nos compatriotes expatriés, les droits de bien des
agents diplomatiques dans l'Administration centrale sont bafoués, les
injustices et les discriminations s'y aggravant de bien criante façon. Ainsi, aux
arbitraires anciens hérités du régime de dictature et non encore réparés, se
sont ajoutés nombre de nouveaux abus bien surprenants pour un ministère se
réclamant de l'esprit de la Révolution.
On a assisté à la multiplication des cas de
favoritisme et de nominations de complaisance dans un département désormais géré
en propriété privée par le pouvoir en place. On y procède à coup de diktats
trempant à peine, pour tromper, dans un juridisme de façade et bien suspect,
taillé sur mesure pour le service d'intérêts politiques et partisans.
Si les abus passés, pourtant flagrants, n'ont
pas encore été tous levés, privant de leurs droits légitimes un certain nombre
de diplomates de carrière, d'autres s'y sont ajoutés. Des compétences avérées,
dont de vénérables commis de l'État, sont aujourd'hui tenues à l'écart juste pour
avoir dignement servi leur pays et son peuple sous la dictature ou au sortir de
la Révolution. Au vrai, leur seul tort est que les physionomistes de la troïka
ne les ont pas à la bonne, comme si l'État devait s'arrêter de fonctionner sans
les affidés de l'équipe au pouvoir, comme si le service de l'intérêt général
était l'apanage de celle-ci.
Et on n'arrête pas d'embrigader les services du
ministère et de contrôler ses rouages avec des nominations indues, plaçant à la
tête des représentations diplomatiques et consulaires des affidés avec la
claire mission de travailler le terrain en vue du maintien au pouvoir de ses
occupants actuels.
Que l'équipe aux commandes du pays cherche à s'y
maintenir n'est pas en soi antidémocratique; c'est de s'y adonner en violation
des valeurs et principes démocratiques qui l'est. Or, c'est le cas quand on
bafoue les droits à la différence, qu'on cherche à faire taire les voix dont le
son discordant, même mélodieux, ne convient pas au conformisme hiératique qu'on
veut imposer à tous et par la force.
Cela est d'autant plus affligeant que s'il est
un constat que tout un chacun pouvait faire de la Tunisie d'avant la
Révolution, c'était la santé de son administration publique. Certes, celle-ci
n'était pas épargnée par la corruption et les abus qui gangrenaient tout le
pays, mais elle était, dans certains de ses secteurs, la moins atteinte, sinon
la plus épargnée.
C'est qu'il y existait, malgré la dictature, des
espaces de droit ou de non-droit (si l'on se réfère à la légalité officielle)
où des consciences libres, des femmes et hommes de caractère osaient contester
à leur niveau le machiavélisme ambiant, contestant la médiocrité généralisée,
refusant de se résoudre à la banalisation du mal. Ils le faisaient au risque de
leur carrière, de leur vie même. Et en se prémunissant ainsi de l'injustice
légalisée, ils donnaient l'exemple du parfait commis de l'État, satisfaisant à
la fois leur conscience et préservant l'honneur d'un peuple qui ne méritait pas
ses dirigeants.
Ces justes, pour être minoritaires, une poignée,
n'avaient pas moins du mérite de contester ainsi, au sein même du système, son
essence et sa pratique. Comme ils ne le faisaient qu'à leur niveau, sans
chercher une renommée ou des retombées quelconques, sinon le risque permanent
de voir leur carrière chahutée, ils étaient tolérés par l'ancien régime dans sa
machiavélique vision de la nécessité de soupapes de sûreté afin que système qu'il
cadenassait soigneusement n'explosât pas.
Tel était le cas dans nombre de services de nos
administrations, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du pays. Parmi eux
figurait bien évidemment le service diplomatique dont la dignité était ainsi sauvée
par ces francs-tireurs, électrons libres de la Tunisie éternelle.
Bien évidemment, il y eut des sanctions et des
représailles, certains de ces héros de l'ombre payant cher leur abnégation à
incarner dignement et sans compromission, mais sans ostentation aucune, la
réputation du pays à leur niveau et dans leur comportement personnel. C'est
cela qui fit que l'on ne pût éteindre la flamme des valeurs ainsi entretenue en
pleine obscurité pour finir par préparer le terrain à la Révolution. Or, avec celle-ci
arrivèrent les militants de luxe, ceux qui ne s'opposaient à la dictature que
de l'extérieur, loin de l'antre de la bête, à l'abri des représailles, dans le
confort de l'exil.
Quand la Révolution eut lieu, on s'attendit à ce
que les obscurs militants de l'intérieur fussent honorés pour leur combat sans
bruit et même dédommagés, s'étant opposés à la dictature dans le silence et
l'humilité au péril de tout, payant cher leur attachement à la dignité. Il n'en
fut rien, leur effacement et leur désintérêt des vanités du monde — qui étaient
une preuve éclatante de leur sincérité — ayant été mis à profit par tous ceux
qui venaient se servir sur le dos du peuple et de ces authentiques militants de
l'intérieur.
C'est donc au nom de tous ces bâtisseurs de la
République nouvelle qu'est organisée aujourd'hui la grève de nos diplomates.
Dans le même temps, elle est un ultime cri d'alarme lancé contre une dérive antidémocratique
de plus en plus irrépressible dans notre pays. Que cela vienne d'un corps
habituellement féru de discrétion, porté par vocation à la réserve et la
retenue, dit bien à quel point la situation est explosive en ce ministère de
souveraineté. Cela permet aussi de juger de l'état d'extrême gravité dans les
ministères de moindre envergure.
Aussi, il est légitime de se demander jusqu'à
quand on doit continuer de tolérer que l'on contraigne ainsi notre diplomatie
d'exceller dans cette nouvelle virtuosité consistant à s'adonner au jeu de
cassandre. Jusqu'à quand empêcher nos diplomates d'entonner de nouveau l'hymne
qu'on arrivait d'entendre de la part de certains d'entre eux, même aux pires
moments d'un temps honni; ce chant puisant dans l'essence de notre peuple,
marquée d'une farouche et ancestrale volonté de la vie cultivant l'originalité
?
Il est bien temps que la diplomatie tunisienne retrouve
tous ses moyens et reprenne, loin des jeux politiciens et des calculs
partisans, sa mission de porter bien haut le génie de la Tunisie à l'étranger et
de s'y acquitter de son devoir de rendre aux Tunisiens expatriés le service de
qualité qu'ils sont en droit d'attendre d'elle.
Publié sur Leaders