En ce 23 octobre 2013, deux
ans déjà sont passés depuis le grand espoir suscité par l'événement majeur que
furent les élections de 2011, une première en Tunisie qui devait augurer d'une
nouvelle ère de démocratie sui generis.
Hélas, aujourd'hui, force
est de constater que la Tunisie est bien loin de pareil rêve ! De plus, elle a
perdu en deux ans nombre d'occasions précieuses pour faire de sa Révolution le
modèle souhaité, inaugurant des réalités originales, non seulement dans sa
région, mais aussi dans le monde entier.
En ce second anniversaire
des premières élections libres en Tunisie et alors qu'une course contre la
montre est engagée pour éviter l'irréparable,[1] il est utile
de faire le bilan de ces presque trois années écoulées depuis le Coup du peuple
tunisien, cette annonce inopinée d'un nouvel âge de la politique. En tout cas,
c'est ce qu'exige le peuple de ses élites.[2]
Une
révolution postmoderne
Commençons par réaffirmer
que malgré les doutes entretenus désormais par certains et les dénégations des
autres, il y a bien eu une Révolution en Tunisie. Toutefois, il s'agissait d'un
fait nouveau, une révolution 2.0, la première oeuvre spontanée des masses
postmodernes; et c'est ce que j'ai qualifié de Coup du peuple.[3]
Il s'agit de l'une des
manifestations concrètes de la gestation d'un nouveau paradigme, la nécessaire
transfiguration de la politique à l'antique encore en cours dans le monde et
caricaturée à l'extrême chez nous.[4]
En postmodernité, notre ère
actuelle, le pouvoir politique n'appartient plus aux élites, il est diffus dans
le peuple; c'est le temps du règne de la puissance sociétale qui n'est que le
retour à la véritable souveraineté ne siégeant que dans la rue, dans les
couches populaires. Aussi, en une époque qui est bel et bien l'âge des foules,
on ne peut plus faire la politique comme avant; et c'est pourquoi j'ai exhorté
à ce qu'elle soit enfin compréhensive.[5]
Du
contrat social au pacte émotionnel
La postmodernité, dont la
Tunisie est une illustration basique,[6]
impose le dépassement de la notion périmée du contrat social. C'est un pacte
émotionnel qui s'y substitue, une solidarité plus grande où les parties, toutes
égales réellement, communient dans l'émotion.[7] Ce n'est
plus le règne de la raison telle que définie par Descartes; c'est désormais une
raison sensible, où l'imaginaire est roi. Et c'est cet imaginaire qu'il nous
faut découvrir pour réussir à fonder véritablement la démocratie.[8]
On ne peut plus en douter,
l'État classique est aujourd'hui en crise. Or, qu'est-ce qui a fait la valeur
de sa conception classique sinon que le contrat dont il est à la fois
l'émanation et la consécration suppose l'égalité des parties contractantes et
la compensation du désistement à une partie de leur liberté, privative et non
assurée, par une plus grande liberté garantie et assurée pour le plus grand
nombre, sinon toutes les parties ? Cependant, l'État tel que nous le
connaissons est devenu une entité à part, déconnectée des intérêts de ceux
qu'il était censé servir, ne gérant que ses propres intérêts incarnés par une
minorité de privilégiés s'arrogeant le droit de l'incarner. C'est le Léviathan
dont l'ère actuelle des foules, cet âge des communions émotionnelles, ne peut
plus accepter ni s'en accommoder.
La postmodernité suppose
donc que l'État se transforme en collant plus aux exigences des masses qui ont
repris le pouvoir, la puissance sociétale instituante ayant supplanté désormais
le pouvoir institué quelle que soit sa forme. C'est ce qui explique le passage
de la notion de contrat à celle de pacte bien plus en prise avec les attentes
des foules seules détentrices de la légitimité. Celle-ci ne saurait être que
réelle, de nos jours, incarnée et de tout instant, quitte à être renouvelée
constamment par les instruments de ce qu'on appelle démocratie directe et
OpenGov.
Une ère
de démocratie directe
Au paradigme politique
nouveau en gestation, il nous faut trouver les mécanismes formels adaptés pour
renouveler une démocratie exsangue, vidée de son âme, devenue un cadre formel
sans sens, une structure idéale pour la légalité apparente trouée d'illégalités
multiples et récurrentes.
On ne peut plus de nos
jours, sauf à faire preuve d'angélisme ou de mauvaise foi, se contenter du
rendez-vous électoral comme unique et éminente incarnation de la légitimité
politique; en postmodernité, cette dernière ne recouvre plus nécessairement la
souveraineté populaire. Cela se pouvait et devait l'être avant notre ère de
communication à outrance où les distances se sont raccourcies au point que le
village planétaire d'hier est réduit désormais aux dimensions d'un immeuble.
Or, dans l'immeuble du
monde, on ne peut déléguer — et surtout pas indéfiniment — au syndic la mission
— nécessairement limitée et liée — d'être la seule représentation des habitants
qui sont, de plus, tous propriétaires. Outre le droit de le révoquer à tout
moment, ils gardent le droit de provoquer une réunion du syndic n'importe quand
s'il y va de l'intérêt de l'immeuble. Et tous les habitants sont à ce niveau
égaux d'une égalité absolue.
Comme la formule classique
du contrat social par lequel le peuple délègue sa souveraineté à des élus n'a
plus cours, le peuple reste souverain en permanence. Ses représentants doivent
s'adonner autrement à la politique; non seulement ils sont tenus de lui rendre compte
à tout moment, mais aussi de se soumettre à sa volonté et se démettre
d'eux-mêmes et dans les meilleures conditions avant d'être démis dans les plus
mauvaises circonstances.[9]
La légitimité seule qui
compte est donc celle du peuple, et elle doit être honorée en Tunisie, c'est
l'esprit même du Coup du peuple dont certaines parties de nos élites ne
tiennent pas compte. Ainsi, les politiciens qui sont au pouvoir depuis deux ans
se croient investis d'une légitimité toujours actuelle; or, elle n'est fondée
que sur leur attachement à commander et à préparer des élections devant y
assurer leur maintien, et ce en pratiquant la politique en art suprême de la
démagogie.[10]
Pourfendant l'Occident, ils
canonisent pourtant sa philosophie politique après avoir adoubé son modèle
économique; et ils font peu de cas des manifestations, évidentes pourtant, de
rejet grandissant — sinon unanime, du moins majoritaire — de la démocratie
formelle qui prétend incarner l'esprit de la Révolution tunisienne.
Ce faisant, ils oublient la
vraie nature de cette révolution qui est d'être d'abord et avant tout une
révolution du peuple, par le peuple et pour le peuple; ce qui se traduit par
une soif de démocratie réelle et non plus formelle. Or cela nécessite le
renouvellement des règles actuelles par les mécanismes de la démocratie directe
et la place centrale de la société civile et des opinions libres, notamment
dans les médias, outre les instances indépendantes du pouvoir, et surtout d'une
Administration devant demeurer neutre.[11]
Le gâchis
politique tunisien
Il n'en est rien dans les
faits et la scène politique actuelle relève du théâtre d'ombres chinoises sinon
de l'opéra-bouffe ou encore de la pantomime. En Tunisie, nos élites sont encore
hors du coup en refusant de tenir compte des exigences du Coup du peuple. Elles
se comportent comme une déclinaison contemporaine des habitants de la fameuse caverne,
donnant les ombres pour réalité, ne se doutant pas que le peuple est de plus en
plus hors de la grotte et est bien au fait de la réalité et des illusions.
Le parti majoritaire qui
n'a cessé de louvoyer dans ce qu'on a voulu comme étant la dernière chance pour
sauver notre pays entend faire de cette date du 23 octobre 2011 un piédestal
commode pour servir ses intérêts en premier, à savoir son maintien coûte que
coûte au pouvoir. Et il trouve dans ses partenaires qu'il a su satelliser le
soutien nécessaire pour cette tactique qui n'est pas seulement suicidaire pour lui,
étant meurtrière pour les plus larges masses de notre peuple.
La déception est surtout
grande de la part de nos prétendus partis de gauche qui n'ont servi que de
faire-valoir à un parti islamiste se laissant engluer par le désir de revanche
et la mégalomanie de ses adhérents les plus intégristes. Et le président de la
République, militant naguère pour les droits de l'Homme, est bien le symbole de
pareille faillite, puisqu'il n'a cessé de faire taire les valeurs de sa vie et
de son combat pour les libertés, encourageant la schizophrénie de son grand
allié islamiste.[12]
C'est de la sorte qu'on a
vite gâché une occasion en or pour qu'on arrive, dans un pays réputé pourtant
pour la douceur de ses mœurs et son islam paisible,[13] à dépasser
les amertumes et les blessures du passé afin de passer véritablement à la
démocratie qui suppose la maturité du pardon pour une nécessaire solidarité.[14]
Surtout, le parti de cheikh
Ghannouchi a apporté la preuve qu'il n'a pas changé et qu'il ne fait
qu'affecter une adhésion à l'esprit de la démocratie tout en maintenant son
essence prévalant du temps de la dictature.[15] Certes,
l'arrogance de départ, au lendemain des élections, s'est quelque peu estompée,
notamment avec la multiplication des bavures; mais il a toujours su manœuvrer à
merveille, grâce au soutien quasi aveugle de ses partenaires satellisés, comme
il savait le faire du temps de la clandestinité.
Le jeu
classique des Américains
Il est un encouragement
encore plus décisif qui a permis aux islamistes tunisiens de persister dans
leur non-sens démocratique : une langue de bois trempée dans la mauvaise foi
politique portée au niveau de l'art quand il se fait diablerie. Il s'agit de
celui de l'ami américain; or, on sait désormais le rôle décisif joué par notre
Oncle Sam dans la chute de la dictature.[16]
Mais pourquoi les
Américains ne lâchent-ils pas le parti Nahdha ? À un moment de la crise encore
en cours en Tunisie, le parti Nahdha lui-même a cru que l'allié américain,
celui sans lequel il ne peut objectivement durer en Tunisie, allait le lâcher.
Ce fut la peur; et ce furent les tractations.[17]
Aujourd'hui, le parti de
Cheikh Ghannouchi semble retrouver une certaine sérénité et il renoue avec son
art consommé de la jonglerie politicienne. Que s'est-il passé entre-temps ?
Tout simplement que les Américains ont cédé à leur péché mignon : la
prééminence du libéralisme économique.
Nahdha semble n'avoir pas
eu trop de difficultés à convaincre les amis américains qu'il était le meilleur
garant de l'arrimage de la Tunisie à l'attelage libéral. Son gouvernement l'a
prouvé et est prêt à le confirmer. Et l'argument massue qu'il aurait utilisé,
c'est qu'en face, la crédibilité des laïques est obérée par leur alliance, même
si elle n'était que tactique, avec des partis prônant la Révolution économique.
En la matière Ghannouchi ne
manquait pas d'arguments pour titiller la corde sensible des Américains. Ainsi
n'aurait-il pas manqué de parler de ses deux alliés de la troïka qui seraient
prêts à rempiler pour une nouvelle coalition en vue de rester au pouvoir et
continuer la même politique de proximité, sinon de dépendance, de l'Occident et
de ses institutions financières. Takattol est en effet économiquement libéral,
et le CPR a mis pas mal d'eau dans le whisky de son président d'honneur (quand
il lui arrive d'en trouver !). En effet, comme il n'a plus milité pour
l'abolition de la peine de mort, le militant Marzouki ne réclame plus à
tue-tête, comme il le faisait et aurait dû continuer de le faire, ni l'audit de
la dette ni le modèle économique opposé aux intérêts des financiers du monde.
Le tout par réalisme, ainsi qu'il le dit lui-même.
Alors, qui a trahi les
attentes du peuple ? Certainement pas seulement Nahdha qui, au final, n'a fait
que continuer à louvoyer en prétendant incarner un islam paisible, qui n'est
que moyen, par trop moyen même, et ce jusqu'à la caricature, aussi bien dans
son esprit que dans ses méthodes. Pourtant, l'islam est révolutionnaire ou il
n'est pas.[18]
Encore une fois, c'est
l'administration américaine qui a cédé au lobby néocons (pour néoconservateur
et non ce que d'aucuns auraient eu l'inélégance de croire à tort !) se souciant moins des valeurs
de la démocratie que de leurs propres intérêts économiques. Surtout qu'ils ne
sont pas loin de croire que les règles de la démocratie ne sont pas encore
valables pour les sous-développés !
De plus, et on le sait
depuis que Max Weber l'a si brillamment démontré, le capitalisme a une dette
énorme à l'égard de l'esprit religieux;[19] et plus il
est intégriste, plus il sert ses intérêts.[20] Que cela
desserve les attentes des peuples, l'esprit démocratique américain n'est pas à
sa première aberration récurrente.[21]
L'islam
politique peut réussir sans Nahdha
Mais ne nous y trompons pas
! Si les États-Unis réagissent selon leurs réflexes conditionnés, ils ne
restent pas moins particulièrement attentifs à tout ce qui pourrait constituer
une solution de rechange convenable et à moindres frais, une sorte de plan B.
Aussi, pour peu qu'une
autre forme d'islam politique voie le jour en Tunisie et qui ne soit pas
hostile aux fondamentaux américains — et tout d'abord, ceux de l'économie
libérale, comme de bien entendu —, alors Nahdha mesurera aussitôt le degré
d'indéfectibilité du soutien actuel américain, un soutien purement intéressé et
de circonstance.
C'est alors et alors
seulement que l'ami américain renouera avec ses valeurs fondamentales qu'il se
permet de violenter par un soi-disant réalisme suicidaire. Et c'est alors qu'il
sera en mesure sérieusement d'activer le fond avéré, même s'il reste occulté,
d'affection véritable que le peuple américain possède auprès du peuple
tunisien, et aussi maghrébin et arabe, contrairement aux apparences faisant du
monde arabe l'ennemi irréductible des Yankees.
Il est dans ce monde arabe
à son niveau populaire, seul reflet authentique de sa mentalité, comme un
disque dur sur lequel existe bien le logiciel de l'amitié avec les valeurs
américaines, mais qui est désactivé. Pourtant, il est bien des similitudes dans
les mentalités arabe et américaine !
D'autres pays que les USA,
dont surtout l'Arabie Saoudite, Qatar ou l'Algérie, sont aussi attentifs à ce
qui se passe de véritablement révolutionnaire en notre pays. Ils savent qu'un
paradigme nouveau y est en gestation et que la transfiguration du politique qui
y a cours ne sera pas sans retombées sur eux et leurs intérêts. Et ils restent
aux aguets, même si l'ombre reste toujours propice à l'action nécessaire .
Que les militants des valeurs
en Tunisie y fassent donc attention ! Et surtout, qu'ils croient à la réalité
de leur révolution en cours, ce Coup du peuple qui révolutionnera la pratique
politique dans le monde entier relevant encore du paradigme saturé à l'antique.
L'histoire s'écrit
aujourd'hui sur la terre de Carthage et c'est, en quelque sorte, la revanche de
cette cité contre Rome qui symbolise un Occident en déclin, sa crise supposée
économique n'étant qu'une crise de ses valeurs humanistes et de sa
spiritualité.
La version finale de
l'écriture en cours dépendra de la force de notre volonté à nous libérer d'un
imaginaire conditionné par les schémas éculés d'une Modernité défunte. Soyons
donc de notre temps et croyons à l'islam révolutionnaire, une pratique postmoderne
du politique, reprenant à l'Occident le meilleur de la démocratie pour la
bonifier du meilleur de l'islam, son humanisme œcuménique, rationaliste et
universaliste. L'islam authentique revient donc; et c'est l'i-slam postmoderne.[22]
Formes
élémentaires de l'i-slam postmoderne
Notre lecture authentique
de l'islam politique entend emmener le musulman loin du clapotis des causes
secondes, comme consignées par nos ancêtres dans une législation et une
jurisprudence dépassées, tout ce qui ne laisse plus entendre le bruit de fond
du pays, son âme et sa spiritualité, cet islam populaire contraire au clapotis
dont se satisfont nos élites politiques et religieuses avec leur islam institué.[23]
Ces élites restent
globalement éprises de leur docte ignorance quand elles ne sont pas imbues de
leur personne et du magistère du pouvoir, oubliant que le politique véritable —
surtout quand il est aussi religieux — est un homme ou une femme sans qualité,
car il (ou elle) sait pertinemment, ne serait-ce que du fait de ses valeurs islamiques,
le prix des choses sans prix que seul un peuple humble juge à leur juste mesure
grâce à sa foi tolérante dans son humanisme ancestral.[24]
Lors des mutations
d'envergure telle celle que nous avons la chance de vivre, étant en cours en
Tunisie, il est désormais nécessaire de saisir les formes élémentaires (ce que
le père de la sociologie moderne nommait les caractères essentiels) d'une
époque, ses empreintes indélébiles, immarcescibles.
Il ne s'agit plus de
l'éclair inaugural, que ce soit sous sa forme soufie bien connue chez nous ou
selon le satori du bouddhisme zen ou encore l'intuition de tout grand
intellectuel et scientifique; il ne s'agit que de la sagesse populaire de
l'impression première toujours la bonne, de cette sagesse si banale de la faculté
de comprendre donnée à qui peut comprendre, le "Qui potest Capire capiat"
des Latins ou "Al fhim Yfhem" des humbles de nos rues.
Ces formes peuvent être
résumées, en termes religieux, par le duo de la rationalité et de
l'universalité de l'islam commandant de privilégier l'esprit de l'islam sur sa
lettre à travers ses visées. En termes politiques, elles sont dans le retour
constant à la liberté, essence même de l'islam, ne reconnaissant que la
soumission des humains à Dieu.
Et une telle liberté ne peut
être uniquement formelle, une caricature de régime démocratique; elle est
d'abord et avant tout de tout instant, incarnée par tout un chacun à travers
les mécanismes de la démocratie directe et une société civile active en
permanence, prenant le pas sur une classe politique désormais déconsidérée.
La
politique trouble de Nahdha et ses satellites
Par sa volonté farouche de
rester aux commandes, Nahdha et ses satellites violent l'esprit et la lettre de
la légitimité démocratique dont ils se réclament. Contrairement à ce qu'on
croit, leur fascination par le pouvoir n'est pas seulement la conséquence des
persécutions passées ou des délices de commander. Elle est d'abord motivée par
une question de survie, le parti étant irrémédiablement menacé d'éclatement;
car son unité de façade n'est maintenue que par sa présence actuelle au pouvoir.
Et l'on sait qu'il est une loi sociologique toujours vérifiée stipulant qu'une
structure menacée de disparition viole allégrement ses fondements, se
permettant tout pour survivre. N'est-ce pas l'instinct de survie qui est bien
humain, trop humain, sinon quasiment animal ?
Mais où est passé le
fondement éthique du parti islamiste ? Où sont les valeurs de l'islam qu'il
prétend revivifier en Tunisie et dont il se réclame à tout bout de champ ? Ces
valeurs sont caricaturées, étant passées au moulinet intégriste.
Certes, l'intégrisme est
désormais cloué au pilori; mais l'un de ses représentants, le parti Ansar
Chriaa, était hier défendu, et il a été à l'origine des poursuites contre
Amina. Alors, s'il est aujourd'hui déclaré ennemi public, membre de la
nébuleuse terroriste menaçant le pays, l'est-il vraiment ainsi pour tous les sympathisants
du parti Nahdha, dont sa tendance radicale dominant ses instances ?
Ce qui est évident, c'est
que le parti majoritaire cherche à rester le plus longtemps au pouvoir, moyennant
une légitimité politique usée jusqu'à la corde. Continuant de chercher à
embrigader la société et à ferrer les administrations, y plaçant partout ses
militants, il caresse l'espoir de rééditer son score électoral.
On peut comprendre cette
forme classique d'attachement au pouvoir, elle ne choque pas nécessairement,
sauf quand elle ne respecte pas les principes essentiels du vivre-ensemble. Or
c'est le cas, puisque Nahdha et ses alliés ont cultivé l'exclusion et n'ont
rien fait pour éviter le retour à
la dictature.[25]
J'avais déjà proposé au
parti islamiste et à ses partenaires une façon possible pour se dédouaner en
restant encore au pouvoir jusqu'à l'adoption de la constitution, sans avoir à
procéder pour cela à des manœuvres dilatoires et immorales. Je les avais mis au
défi de prouver leur attachement effectif à la démocratie en procédant sans
tarder à mettre en place les institutions de la démocratie, en commençant par
lever tout l'arsenal juridique liberticide de la dictature déchue.[26]
S'agissant du parti
islamiste plus particulièrement, je l'avais invité à prouver sa profession de
foi démocratique en insérant dans la constitution l'abrogation de la peine de
mort, d'autant plus que j'ai démontré que d'un point de vue de pur islam,
c'était non seulement possible, mais nécessaire.[27]
L'honneur
des démocrates
En Tunisie, les nuages
n'ont jamais été aussi gros et menaçants dans le ciel politique du pays; et ce
n'est rien de moins que le retour d'une forme d'autoritarisme qu'ils annoncent,
un retour insidieux de la dictature.
Même l'improbable n'est
plus exclu : une entente entre les deux frères supposés ennemis que la magie du
pouvoir pourrait réunir, Nahdha et Nidé Tounes !
C'est bien plus que d'une
hypothèse saugrenue qu'il s'agit; c'est une perspective des plus sérieuses et
les tractations vont bon train en coulisse même si cela continue, comme de bien
entendu, à se passer de manière informelle.
La dictature étant la
banalisation du mal, et celui-ci prospérant dans la confusion des valeurs, il
est un impératif catégorique de s'y opposer qui s'impose aujourd'hui à tous les
politiques, et ceux qui se prétendent être des démocrates, et ce en célébrant et
en défendant les libertés, toutes les libertés, y compris et surtout celles
relatives aux mœurs.[28]
L'honneur des démocrates
étant d'empêcher pareille banalisation du mal, qui n'est qu'une nouvelle
benalisation du pays sous d'autres oripeaux, ils doivent exiger de déclarer
solennellement la caducité de tout l'ordre juridique actuel, les lois, décrets
et règlements contraires aux libertés publiques, hérités de l'ancien régime et
devant avoir été logiquement et ipso facto aboli avec l'abrogation de la Constitution.[29]
L'honneur des démocrates
véritables impose que toutes les poursuites engagées sur la base de cet ordre
juridique déchu et les affaires en cours attentatoires aux libertés soient
immédiatement suspendues et annulées de nullité absolue ![30]
Car tout est dans la
symbolique, et pareille abrogation attestera de la validité de la profession de
foi des ténors de la politique en Tunisie. S'agissant de Nahdha, l'acte
symbolique majeur pouvant constituer le véritable test de l'adhésion à la
démocratie est ce que j'ai déjà dit concernant l'abrogation de la peine de mort
dans le projet de constitution.
À ces mesures urgentes
s'ajoutent d'autres sur le plan international, notre sort étant lié à celui de
nos partenaires stratégiques; et je les indiquerai plus loin.
La force
faiblesse du peuple tunisien
À observer notre peuple
depuis si longtemps, j'ai identifié en lui une capacité bien particulière, à la
foi force et faiblesse, une force faiblesse en quelque sorte. Il s'agit d'une
adaptation hors pair à toute situation, la meilleure comme la pire; il suffit
que la situation s'installe dans la durée pour qu'il s'y laisse aller par une
sorte d'idiosyncrasie le portant à accepter l'inévitable, cette sorte de
fatalisme réaliste, une adaptabilité excessive.[31]
Au pire, le Tunisien est
cet homme caméléon, capable de toutes les transformations, physiques comme
psychologiques au contact d'autres personnes; pour certains, il leur suffit
même d'être en contact avec quelqu'un pour en épouser immédiatement les
opinions.
Au positif, cela doit aussi
fonctionner dans le sens des valeurs, mais moyennant une bonne dose de
confiance qui est perdue, hélas aujourd'hui, chez la plupart des Tunisiens !
Du fait de cette
adaptabilité outrancière, la dictature qui est supposée définitivement abolie
en Tunisie, peut avoir des chances sérieuses de revenir et s'installer, tirant
profit du laisser-aller en Tunisie à un désenchantement général à l'égard de la
Révolution et ses acquis en termes de libertés. Si l'on n'y prend garde donc en
agissant pour raviver la confiance dans les têtes, le pire est vite arrivé.
Si l'on ne cherche pas à
cultiver le meilleur en nous, y croire pour le faire advenir et surtout le
faire durer et y croire, le Tunisien pourra ne plus arriver à s'y adapter, son
talent d'adaptation nécessitant que la situation à laquelle il doit s'acclimater
soit inscrite dans la durée.
Il est nécessaire pour les
combattants des libertés et des droits de l'Homme en Tunisie d'avoir de la foi;
c'est elle qui permet d'agir pour les valeurs auxquels on croit, de réussir à
les imposer et d'arriver à les faire tenir un moment, ce laps de temps
nécessaire à la faculté d'adaptation du Tunisien de se déclencher. Alors, et
alors seulement, on peut considérer la bataille des libertés gagnée, et ce tant
que durera la foi en sa durabilité.
Pour que
nos politiques soient enfin dans le coup !
L'erreur à ne pas commettre
aujourd'hui en Tunisie est, d'une part, de douter de la faim de notre peuple
pour ses libertés et, d'autre part, de croire qu'elles commandant de verser
dans le libéralisme économique forcément outrancier au vu de l'état de
délabrement social du pays. Car si la fin de l'ancien régime est une faim
réelle de pratique politique nouvelle, elle est aussi une exigence de solidarité,
or, le libéralisme économique ne reconnaît que la primauté de la plus value. De
plus, ce système ne peut fonctionner utilement que dans une relative prospérité
économique, outre le cadre d'espaces sans entraves, aussi bien pour les
marchandises que pour les hommes. Et on en est bien loin !
Rien n'interdit, bien
évidemment, aux responsables tunisiens d'adhérer au modèle économique
occidental, mais à la condition de demander concomitamment l'adhésion de la
Tunisie au système politique démocratique qui y a cours.[32] Ce qui
suppose une transfiguration de la conception du politique, non seulement en
Tunisie, mais aussi dans le monde.[33]
C'est de cela qu'il s'agit
aujourd'hui en notre univers en crise et qui n'est que la saturation d'une
forme ancienne du politique imposant la nécessité d'une pratique nouvelle de la
politique, un paradigme issu d'une vision des réalités qui soit inventive tout
en étant plus humaniste et véritablement solidaire.[34]
Cela suppose le passage de
la conception désincarnée actuelle de la mondialisation à une vision incarnée
de notre univers dont l'altermondialisation a déjà brossé les contours et que
je qualifie par le néologisme de mondianité en contractant le monde et
l'humanité qui le fait, son esprit ou son âme, au fait.
En effet, sans le souci
pour le sort de l'humanité, le monde est comme un corps sans vie; or, il est
temps de réinsuffler la vie en ce monde déshumanisé du fait de ses dérives
matérialistes à outrance. Et notre pays est bien placé pour en donner le modèle
futur, à cheval entre un Occident triomphant, mais sur le déclin, et un Orient
qui fut moderne avant la lettre (c'est ce que je nomme sa rétromodernité) et
qui est de retour à travers les retrouvailles avec ses valeurs et sa riche
spiritualité.
Et c'est ce que nous impose
notre époque postmoderne, cette synergie entre l'archaïque et le technologique,
qui suppose la naissance d'une nouvelle épistémè pour l'intelligence des
affaires humaines. C'est aussi ce que commande notre religion, redécouverte enfin
sans le filtre de la Tradition, élaborée certes de main de maître par les
jurisconsultes d'un temps révolu, mais qui n'est plus adaptée aux exigences du
temps présent.
Pour terminer, disons le encore
en y insistant : qu'on le veuille ou non, qu'on y croie ou pas, en Tunisie, un
paradigme nouveau est en gestation; et il est temps d'en prendre compte et
d'entrevoir ses inéluctables conséquences. Ce paradigme sera forcément enraciné
dans la tradition, non pas telle que laissée par nos élites, mais celle des
masses dans leur vie quotidienne et leur perception actuelle de l'islam populaire.[35]
Il nous imposera
l'obligation de prendre conscience que l'on ne peut plus raisonner ni même agir
de nos jours sur un strict plan local et qu'il est impératif de se résoudre à
s'inscrire dans un plan régional, pour le moins, sinon mondial. Toutefois, cela
ne doit pas signifier la perte de toute attention à ce qui relève du local et
de la proximité humaine, et celle-ci est à multiples dimensions, aussi bien
culturelle, économique et politique que sociologique et psychologique. De fait,
il s'agit d'un équilibre instable impératif à trouver.
Cette proximité ouverte au
large est aussi, chez nous, une étendue implantée en un terroir; elle est ce
qu'on peut appeler un dynamisme enraciné ou un enracinement dynamique. Elle
suppose, au niveau politique, la refondation de la philosophie même de l'État,
le retour à l'État providence en passant de la notion classique vidée de tout
sens du contrat social à celle de pacte émotionnel.
Pour être dans le coup du
Coup du peuple, la politique en Tunisie et ses politiciens se doivent de
trouver la voie d’une nouvelle pratique de communions émotionnelles; et cela
passe aussi par l'action en vue de l'érection en Méditerranée d'un espace de
démocratie qui sera à terme l'espace de paix souhaitée du temps où l'on rêvait
du lac Méditerranée.[36]
Notes :
[1] Voir, entre autres, Alerte maximale : attentats en vue ! — Les raisons de la colère — Un diplomate à sa fenêtre
[21] Nous avons
ainsi rappelé, dans un article en arabe, que la politique américaine en Tunisie
n'a pas varié à ce niveau depuis le début : حفريات في التواجد الأمريكي بتونس
[27] Voir,
entre autres : Non, l’abolition de la peine de mort n’est pas incompatible avecl’islam !
[29] Apostrophe des trois Présidences : la Révolution tunisienne esten péril; votre devoir est de réagir vite et fort !— Pourquoi n'a-t-on pas encore une police républicaine ?— واثورتاه ! دعوة ملحة وعاجلة إلى إبطال جميع القوانين المخلة بكل حريات الشعب—
Pour un moratoire urgent de la législation
liberticide, redonnant confiance au
peuple
[31] Et cela m'a rappelé le personnage de Leonard
Zelig campé par Woody Allen au cinéma dans un de ses films les plus personnels.
Cf. Un modus non moriendi