Une vision insulaire de la crise en Tunisie
Kerkennah, lieu par excellence de l'âme tunisienne
Il est dans chaque pays un
endroit où se résume l'essence de l'être de sa population et se quintessencient
les éléments essentiels, évidents comme ignorés, de sa psychologie profonde.
En Tunisie, cet endroit se
situe au sud du pays, exactement aux îles Kerkennah, cet archipel rêveur,
adossé à la ville industrieuse de Sfax, encore assez proche de la nature malgré
les affres de la civilisation du béton avançant à grands pas.
Que ces îles comptent parmi
ses vaillants enfants le leader syndicaliste Farhat Hached et son émule Habib
Achour montre déjà sa fibre sociale revendicative comme trait éminent de la
dignité en Tunisie.
Ce n'est pas pour étonner, les
îles étant réputées aussi par le caractère et le comportement indépendant de leurs
femmes, les seules pratiquement en Tunisie à ne pas porter de fichu sur la tête
ni à se voiler, étant habituées depuis la nuit des temps à travailler dans les
champs lorsque les hommes allaient en mer pécher.
Ces femmes — pour une bonne
partie habitant la première île qui nous rencontre en débarquant sur l'archipel
— sont des descendantes de nobles citadines venues de Tunis, ayant été exilées
sur ces lointaines îles par les beys. En ce temps-là, ainsi punissait-on les
mœurs libres et libérées de celles amenées à enfreindre la loi morale et à se
laisser tenter par l'adultère.
D'autres — éparpillées dans
les villages du reste des deux grandes îles habitées — viennent d'outre-mer,
ayant pour ascendants de fiers guerriers espagnols ou de farouches corsaires d'horizons
divers, les premiers défendant la cause du Roi Catholique d'Espagne et les
autres, celle du calife musulman de la Sublime Porte; mais tous épris de
liberté et saisi par le vent du large et l'esprit d'aventure.
Doit-on à ce propos rappeler
que les habitants de toute la Tunisie sont venus de ce qui constitue le Liban
actuel ? Qu'ils sont donc des voyageurs dans l'âme ? Et qu'ils se sont mêlés
aux indigènes berbères, hommes libres qui ne se sont convertis à l'islam
qu'après moult remous ? De fait, ce ne fut qu'une fois qu'ils aient découvert
dans l'esprit arabe authentique une passion similaire à la leur pour les larges
espaces, célébrant un esprit libertaire dans un esprit de conquête permanente
d'espaces de libertés sans entraves.
Tout cela confirme que l'on
est bien, à Kerkennah, en un lieu faisant lien, où souffle le pur esprit
tunisien, cette tunisianité qui est d'abord une alliance entre une volonté
populaire merveilleusement chantée par le plus célèbre poète du pays et un
hédonisme certain. Celui-ci est une propension permanente à une volupté de
vivre dont les mœurs carthaginoises offraient déjà une belle illustration
décriée par les tenants de la pensée pudibonde de ce temps-là.
Les leçons politiques de l'autogestion îlienne
J'aime, quand je suis en
Tunisie, venir me ressourcer en ces îles, les miennes, où le surréalisme du
pays, exacerbé par la crise actuelle, est à son comble (cf. mon article ici : Surréaliste Tunisie !).
J'y arrive en temps de
cueillette des olives, au lendemain d'une vague d'attaques de moustiques que la
population a stoïquement supportée, luttant contre ce fléau récurrent avec les
moyens du bord du fait de l'impéritie des édiles municipaux. Ceux-ci continuent de se
contenter d'épandage des produits nécessaires dans les zones touristiques ou au
lieu de résidence de quelques personnalités, au grand dam des habitants.
Ce faisant, ils augmentent
le fossé qui se creuse de plus en plus dans tout le pays entre le peuple et ses
dirigeants. Et quand on voit les sacs plastiques des ordures ménagères
s'entassant sous les palmiers ou accrochés à leur pied, on ne peut que présumer
que la confiance ne reviendra pas de sitôt entre des élites déconnectées des
réalités de leur peuple, et celui-ci de plus en plus animé par la passion de
militantisme de la société civile.
Ainsi a-t-on vu, dans
certains villages, les insulaires prendre leur sort en mains et se charger de
la salubrité de leur lieu de vie, payant sans compter de leur temps et de leurs
maigres ressources pour un mieux-vivre qui est pourtant la première
justification de l'État et de sa mission en tant que service public.
Cela démontre que le peuple
en Tunisie est désormais prêt à l'autogestion de ses propres affaires et qu'il
exige de plus en plus que les élites locales soient issues d'un choix de
proximité, étant mises en place par les habitants eux-mêmes avec des contrats
moraux d'objectifs précis. Car les bonnes volontés ne manquent pas en Tunisie
et les plans d'action sont pléthoriques, alimentant la vie de tous les jours de
nos compatriotes.
À Kerkennah, les moustiques
sont toujours là, et les piqûres aussi; mais le plus dur est passé,
m'assure-t-on. Il en reste partout les restes calcinés de roues utilisées pour
chasser les vagues envahisseuses.
Tout en gardant une oreille
sur les échos grandguignolesques de la capitale en cet anniversaire du 23
octobre, j'ai participé à la cueillette traditionnelle des olives. Entre autres
faits remarqués, j'ai relevé cette sagesse populaire allant jusqu'aux infimes
détails, comme de ne pas hésiter à laisser quelques olives sur l'arbre ou par
terre en parts nécessaires aux volatiles et insectes.
C'est que tout doit se
partager chez le peuple de Kerkennah et les anges ont leur part comme les
humains. Pareille solidarité pourrait inspirer nos responsables obnubilés par
l'aide internationale et les prêts des organismes financiers, n'hésitant pas à y
sacrifier la nécessaire politique d'économie sociale solidaire dont le pays a
le impératif grand besoin.
Cette fibre sociale est
l'héritage des valeurs ancestrales de l'islam populaire, les îles restant
ancrées dans leur identité dont l'islam culturel est une dimension essentielle.
Je dis bien l'islam culturel; et on le voit bien dans la réaction quasi unanime
des habitants rejetant désormais le parti islamiste aux commandes du pays. Nombre
parmi eux avouent avoir voté pour le parti Nahdha lors de la première élection
libre, et ils n'hésitent plus à dire tout haut leur déception, étant révulsés
par la pratique et politique et morale de ce parti depuis son arrivée au
pouvoir.
Les enseignements de la mentalité kerkenienne
Une pareille volte-face
n'est pas pour étonner venant de ces îles qui, bien qu'attachées à la grande
métropole du sud qu'est Sfax, n'éprouvent pas moins le besoin et l'envie de
s'en distinguer et moralement et mentalement. Ainsi, Sfax est dogmatiquement attachée
à l'islam de Nahdha, alors que Kerkennah l'est librement, et donc avec un
continuel rappel à l'éthique. Et il s'agit d'une éthique esthétique, au sens à
la fois de sensibilité et de beauté, l'insulaire étant féru du beau geste qui
est la marque de toute âme noble.
Sfax est réputée pour le
sérieux de ses habitants; mais il s'agit de ce sérieux quasi ascétique, qui se
prive de tout, y compris du minimum nécessaire de volupté que doit procurer la
vie en supplément de l'âme. Tout aussi bosseur, le Kerkenien réussit
l'équilibre d'un travail honnête et de qualité avec la nécessaire joie de vivre
à laquelle prêtent ses terres enchanteresses, il est vrai.
Sur les îles, le vent
souffle tout le temps, au point qu'on parle de Kerkennah la venteuse. D'aucuns
y voient une communication permanente entre les esprits, vivants et morts;
c'est que la croyance aux esprits y est répandue, conformément à la tradition
islamique. Mais, dans l'islam populaire kerkenien, une touche mystique est
prééminente, que renforce le culte des saints et un soufisme proche de celui
des origines, au sens qu'il est moins une jonglerie qu'une éthique de la vie.
Manifestation éloquente de
cette vision morale des rapports humains : à Kerkennah persiste cette tradition
ancestrale islamique exigeant en impératif convivial que les gens se saluent
quand ils se croisent — et ce même s'ils ne se connaissent pas — et imposant à
celui qui roule de saluer le passant lequel doit à son tour le salut à celui
qui est assis. Certes, les mœurs commencent à s'altérer, comme dans tout le
pays; et une telle bonne habitude disparaît chez certains; mais c'est ainsi
qu'on distingue au final les vrais kerkeniens des étrangers de plus en plus de
passage sur les îles.
Naguère vaste champ de pieds
de vigne et de figues, de palmiers et d'oliviers s'étendant à perte de vue et
sans la moindre clôture, Kerkennah a beaucoup changé avec le béton gagne du
terrain ainsi que les clôtures qui poussent partout. On y a vu aussi se
multiplier les vols et les tentatives d'escroquerie avec l'apparition de
spécialistes dans l'acquisition sans titres des nombreuses terres dont les
propriétaires sont absents, sur le continent ou ailleurs.
Les plus anciens des îles ne
s'en étonnent pas avec leur sagesse ancestrale. N'est-ce pas ce qui se passe
dans tout le pays où des escrocs politiques font du pouvoir une aubaine pour
s'approprier un pays qui n'appartient qu'à son peuple ? N'est-ce pas le peuple seul
digne de diriger son pays dans le cadre d'une démocratie directe, ayant démontré
sa maturité politique et civique avec son fameux Coup ?
Certains parmi eux datent les
menées maffieuses sur leurs îles de la retentissante visite du dictateur déchu
avec sa camarilla peu avant sa chute. Il est parti, mais ses sbires sont
restés, disent-ils sans le moindre fatalisme, déterminés à défendre leurs
droits comme sait le faire le kerkenien : dignement et sans relâche.
Outre la droiture, la
vaillance et la force d'âme dans la lutte pour la justice et la justesse, à
kerkennah, la mentalité est à la tolérance et à la culture des sentiments les
meilleurs en l'homme. Ainsi, bien que l'ivrognerie gagne du terrain, ainsi que
c'est le cas dans tout le pays malgré une moralisation affectée tout autant
inutile qu'outrancière, les insulaires les plus pieux ne s'en offusquent pas.
Ils ne frappent d'aucun d'ostracisme les leurs du fait d'une conduite qu'ils ne
leur reprochent pas moins, mais indirectement et avec tact. Contrairement à ce
qu'on voit ailleurs, ils la considérant bien volontiers et tout au plus comme
un péché mignon.
C'est que l'enfant de ces
îles, du plus au moins humble (mais reste-t-il kerkenien dans l'âme, celui-là
?) a de naissance la sagesse de comprendre la nature humaine et de la prendre
comme elle est. De tout temps, il a appris à vivre avec la nature telle quelle,
finissant avec un esprit positiviste à force de volontarisme par la rendre
moins hostile. Ainsi, a-t-il pris l'habitude de vivre avec les scorpions et les
serpents qui ne manquent pas sur les îles. Il s'agit, pour les premiers, d'une
variété blanche, dont le venin est rarement mortel, contrairement à la variété
noire de Sfax. Et il en va de même pour les reptiles.
Cela remonte assurément à la
nuit des temps, mais ainsi ne cessait-il de domestiquer la vie en ses manifestations
les plus hostiles, finissant par la maîtriser, en atténuer la nocivité !
En termes d'ivrognerie, on a
vu nombre d'anciens adeptes de la dive bouteille finir par devenir les plus
assidus à la prière, sans que cela soit nullement l'effet d'un quelconque
endoctrinement, mais juste une évolution psychologique personnelle, libre de
tout harcèlement. Ainsi se vit la liberté à Kerkennah; et ainsi elle coexiste
avec la morale vraie !
C'est une telle de leçon de
fortitude mentale que donnent les patriotes de Kerkennah à leurs concitoyens;
et les politiciens actuels seraient bien inspirés d'y puiser la sagesse qui
leur manque. Ce ne serait pas seulement une marque de lucidité de leur part, car
c'est leur devoir en illustration évidente de la morale dont ils se réclament.
J'avais déjà dit que si les
îles kerkennah entraient en colère, c'était assurément un signe avant-coureur
de jours néfastes pour le pays (cf. mon article ici : Si les îles Kerkennah protestent...). Or, les Kerkeniens le sont et ils sont
déterminés à exiger enfin des responsables qui soient dignes de les
représenter, faute de quoi ils se saisiraient de leurs affaires et les
dirigeraient seuls. Ils ont et le talent et le savoir-faire pour y réussir,
comme ils le font dans leur vie de tous les jours. Et si pareil sentiment est
présent sur les îles Kerkennah, c'est qu'il est capillarisé dans tout le pays.
Notre peuple dans son
ensemble est bien plus intelligent que le personnel politique qui prétend gérer
ses intérêts depuis un temps. Qu'on en retienne la leçon et que les plus
honnêtes parmi les véritables patriotes dans la classe politique laissent la
place à qui saura les remplacer avantageusement. Ayant démérité dans leur
ministère, qu'ils s'effacent devant de nouvelles têtes, aujourd'hui anonymes, mais bien compétentes; les
masses populaires et la société civile en regorgent à profusion !
Qu'enfin le peuple s'attelle
à la gestion de ses intérêts comme il le fait à merveille, bien que de manière
informelle, dans sa vie quotidienne; la démocratie, la vraie — une démocratie
directe — n'aurait qu'à y gagner. C'est une exigence de la Révolution tunisienne
qui fut, avant tout, un Coup du peuple, signant la fin d'un temps révolu et une
faim pour un autre plein de promesses.
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