Au moment où les responsables politiques s'appliquent à chercher la meilleure recette en mesure d'assurer la poursuite de la transition vers la démocratie dans le pays, force est de constater que trop de boulets continuent à retarder cette évolution que tout patriote sincère souhaite pour la Tunisie. Outre l'esprit de revanche et le désir de vengeance qui l'emportent sur le principe sain d'une justice transitionnelle, il persiste dans les attitudes nombre de mauvais réflexes empêchant le juste apurement de situations de flagrante injustice sur l'autel de la sacro-sainte règle de l'ancien régime que l'Administration ne se trompe jamais.
Ainsi, pour ne prendre qu'un département que je connais parfaitement
pour y avoir appartenu avant d'en être injustement écarté — le ministère des
Affaires étrangères, des compétences avérées sont maintenues à l'écart et
empêchées de servir le pays au moment où il a le plus besoin de l'apport de
toutes ses valeurs. Et pour parler d'une situation qui ne m'est que trop familière, étant la mienne, je peux témoigner être l'un de ces
fonctionnaires, étant toujours dans l'attente de la satisfaction de ma requête
de réintégration déposée dès le lendemain de la Révolution en vue de lever une injustice
datant de l'ancien régime.
J'ai été, en effet, l'objet d'une radiation abusive du corps
diplomatique à la suite d'un détournement de procédure du fait de mon respect
sourcilleux de la légalité et de l'État de droit, n'ayant jamais failli dans le
service de la cause des valeurs ni surtout cédé aux turpitudes de
l'Administration ancienne, militant sans bruit dans l'antre même du diable,
mais avec efficacité tout en respectant les obligations administratives et de
réserve.
Cette voix libre, on continue à vouloir la faire taire,
l'Administration actuelle s'en tenant à un mythique argument d'abandon de poste
inventé de toutes pièces par les agents de l'Administration de la dictature
pour masquer une injustice avérée, et ce à la faveur de la pratique précitée a
l'apparence purement formelle dans laquelle elle excellait.
On ne peut qu'être étonné, aujourd'hui, quand on sait que la cause
de mon éviction du corps diplomatique eut lieu à une des périodes les plus
noires de la dictature en matière de respect des droits de l'Homme, un moment
où le régime éprouva le besoin d'une plume servile afin de le défendre et
reluire son image. Au service social de l'ambassade de Tunisie dont on me
confia la charge, on créa ainsi une unité chargée de répondre au courrier en la
matière. Or, si j'ai rempli mon devoir de fonctionnaire discipliné, j'ai rendu bien
plus qu'un simple travail routinier, servant la cause des droits de l'Homme conformément
à mes valeurs en étant au service bien compris du pays et non de son régime, militant
au nom des principes démocratiques au cœur même de l'Administration, dénonçant
subtilement mais réellement ses turpitudes.
Ma stratégie consistait à retourner sa propre arme contre le régime,
le prenant au mot quand il affirmait pompeusement une volonté de promotion des
droits de l'Homme; ainsi ai-je réussi à le contraindre à finir par reconnaître
l'existence de bavures avec l'engagement solennel de veiller à ce qu'elles ne
se reproduisent plus. Et bien
évidemment, cela ne plut point en haut lieu, et on finit par décider de ne plus
accepter un militantisme efficace quoique silencieux, faire taire ce son de
voix discordante en interrompant ma mission.
Ce fut à l'occasion d'un cas célèbre : une mort
atroce sous la torture dans les geôles de la dictature, jusqu'alors niée, mais
finalement admise par une lettre de l'Ambassadeur concoctée par mes soins. Elle
n'était pas la première, de nombreuses autres l'ayant précédée, réitérant
l'engagement formel du régime à ne plus tolérer les dérives; mais c'était en
des occasions bien plus banales dans la politique liberticide de l'ancien
régime, aux retombées moins médiatiques.
La sanction avait pour but de briser un homme libre, n'ayant jamais
plié aux diktats ni toléré les mœurs délétères de l'Administration, et encore
moins participé, au point d'avoir eu la réputation de se moquer d'elle; car on
n'osa jamais me reprocher quoi que ce fût quant à la qualité du travail administratif
et le total respect du devoir de réserve ou de discipline. Je fus même proposé
par mes chefs hiérarchiques au prix présidentiel de la Réforme administrative !
J'ai servi mon pays en servant un État de droit auquel je croyais sans
jamais céder à la moindre vanité d'une quelconque renommée; l'efficacité et
l'utilité de mon action me suffisaient amplement. Et si je m'étends aujourd'hui
sur mon cas, c'est parce qu'il est éloquent sur l'injustice de l'Administration
de la dictature, étant bien loin d'être le seul au ministère des Affaires
étrangères.
En effet, ma situation n'est qu'une
illustration de bien d'autres injustices qui durent, malgré l'intention
affichée par le gouvernement, se réclamant ostensiblement des principes de la
Révolution, de rendre justice à tous ceux qui la méritent. Or, l'Administration
telle que je l'ai connue — « un âge d'or », disent bien volontiers les
fonctionnaires aujourd'hui ! —, et comme j'en ai d'ailleurs témoigné ici même
et ailleurs,* regorge de talents et de serviteurs dévoués qui ne manquaient — et
ne manquent toujours — ni de cœur ni de patriotisme, nonobstant l'obligation de
silence dans laquelle ils se muraient et les dérapages qu'ils étaient amenés à
tolérer ou celer, ainsi que l'injustice endurée aujourd'hui. Car on s'ingénie
encore à les mettre l'écart, que ce soit à la suite d'une irrégularité
flagrante, comme dans mon cas, ou par acte de pure revanche politique.
Dois-je ajouter que la justesse des réclamations des victimes de ces
injustices qui durent ne fait pas l'ombre d'un doute; la mienne ayant été
validée par la Commission Amor de lutte contre la malversation et la corruption;
d'autres, par des décisions de justice restées sans effet ?
Qu'attend donc le ministre actuel des Affaires étrangères qui,
contrairement à son prédécesseur, a l'avantage de bien connaître son
département étant un diplomate de carrière, pour apporter la sérénité qui
manque aujourd'hui à notre diplomatie en plein malaise, secouée par des grèves
entretenant un dysfonctionnement inacceptable, car injustifié ? Que ne refait-il, par une sage décision, ce qu'un autre
ministre a défait abusivement, ruinant bien des carrières, dont la mienne ?
D'autant que les ayants droit — et c'est mon cas — ne demandent aucune
réparation, eu égard à la situation de la Tunisie, mais juste le droit
d'assumer le devoir de servir leur pays.
Ce pays est à un moment crucial de son histoire nécessitant de la
part de ses responsables le
courage d'être à la hauteur des défis majeurs qu'il se doit de relever pour accéder
enfin à la démocratie qu'il mérite amplement eu égard à sa richesse en talents
divers. Or, il ne les relèvera avec succès qu'en faisant appel à toutes les
compétences de ses enfants fidèles, ceux notamment privés injustement de leur
premier droit civique, celui de servir notre si chère Tunisie.
* Cf. :
— Quand l'immunisation de la Révolution sert à politiser une Administration attachée à sa neutralité, également sur Nawaat
— Diplomatie en grève, également sur Leaders
Publié sur Nawaat