Elle brûle, notre Tunisie, et pas seulement du fait de la canicule
! Notre jeunesse s'immole par le feu, à se demander si jamais il y a eu une
Révolution en ce pays. Et cela se passe désormais dans l'indifférence, comme si
c'était banal !
Un jeune d'à peine plus de vingt ans vient de s'offrir aux flammes
au cœur symbolique du pouvoir, à Carthage, en face d'un poste de gardiens de
l'ordre. C'était sa manière de protester; une protestation qui ressemble à
celle qui a fini par avoir raison de l'ordre de la dictature. Serait-on déjà
revenu en arrière ou est-ce un compte à rebours qui aurait commencé ?
L'histoire ne se refait-elle pas du côté d'une jeunesse qui de plus en plus
crie son désespoir, allant jusqu'à brûler pour être mieux vue faute d'être
entendue ?
Notre jeunesse qui « brûlait » déjà dans le silence des autorités, s'offrant
aux vagues de l'océan à la recherche d'une dignité introuvable en son pays,
brûle aujourd'hui sur le sol même de ce pays l'amenant à transformer ses rêves
et espoirs en combustible. Et c'est en torches vivantes que nos jeunes allument
le bûcher de nos vaniteux au pouvoir afin qu'ils daignent enfin prendre en
compte leurs malheurs.
Rien qu'en cette moitié d'année, ils étaient déjà une dizaine à le
faire, ce qui est trop, même si on avait déjà enregistré en la matière le
triste record de presque une centaine l'année de la Révolution, chiffre pas si
éloigné d'ailleurs de celui de l'année suivante, juste diminué du quart ou
presque.
Si la dernière immolation a eu lieu à Carthage et une autre en
plein centre de la capitale, ces scènes macabres touchent de fait toutes les
régions du pays, signant la coupure réelle entre le pouvoir légal et le pays
réel. Et pourtant on discourt sur la légitimité et on discute des moyens de la
défendre, la respecter ou la renouveler quand elle est déjà perdue dans les cœurs
des jeunes, ce cœur battant du peuple qui ne s'entend que dans la rue!
Nos jeunes ne se reconnaissent plus dans leurs représentants; ils
préfèrent mourir en mer ou par le feu, quand ce n'est pas sur les champs de
guerre, bien moins pour une cause que pour donner à leur vie un sens, une
raison à leur devenir, cette raison d'être pour un jeune que la plupart de nos
élites sont incapables de lui fournir. C'est parce que ces élites sont
nombrilistes, ayant déjà oublié devoir à ces jeunes leur pouvoir et leurs
privilèges, qu'elles sont incapables de compatir à leur détresse, leur apporter
la seule réponse en mesure d'interrompre cette spirale infernale qui les
emporte dans la fleur de l'âge, qui est celle de la dignité.
L'immolation par le feu est devenue une triste spécificité
tunisienne dans le monde arabe et même musulman, rares les jeunes islamiques
s'offrant vainement au feu. Aussi est-elle hautement significative du degré de
maturité de notre jeunesse qui a toujours la sagesse, même dans le désespoir le
plus noir, de s'offrir en holocauste personnel plutôt que d'y entraîner
d'innocentes victimes avec elle, même pas ses ennemis ou agresseurs.
Or, ce degré éminent d'adultisme doit faire réfléchir nos
responsables politiques bien trop occupés à leurs gamineries pour mesurer à sa
valeur juste ce que sèment pareils drames d'explosifs sur un terrain social,
économique et politique déjà par trop miné. Car le désespoir est une réserve de
bombes à retardement; et il est déjà à son comble !
Jusqu'à quand laissera-t-on donc les flammes de la désespérance
brûler nos jeunes, et qui n'est même pas éteinte par les vagues de la
Méditerranée, bien voraces aussi de leurs rêves, de leurs vies ? Jusqu'à quand
fera-t-on semblant de croire et de faire accroire que des mécanismes
démocratiques formels sont suffisants, et en tout cas pas avant longtemps, pour
satisfaire les besoins immédiats du peuple et ceux, légitimes, de sa jeunesse
?
Que celle-ci en vienne à s'adonner à un acte extrême, malgré la
réprobation unanime qui s'y attache de par une tradition bien intériorisée chez
elle, démontre à quel point les causes de ce geste ultime ont désormais le
caractère irrésistible et irrépressible de ceux qui font les moments
historiques dans les sociétés bloquées, jamais débloquées autrement.
Et la nôtre entretient avec un soin particulier ses blocages
multiples. Nous voilà déjà en la troisième année depuis la chute de la
dictature et nos gouvernants ne font que gérer — juste gérer — les mêmes problèmes socio-économiques graves qui
ont constitué la toile de fond de la Révolution en se payant le luxe de les aggraver de soucis métaphysiques. On en vient même, chez ces jeunes pourtant ses
acteurs, à en douter, encore et bien plus que certaines de nos élites qui n'y
ont jamais cru et qui ambitionnent de faire perdurer l'ordre ancien sous des
dehors à l'identique ou à peine ripolinés.
De là, il n'y a pas loin à voir ces flambeaux humains embraser
tout le pays pour rallumer celui d'une Révolution qui comme un volcan
connaîtrait sa réplique. Doit-on alors attendre le brasier comme si la Tunisie
n'était qu'un nouveau désert des Tartares ?
Pareillement au livre de Buzzati, il est une fuite vaine en
Tunisie, non pas du temps, mais de la politique; on y attend des lendemains qui
forcément déchanteront, car on cultive l'échec comme on le fait pour les
espoirs d'une gloire dont la mort finalement nous prive. Et si l'attaque des
Tartares est devenue mythique dans le roman, à force d'être attendue par les
uns, niée par les autres chez nous, elle est bien réelle et est sous nos yeux
déjà : c'est la mort de notre jeunesse. De fait, le véritable adversaire de nos
élites politiques, ce sont nos jeunes qui partent en ces flammes qui finiront
par emporter aussi les ambitions — pour le pays ou pour sa propre carrière — de
toute la classe politique.
Le message de notre jeunesse est pourtant bien clair : l'agitation
autour d'institutions fragiles, l'attente et les préparatifs d'une improbable
démocratie ne sont pour elle que macabre divertissement, une occupation de nos
rois d'un jour leur permettant d'oublier que le vrai roi est clandestin. Et
c'est le peuple qui a la puissance instituante, ce peuple dont les élus ont si
peur qu'ils le fuient, feignant d'en ignorer la terrible détresse
Que dire d'autre, en effet, des élites d'un pays supposé
révolutionnaire lorsque ses jeunes, quand ils ne brûlent et ne se brûlent pas,
se pendent ou se suicident autrement, y compris parmi les blessés de la
Révolution ? Que dire lorsque cette Révolution, se voulant modèle, s'offre
l'inégalable luxe d'avoir prisonniers d'opinion et réfugié politique ?
Mais s'agit-il vraiment de la part de nos jeunes d'actes
désespérés, d'un appel vers le néant ? N'y est-il pas plutôt question de
traversée, périlleuse et mortelle certes, mais absolument nécessaire vers une
autre rive ? Et bien évidemment, ce n'est pas nécessairement celle qui est
rarement atteinte par eux, le nord de la Méditerranée, ni même la rive de la
mort, plus fréquemment obtenue. Non, c'est plutôt le franchissement de la
détresse psychologique et sociale en un trajet entre la réalité d'un peuple et
son imaginaire, le concret vécu et l'utopie portée telle des illusions qui sont
pourtant le possible qu'on débusque au-delà de l'utopisme pour peu qu'on y
croie !
Par leur quête du martyre, nos disparus en mer, nos suicidaires
sur les chemins de Damas et d'ailleurs et nos torches vivantes illuminent la
voie à nos élites politiques, leur indiquant le trajet nécessaire qu'ils se
doivent de faire pour permettre au pays de rompre avec la culture de la mort
afin d'y cultiver enfin les sentiments et la vie. Il leur suffit d'écouter nos
chanteurs underground qu'ils préfèrent embastiller pour mesurer à quel point ce
qu'ils croient relever des
chimères est la réalité à venir, l'anomique d'aujourd'hui finissant
toujours en canonique demain, et même plus tôt qu'attendu au vu de
l'accélération vertigineuse du temps.
Aujourd'hui, la pure mythologie c'est de prétendre ériger une
démocratie en vase clos, avec des frontières cadenassées; on a vu ce qu'il
advînt de ce qui était pourtant un exemple prometteur : le Mali. Un espace de
démocratie méditerranéenne et/ou francophone est désormais une nécessité
absolue pour articuler les institutions naissantes à un système démocratique
avéré. Cela suppose, au préalable, l'ouverture des frontières face aux jeunes
dans le cadre de ce système de sécurité absolue que constitue le visa
biométrique, non point dans sa déclinaison actuelle qui viole la souveraineté
des États, mais plutôt en visa de circulation, ce qui ne change en rien sa
fonctionnalité tout en le rendant plus respectueux des normes du droit
international.
Il est tout autant inévitable pour nos politiciens que leurs
partenaires étrangers — les premiers pour revitaliser leur légitimité et les
seconds pour sécuriser leurs rives durablement, de recourir à pareille mesure
symbolique comme première manifestation à la fois spectaculaire et tangible de
nature à préserver la vie de nos jeunes et mieux tirer profit de la vitalité
débordante et l'énergie créatrice dont ils sont la réserve renouvelée,
aujourd'hui gaspillée ou alimentant les extrémismes les plus divers.
Ce serait du coup redonner espoir à cette jeunesse, non seulement
en son propre avenir mais aussi en ses élites qui démontreraient enfin leur
capacité d'être sensibles à sa détresse. Qu'on fasse donc montre d'imagination
! Qu'on ose enfin entrevoir de nouvelles voies d'action en usant de la seule
mesure qui soit immédiatement utile et rentable de part et d'autre de la
Méditerranée !
Sans cela, continuant à user des recettes politiques
antédiluviennes, on ne fera que tirer un trait sur l'avenir démocratique du
pays. Car, quand la jeunesse y choisit de mourir dans l'indifférence
généralisée, son élite, même porteuse des plus nobles ambitions, ne saurait que
finir par partager la même destinée. La seule différence est que cette dernière
est choisie par la jeunesse — courageuse même pour mourir —, alors qu'elle sera
subie par la seconde, poltronne même à choisir une mort qui n'est pourtant,
pour elle, que politique !
Publié sur Leaders