L'esprit de la Tunisie
aujourd'hui est baroque et postmoderne. Michel Maffesoli, le pape de la
postmodernité, assure lui-même que notre pays donne une illustration basique de
la marque majeure de notre époque. En adepte de la sociologie compréhensive et
de l'imaginaire, j'ajouterais même que la Tunisie est en train d'actualiser la
théorie postmoderne et de remonter aux sources de ses mythes fondateurs en une
mythodologie telle que magistralement théorisée par G. Durand.[1]
L'histoire s'y écrit et il importe aux Tunisiens d'être à sa hauteur. Quels
sont donc les traits caractéristiques de la postmodernité et qu'est-ce qu'ils
impliquent en notre pays, eu égard à ses spécificités, son devenir?
Qu'est-ce que la postmodernité : Schématisant à l'extrême en reprenant la belle expression de son
pape, disons que c'est la synergie de l'archaïque et de la technologie.
Qu'est-ce à dire sinon qu'il s'agit d'une revitalisation de valeurs oubliées,
méconnues ou reniées, celles de la tradition et des valeurs des pays du Sud,
notamment spirituelles. Elles sont de nouveau à l'honneur dans ce qu'elles ont
d'essentiel : l'esprit éminemment émotionnel, la culture des sentiments et le
réflexe d'apparentement et de solidarité organique.
Ce qu'implique l'esprit du temps : Le zeitgeist de notre époque, son essence ou
son esprit, implique de sortir du cartésianisme obtus devenu du pur scientisme
pour une pensée contradictorielle renouant avec la coïncidence des opposés des
anciens (coïcidentia oppositorum) à la faveur de la redécouverte de la
synchronicité des événements et du polythéisme des valeurs[2]
pour la fondation d'une socialité sui generis. Il ne s'agit rien de moins que
du renouveau de l’humanisme, une rupture épistémologique avec le passé; l'affect
y est bien plus prégnant que l'intellect, la rationalité y étant affectée de la
lettre (a) privative devenant a-rationalité, non pas tant irrationalité, mais
une rationalité autre. Désormais, on ne peut plus contester que toute raison,
quelle qu’elle soit, s’élabore toujours à partir du terreau fertile de
l’imaginaire.[3]
La Tunisie de son temps : La forme tigrée de la socialité, expression reprise par
Bachelard à Hugo, et qui implique ce que Lévi-Strauss appelle dualitude dans
les mythes, est une pluralité des croyances, comme on le voit en notre pays. Certes,
cela s'y décline encore sur le mode de la tension et de la violence, mais c'est
un état passager quoique spectaculaire, le passage obligé de pareilles
polarités autour de l'antagonisme premier à dépasser et qui le sera au final.
Il suffit de ne pas se focaliser sur la crise, qui est bien plus dans nos têtes
que dans les faits, ceux-ci continuant leur mutation pour passer d'un ordre
fini, car saturé, vers un ordre en gestation, une nouvelle épistémè. Pour cela,
il faut que l'architecture du pays, notamment l'œuvre des architectes sur le
terrain social, politique et religieux ne délaisse ni l'architectonique[4]
qui doit le fonder ni l’efficace de l’action du point de vue de la compétence
non seulement morale, mais aussi académique. Car cela est de nature à aboutir à
un nouvel humanisme anthropologique fondé sur le socle de l'imaginaire d'une âme
musulmane retrouvée en son essence spiritualiste.
L'islam de notre temps : La science de la Modernité ayant débouché sur une réduction
scientiste impliquant une conscience malheureuse et un désenchantement du monde
d'où la religion a été exclue, on assiste avec la postmodernité à un retour en
force du fait religieux partout sur la terre. Aussi, ce que nous enregistrons
pour l'islam ne lui est pas spécifique, il est le résultat du grand déchirement
constitutif de la crise de l'Occident. N'a-t-on pas parlé déjà de déclin à son
sujet ?[5]
Toutefois, malgré les apparences trompeuses, le retour à l'islam ne se fera pas
sous la forme dogmatique et intégriste au nom d'une lecture purement cultuelle.
Il est une polarité à y redécouvrir et qui est une force, à la fois potentielle
et dynamique, un humanisme transcendantal. Ce n'est, rien de moins, que le
passage du cultuel au culturel, d'un islam qui fut révolutionnaire et moderne
pour son temps (je le qualifie d'islam rétromoderne) à un islam toujours
révolutionnaire, et donc postmoderne (que je propose de qualifier d'i-slam).
Effervescence et afoulement : Il est une loi toujours vérifiée en sciences humaines consistant
à dire que les structures, tout comme les humains, finissent par s'user, et que
lorsqu'elles sont officielles et institutionnalisées, elles développent une
pathologie qui cherche à cacher une irrépressible tendance à devenir
monopolisantes et répressives. On y était à la veille du Coup du peuple qu'on a
appelé révolution du jasmin; et on y est encore, car la fin en cours du
paradigme saturé génère, pendant l'intervalle de l'émergence et de
l'installation du paradigme nouveau, un vide où tout est permis, surtout les
excès, y compris par la lutte acharnée des tenants à l'ordre ancien de ne pas
disparaître, une lutte à mort puisqu'on est en présence d'un moribond. Dans une
pareille confusion, il faut prendre garde à croire que le désordre est une
absence d'ordre, il en est même une multiplicité : des-ordres; tout comme le
déséquilibre apparent est à prendre au mode pluriel, étant cette multiplicité
d'équilibres : des-équilibres. C'est l'effervescence ou afoulement postmoderne.
Et c'est en cela que consiste la pensée contracictorielle précitée, marque de
la postmodernité. Dans cet apparent maelström où le pouvoir institué se perd,
c'est la puissance sociétale qui prend le dessus, c'est le peuple qui est roi,
ce roi habituellement clandestin[6] qui forme
l'ambiance d'une époque, son atmosphère réelle hors de toute réduction
qu'induit un fallacieux principe de réalité.
Une religion populaire : Or, la religion du peuple, la spiritualité populaire a des
racines orientales au sens large, où tout est question d'une imagination
créatrice dans la maîtrise du corps, comme le Livre des mutations — ce grand
classique chinois — nous l'apprend, ou comme l'ont vécu nos soufis. Le corps
des philosophies orientales, dont le Taoïsme ou le soufisme, est ainsi ce corps
humain et social avec toutes ses ressources connues et inconnues, conscientes
et inconscientes. Aussi est-il en résonance vibratoire avec le milieu social et
cosmique. Et c'est bien là le corps islamique tel qu'entrevu par nos soufis des
origines qui ont su établir une grammaire de l'imaginaire musulman en y
saisissant les forces opératoires des images intériorisées aboutissant à une
dynamique interne, une alchimie spirituelle de l'imaginaire comme force
créatrice, clé de la foi véritable.
Soufisme, le véritable salafisme : Cette clé soufie qu'on retrouve intacte dans
la sagesse populaire, l'imaginaire du peuple, a donné lieu à une visualisation
de l'islam où il y a bien plus qu'une simple vision, car elle implique que tous
les sens soient sollicités; c'est la clairvoyance tout simplement. Et c'est le
vrai salafisme livrant une lecture authentique et authentifiée de l'islam.
Ainsi en est-il, chez nos soufis, de cette notion de temps tout autre par
rapport à l'action sociale où la rationalité s'écrivait déjà avec un (a)
privatif, cette a-rationalité ci-dessus évoquée et que nous retrouvons chez
C.G. Jung sous le nom de synchronicité.[7] Cela nous
ramène aussi aux notions de conscience collective,[8] d'action
affective[9]
ou de relativité.[10]
Or, le tout est constitutif de l'imaginaire social ou sociétal postmoderne.
L'imaginaire social : Depuis Gilbert Durand, l'imaginaire social est devenu central
dans toute étude des sociétés; il est désormais le substrat de la vie mentale,
une dimension constitutive de l'humain. Le philosophe de Grenoble est en effet
considéré comme celui qui l'a réhabilité dans la pensée occidentale.[11]
Il a de la sorte révolutionné toute la tradition occidentale qui depuis la
scolastique médiévale avec Thomas d’Aquin, la physique moderne avec Galilée, le
rationalisme classique avec Descartes et l’empirisme factuel de David Hume ou
Isaac Newton ont exclu l’imaginaire du champ de la pensée, le confondant avec
le fantasme, le rêve, l’irrationnel ou le délire. Durand a démontré donc à quel
point le scientisme, le positivisme et l'historicisme ont dévalué la pensée
symbolique et le raisonnement par similitude, bien connus et pratiqués dans notre culture ancestrale. Cela a bien évidemment favorisé la domination
technique et matérielle de l’Occident, mais il a abouti à la stigmatisation des
autres cultures du monde comme étant primitives, archaïques et prélogiques.
Cet imaginaire, on a même
proposé de le qualifier, au sens large, d'imaginal[12] où s'allient
et ne se mésallient point le mythos et le logos à la manière des sciences
complexes de l'islam, au sens de la pensée complexe de Morin.[13]
De ce point de vue, l'islam apparaît, en notre Tunisie postmoderne, comme une œuvre
d'art, au sens de cet art comme "similitude de la création" dont
parle Paul Klee, supposant "derrière la pluralité des interprétations
possibles (que) la lumière de l'intellect misérablement s'estompe".
La crise, quelle crise ? Ainsi pourrait-on relativiser la notion de crise qui revient à
tout bout de champ dans la bouche de nos élites et qui en vivent. La notion de
crise est bel et bien un mythe, elle relève de l'incantation purement
idéologique, carrément religieuse. C'est le leitmotiv d'une soi-disant opinion
publique qui n'est que l'opinion publiée, qui ne représente en rien l'opinion
générale, populaire et qui n'est pas publiée, elle. C'est en celle-ci qu'on retrouve l'âme
d'une époque que les médias ne voient pas, obnubilés par l'écume des choses
bien que jouant, de nos jours, le même rôle que les mythes dans l'Antiquité et
les théodicées du Moyen Âge. La crise
relève donc bien plus des forums officiels, de la foire d'empoigne politique et
de la foi ostentatoire que
de l'imaginaire populaire.[14]
Nos oracles modernes, nous serinant à longueur de journée la rengaine de la crise,
ne font que jouer aux pythies et aux prêtres des temps anciens, nous débitant
leur propre vérité qui ne l'est que parce qu'ils l'affirment et y croient dur
comme fer dans cette docte ignorance leur faisant croire détenir l'infuse
science. Pendant ce temps, le peuple survit difficilement, mais il vit; et la
vie continue ! Il nous faut donc prendre conscience que cette logorrhée sur la
crise ne cherche pas à servir les intérêts du plus grand nombre, mais juste
celles de ces élites qui en parlent et qui en vivent.
Le fondement religieux du libéralisme : Or, ces intérêts, tels qu'aujourd'hui défendus,
se font au nom du libéralisme. Ainsi, par exemple, le parti islamiste au
pouvoir agissant pour l'instauration d'un modèle économique libéral en Tunisie
qui ne manquera pas d'être catastrophique pour le pays et ses couches les plus
pauvres. En cela, il ne fait rien d'autre que confirmer l'analyse de Weber
ayant démontré le fondement religieux du capitalisme.[15] Il est
significatif de rappeler ici qu'on a pu associer le lien existant dans
l'imaginaire européen entre la notion de dette et celui de faute, le terme
allemand étant le même pour les deux. Ainsi a-t-on pu dire que si la crise
économique épargne les pays de l'Europe du Nord, c'est bien du fait que la
crise y est assimilée au péché. En irait-il de même chez nous où la plupart des
fidèles du parti Nahdha appartiennent à la classe moyenne composée de
commerçants pour la plupart?
Tunisie nocturne et Tunisie diurne : On retrouve, en tout cas, l'analyse de Weber
avec les deux pôles de la damnation et du salut attachés à l'activité
économique dans la conception de nos analystes de la crise en Tunisie. Cela apparaît
clairement dans le fait qu'on présente, directement ou indirectement, la
situation difficile du pays comme étant le péché du peuple coupable de rejeter
le modèle économique des élites. Or, celles-ci ne font que mendier auprès des
partenaires occidentaux et des institutions financières internationales au lieu
de dénoncer la dette de l'ancien régime, réaliser un audit de la dette actuelle
et développer un modèle économique adapté aux besoins du pays et qui soit à
fibre sociale distributive. Un pareil schéma de développement permettrait de
dépasser l'actuelle dichotomie entre deux Tunisie, la libérale et la sociale, la
laïque et la religieuse, qui sont au fond bien plus complémentaires que
contradictoires; la Tunisie islamiste étant profondément libérale et la Tunisie
sociale étant laïque. C'est la coïncidence des contraires nécessitant moins une
analyse classique qu'une mythanalyse au sens bachelardien, en s'attaquant aux
mythes trompeurs afin de dépasser la dichotomie entre la Tunisie de jour et la
Tunisie de nuit ou le régime diurne et le régime nocturne prévalant
actuellement au pays, pour reprendre la terminologie de l'élève de Bachelard,
Gilbert Durand. La gageure est d'accepter pareilles dimensions comme étant inséparables
et d'atteindre à la sérénité par leur assomption.
Alors, dans
la Tunisie postmoderne, on réussira l'épiphanie d'un islam apaisé, réussissant
le passage du cultuel au culturel, un islam postmoderne, un i-slam. Et la
volonté de vivre tunisienne se présentera comme une volonté de volupté, car
vivre c'est croquer la vie à pleine dents, c'est laisser libre cours à l'hédonisme
latent en chaque Tunisien et
qui est une marque de l'homme postmoderne qui est un homo eroticus.[16]
Notes :
[1] On ne peut que rappeler ici
le livre absolument à lire de Gilebert Durand : Les structures anthropologiques
de l'imaginaire (1960) qui a marqué nombre de générations. Ouvrage fondateur,
il est un véritable manifeste pour les sciences de l’imaginaire.
[3] Ainsi, depuis le xxe siècle,
la psychanalyse avec Freud, la psychosociologie religieuse avec Mircea Eliade,
la psychologie avec Jung, le néokantisme d'Ernst Cassirer et Martin Heidegger
ou la phénoménologie d'Edmund Husserl ainsi que l’herméneutique ou encore la
philosophie récente et la science cognitive revalorisent les représentations
visuelles, les pratiques imaginatives et notamment la figure emblématique de la
métaphore.
[4] On parle d'architectonique
comme de la coordination scientifique des savoirs ou des éléments d'un système.
Le terme est utilisé, pour la politique, par Aristote dans l’Éthique à
Nicomaque, qui en fait l'art organisant les activités de la Cité.
[5] Cf. Le déclin
de l'Occident d'Oswald Spengler, publié dès 1918.
[6] L'expression du roi clandestin est de Simmel.
[7] La synchronicité substitue
au classique rapport de causalité un rapport de significativité. Elle se
définit comme l'occurrence simultanée d'au moins deux événements ne présentant
aucun lien de causalité, mais dont l'association a un sens pour la personne qui
les perçoit. Rappelons que Jung, à la différence de Freud, accordait une place
éminente à la spiritualité, ce qui a été pour une bonne part dans leur rupture.
[8] Comme chez Durkheim.
[9] Comme chez Weber.
[10] Comme chez Simmel.
[11] L'imaginaire était
ainsi considéré par Pascal comme "Folle du logis" et "maîtresse
d'erreur et de fausseté" par Descartes
[12] Comme l'a dit
l'islamologue H. Corbin.
[13] Sur la pensée complexe d'E.
Morin, cf. Introduction à la pensée complexe, Seuil, collection Points, 2005.
[15] Cf. Max Weber : L'Éthique
protestante et l'esprit du capitalisme (1905), Plon, 1965.