Plaidoyer pour l'abolition de la peine de mort
Un récent sondage cité par le magazine
Leaders dans sa dernière version fait état d'une écrasante majorité de nos
compatriotes pour la peine de mort. Cela ne doit pas induire en erreur en supposant
un penchant antidémocratique chez eux, l'abolition de la peine suprême étant un
critère majeur d'une démocratie véritable. La capacité pour l'homme de sublimer
sa douleur et dépasser sa haine et son aversion pour son prochain, nonobstant
son forfait ou son péché, est effectivement un élément majeur du vivre-ensemble
paisible et harmonieux auquel aspire le système démocratique et qu'il
promeut.
Être abolitionniste ne suppose
cependant pas une injustice faite en retour à la victime, puisqu'il n'est
point question de la moindre abstraction de sanction ou de la nécessité de
payer pour ses actes, notamment quand il s'agit de faits crapuleux. C'est
plutôt en évitant de mettre à mort le coupable, abrégeant sa souffrance morale,
que l'on se montre le moins cruel à son égard, la pendaison ou toute autre
forme de condamnation capitale ne valant que par le moment d'angoisse, bien
éphémère somme toute, qui précède la mort. Or, que dire quand pareille angoisse
se fait une éternité, augmentée éventuellement de remords du fait d'une
conscience qui s'éveille, et que pareil enfer marque toute la vie du coupable ?
C'est ici que résident le sens réel de
l'abolition de la peine de mort et sa philosophie humaniste à la fois juste
pour la victime et pour le coupable; la première étant appelée à dépasser ses
passions humaines pour imiter Dieu et savoir pardonner; et le second en lui
évitant de réchapper à sa conscience, surtout si, dans sa prison, on agit en
vue de lui donner la possibilité de faire l'apprentissage de la résipiscence.
C'est d'ailleurs cela
que notre religion — qui fut moderne par anticipation (et c'est sa
rétromodernité, selon mon néologisme) — a bien compris en osant clamer le
pardon et y encourager le croyant en un temps cruel où la valeur de l'homme ne
comptait point.
En effet, prétendre une incompatibilité
de l'abolition de la peine de mort avec l'islam, c'est en faire une lecture
réductrice, ainsi que l'a osé l'Assemblée Nationale Constituante pour écarter
cette question fondamentale dans l'édification d'une démocratie. Car notre
religion se veut humanitaire par excellence, Dieu étant clément et
miséricordieux, et l'abolition de la peine de mort n'est que la marque tangible
de pareille humanité.
Certes, l'islam n'a pas abrogé le principe de la
mise à mort, mais il l'a fait d'une manière particulièrement restrictive qui
indique à quel point il honore la vie humaine et sa préservation. Au reste, nos
constituants ont bien compris cela en sacralisant la vie dans la Constitution;
mais ils se sont contredits, n'osant pas aller au bout de leur logique en proclamant
l'abolition de la peine de mort, ratant ainsi l'occasion de confirmer que seul
Dieu est en mesure d'ôter ce qu'il donne à ses créatures.
S'agissant de la loi du talion en islam, c'est
une tradition ancienne nullement inventée par notre religion qui est bel et
bien un retour à la tradition abrahamique. Toutefois, ce retour est fait à
l'essence véridique de cette tradition, venant rectifier et corriger ce qui
s'est altéré dans les religions mosaïque et chrétienne. Et l'islam, fidèle à sa
méthode pédagogique, l'a fait progressivement.
Il a commencé par limiter les cas ouvrant droit
à la peine capitale. Seules trois occurrences prévoient textuellement pareille
peine : l'homicide volontaire, l'adultère si on est lié par les liens du
mariage et le banditisme de grand chemin. Ensuite, il a toujours prévu dans ces
trois cas la possibilité de ne pas recourir à la mise à mort, y encourageant même
fortement.
Dans le premier cas, le crime doit supposer
l'absence de la moindre suspicion quant à une possible innocence de l'auteur qu'elle
qu'en soit la raison. Si ce premier filtre est respecté, la famille de la
victime a plein droit aux représailles, mais Dieu lui reconnaît aussi le droit de
pardonner et l'y invite puissamment en marque supérieure de piété.
Dans le second cas, les conditions restrictives
sont tellement nombreuses, illustrées notamment par l'obligation qu'il y ait pénétration
et non seulement des rapports sexuels à la surface, que la sanction dépend dans
la pratique du seul aveu du coupable. Bien évidemment, comme dans le premier
cas, le pardon est également de rigueur.
Dans le dernier, il doit s'agit de brigands ou
de hors-la-loi faisant du banditisme une profession et s'adonnant
habituellement à leurs menées en vue de perturber l'ordre public et d'attenter
à la vie des paisibles gens. Ce qui veut dire qu'il n'y a pas ici d'application
de la sanction — la plus sévère qui soit, d'ailleurs, du fait de la gravité de
l'atteinte à la paix civile — s'il ne s'agit que d'une action ponctuelle ou de
quelqu'un ne l'ayant faite que par accident.
Dans son humanisme avéré, notre religion a ainsi
tellement encadré la peine de mort, et ce en un temps où la cruauté était la
norme, que son application en devient exceptionnelle.
D'aucuns peuvent toujours
rétorquer que Dieu n'a mis de conditions strictes à l'application de la peine suprême
que pour garantir la justice en évitant la moindre erreur, et donc l'injustice.
Or, on doit convenir que l'on ne peut se prémunir de l'erreur qui est, par
définition, dans la nature humaine. Ensuite, l'histoire des hommes recèle de
nombreux cas d'erreurs judiciaires ayant mis à mort à tort d'innocentes
victimes. Et un seul cas en la matière n'est déjà qu'un cas de trop.
D'autres diraient que
si Dieu avait voulu l'abolition de la peine de mort, il l'aurait tout
simplement fait; aussi a-t-il préféré la maintenir en invitant tout juste au
pardon. Et ils ajouteraient que pareille sagesse divine pourrait s'expliquer dans
le cas de l'atrocité de certains meurtres qu'il serait difficile de pardonner,
la peine la plus dure devant être appliquée pour satisfaire la famille de la
victime.
Malgré son apparente pertinence, un
pareil raisonnement en est dénué. D'abord, c'est faire fi de ce qui a
caractérisé notre religion, à savoir sa progressivité; sinon, pourquoi n'avoir
pas interdit l'alcool dès le début ou prescrire assez tôt la qibla ? Pourquoi
ne pas avoir interdit tout simplement l'esclavage ? La sagesse de l'islam a été
justement d'avoir procédé par la progressivité, qui est la forme postmoderne du
progressisme; c'est ce que j'ai nommé rétromodernité, la modernité avant la
lettre de notre religion a l'esprit révolutionnaire.
Ensuite, si Dieu a rendu l'application
de la peine capitale difficile, c'est effectivement par souci de justice; mais il
s'agit de cette justice insigne qui s'applique tout autant à la victime qu'au
coupable. Celle qui implique l'effort, de la part de la victime, pour surmonter
sa douleur par le pardon, auquel Il appelle d'ailleurs et qu'Il vante. Et c'est
aussi la justice qui veut que le coupable ait à souffrir moralement de son acte
jusqu’à finir par arriver à résipiscence. Voilà la grandeur de l'islam !
Ne l'oublions pas, en effet, la mort ne
fait qu'abréger la douleur alors que la vraie cruauté, la plus dure des
sanctions, est la souffrance morale sur le long chemin de la repentance. Or,
l'Islam fait tout pour que la conscience du croyant finisse par s'éveiller et
qu'il fasse acte de repentir. Aussi, vouloir être conforme à l'esprit de notre
religion consisterait à abolir la peine de mort et faire tout pour amener le
coupable à regretter son geste en aidant à éduquer son sens moral. Voilà ce que
c'est qu'être un vrai musulman au lieu de choisir la solution de la facilité
qu'est la mise à mort !
Cette attitude
progressive, qui n'est donc qu'un authentique progressisme avant la lettre,
vient du fait que l'islam est un retour à la tradition d'Abraham, son attitude
étant basée sur ce fonds commun à la tradition sémitique. Toutefois, l'islam se
veut un retour à l'essence véritable de cette tradition qui n'est que celle du
Dieu clément et miséricordieux et non celle d'un Dieu cruel, assoiffé de sang
comme en donne illustration l'Ancien Testament.
Pour terminer, notons
que d'aucuns demandent à quoi bon s'arrêter à une pareille question de détail alors
que notre pays est au bord du gouffre. N'y aurait-il pas d'autres questions
bien plus importantes et plus urgentes à régler ?
Et nous répondons que la question de
l'abolition est loin d'être subalterne, étant hautement symbolique, car selon
la réponse apportée, c'est notre façon de voir la vie sociale qui se décline, notamment
l'idée-force qui doit l'animer. Être pour l'abolition, c'est opter pour la
justice basée sur la clémence, le pardon et la résipiscence. Être contre, c'est
choisir la facilité de la vengeance, de la réponse à la cruauté par la cruauté
au lieu de favoriser le travail sur soi pour la victime, et sur la conscience
pour le coupable. En un mot, c'est demeurer ouvert à l'altérité, y compris et
surtout dans son étrangeté.
Or, l'éthique musulmane est un travail
incessant sur l'état de nos humeurs et de notre âme. Il reste à savoir si l'on
est prêt à ce qui peut se révéler coûteux, le maintien en vie des criminels et
le développement à leur égard d'aumôniers pour les ramener aux valeurs de notre
religion pouvant représenter un fardeau lourd pour le budget du pays. Mais ne
doit-on pas être conséquent avec soi quand on parle de retour à la religion,
comme on le fait à tout bout de champ depuis la Révolution en notre pays ?
On peut donc soutenir sans risque d'erreur,
l'observation sociologique venant confirmer la nature profondément humaniste du
peuple tunisien, que le sondage précité n'a fait qu'exprimer l'attachement du
Tunisien à ses valeurs religieuses; son plébiscite pour la peine de mort
n'étant qu'un conformisme avec ce qu'il croyait être l'attitude de l'islam sur
la question. Il suffirait de l'éclairer sur la position de notre religion en la
matière pour qu'il change totalement d'attitude et que la tendance du sondage
s'inverse du tout au tout. Cela est bien le rôle des politiciens dont ceux qui
affichent leur attachement aux libertés, à la démocratie et aux droits de
l'Homme.
Leur responsabilité est de démontrer, comme nous nous y
sommes attachés dans cet article, que l'islam dans sa sagesse et son humanisme
appelle à une abolition de la peine de mort; et il le fait indirectement de par
son texte et directement de par son esprit avéré. Ce faisant, il appelle tout
autant à la sublimation en nous de nos penchants pour la haine et la vengeance
qu'à un travail incessant sur notre conscience. Ce qui ne pourrait avoir pour
conséquence que la transformation des actuels couloirs de la mort, indignes
d'un État soucieux de s'attacher à une démocratie authentique, en aires placées
sous le signe d'une religion clémente et miséricordieuse où se pratiquerait sur
les âmes égarées la redécouverte de l'islam et de ses valeurs sublimes.
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