Les dernières péripéties de la geste d'Amina et le
plus récent événement artistique et culturel représenté par le beau film du
talentueux Kechiche viennent jeter une lumière crue sur un phénomène ayant
cours en Tunisie et qui voile sa révolution exemplaire tout en explicitant
l'une de ses motivations premières si vite oubliées : cet hiatus énorme
séparant le pays réel et le pays légal. Ils dénoncent ainsi la grave rupture
entretenue par nos élites, au pouvoir ou dans l'opposition, entre nos divers intégrismes,
religieux et laïque.
On savait que la Tunisie tournait à vitesse multiple,
qu'elle relevait d'âges si dissemblables, confinant à la préhistoire dans les
zones défavorisées et à la modernité la plus extravagante dans les zones les
plus favorisées. On s'en satisfaisait, chantant fallacieusement le miracle
tunisien quand ce n'était qu'une illusion se faisant passer pour un prodige.
Car ce dernier était juste prodigieux en prodigalités quant aux valeurs,
instrumentalisées pour le service d'une maffia aux affaires servant ses propres
intérêts et affaires au nom du peuple et à ses dépens.
Or, comme la Tunisie aurait été un modèle sous la
dictature, on essaye d'accréditer la même thèse aujourd'hui, après la
révolution, moyennant juste une couche de ripolin, en gardant la machinerie
répressive de l'ancienne dictature et en affichant, en plus, un vernis
moralisateur se voulant éthique. De fait, il n'en est rien, n'ayant d'esthétique
au sens étymologique du terme (et qui est le sens vrai de l'éthique), cette
sensibilité au ressenti du peuple, la fusion avec son imaginaire fait de
frustrations et d'un désir fou autant à la dignité qu'à la volonté de vivre sa
liberté sans entraves.
La fin de l'ordre ancien en Tunisie a libéré les
envies en chaque Tunisien, réveillant en lui le libertaire qui sommeille et
l'hédoniste épris de vie et du plaisir de vivre. Une faim d'ordre nouveau est
venue sanctionner le paradigme saturé. Mais les tenants de l'ordre ancien, les
seigneurs du passé, tout autant que les nouveaux maîtres du jour, saigneurs
d'un peuple qui souffre, ne veulent ni ne peuvent laisser l'ordre nouveau
prendre place. Ils font tout pour soit retrouver leurs anciens privilèges soit
ne pas être si tôt privés des délices du pouvoir qui les brimait et qu'ils
n'ont jamais rêvé conquérir un jour.
Les uns et les autres voient du même œil la volonté
de vivre du pays profond, taxant de désordre son désir d'émancipation, criant à
la crise sociale, quand elle n'est que dans leurs têtes. Ils oublient qu'il
n'existe pas de désordre, qui n'est qu'une multiplicité d'ordres, et que le
déséquilibre économique ou celui des mœurs n'est que la manifestation de la
nécessité urgente d'équilibres moral et socio-économique. Ceux-ci doivent tenir
compte des besoins réels du pays et de la psychologie profonde de son peuple et
non seulement des exigences d'instantes surplombantes, venant du ciel ou de
l'étranger, et qui ne seront capables que de toujours faire perdurer le
déséquilibre économique, social et moral actuel. Bien pis, il l'aggravera au
lieu d'en faire une multiplicité d'équilibres où chaque catégorie sociale,
chaque minorité en Tunisie — et
non seuls les financiers, les affairistes et les rigoristes religieux —
trouvent leur compte, notamment les plus pauvres et les exclus de toutes
sortes, véritable ferment de la Révolution.
De fait, la Révolution du peuple semble avoir été
confisquée par des dogmatiques, soit de la finance et de l'économie
transcendante, déconnectés des réalités du pays, soit par des moralisateurs qui
ont la tête au ciel et qui ne voient pas le réel populaire, cherchant à
corseter sa liberté dans un cadre moral figé qui n'a rien à voir avec l'éthique
islamique faite, au vrai, de liberté individuelle et de libération des mœurs.
Et les deux se méprennent sur le réel populaire (un réal,
dirait la sociologie compréhensive aujourd'hui) et le réduisent, moyennent un
principe de réalité bien commode, à ce qu'il n'est pas, cadrant juste avec leur
vision caricaturale du peuple. Or, ce peuple pauvre et humble n'est pas moins
digne et hédoniste.
Amina et Adèle, le film primé à juste titre à Cannes,
viennent de le rappeler. Il ne sert à rien de nier officiellement au peuple sa
liberté de vivre au grand jour ses mœurs, car il les vit déjà en silence ou en
cachette. Ainsi, l'homosexualité, pour prendre un exemple de ces sujets dont on
a peur de parler alors qu'ils nous bloquent dans notre inconscient pour évoluer
vers la nécessaire reconnaissance du droit à la différence et au respect inconditionnel
de l'altérité. Elle est bien présente dans notre société tout autant qu'elle
l'a été, de tout temps, dans le monde arabe et musulman, comme partout dans le
monde tout court. La tradition judéo-chrétienne l'a interdite, comme d'autres
cultures, mais le Coran ne l'a jamais fait. Aussi est-il monstrueux qu'aujourd'hui,
alors que la chrétienté et le judaïsme se libèrent de leur tradition
liberticide, nos intégristes continuent de s'en réclamer, la faisant la leur,
après l'avoir intériorisée comme tant d'autres négations de la liberté de
conscience, telle l'apostasie jamais interdite en islam pur.
La Tunisie est aujourd'hui à la croisée des
chemins; et le pire danger qui menace sa démocratie naissante est bel et bien
une conception intégriste de la vie en société, cette socialité qui ne peut
être que diverse et plurielle, mais qu'on veut réduire à l'unicité par la force
d'une moralité et un modèle libéral immoraux.
Car, il faut y faire bien attention, il n'y a pas
un seul intégrisme en Tunisie ! Il n'y existe pas, même si on n'entend parler
que de lui, que le fascisme religieux. Il est vrai que ce fascisme est bien
coupable d'agir à découvert, fort d'une croyance qu'il croit devoir imposer
envers et contre tous. Toutefois, il se nourrit d'un autre fascisme tout aussi
pernicieux. Cet autre fascisme non moins dangereux, d'autant plus qu'il agit en
douce, est l'intégrisme opposé, celui qui refuse la moindre manifestation religieuse,
ne serait-ce que dans sa déclinaison spiritualiste.
Or, ce fascisme est imbu, comme le premier,
d'une vérité de nature transcendante, quasiment divine : la sacro-sainte laïcité
qui doit marquer la démocratie en Tunisie comme ailleurs, au-delà des
spécificités arabes et islamiques. Elle est telle cette marque au fer des temps
anciens venant flétrir les peaux des forçats, ici ceux qui ne sont coupables
que de spiritualité même la plus paisible et la plus œcuménique qui soit. Ils ne
sont que le Procuste moderne avec un lit ridicule, altérant la justesse de leur
visée finale qu'est le vivre-ensemble dans une socialité multiple et apaisée.
Il n'est que temps, à moins de vouloir assister à la
réplique inévitable de la Révolution tunisienne, de reconnaître à tout un
chacun le droit de vivre librement sa vie en ce pays qui a fait de la plus
belle façon sa révolution populaire et qui lui reste de réussir sa révolution
mentale. Or, celle-ci est surtout l'affaire des élites, engoncées dans ses
habitudes de prêt-à-penser, corsetée dans son conformisme de pensée unique
toujours divine et transcendante, qu'elle le soit au nom d'un divin ne devant
relever que de la sphère du privé en bonne théorie islamique ou d'une laïcité
qui ne doit être que conforme à son sens étymologique, soit ce qui est propre au
peuple.
Ce qui est propre au peuple tunisien, sa religion populaire
telle qu'elle est vécue tous les jours est d'être libre et parfaitement libéré dans
ses convictions, ses croyances et ses mœurs; et cela emporte une dose
irréfragable d'impertinence et d'hédonisme remontant à la nuit des temps, déjà
chanté ou vilipendé du temps de Carthage.
La Tunisie est appelée à se libérer de ses
intégrismes comme de ces vieux démons qui nous empêchent de voir que nous
sommes tous faits de parts qui se complètent d'ange et de démon, de lumières et
d'ombres, augmentant ou rétrécissant en nous selon le mérite de chacun. C'est
le propre de la condition humaine appelée à se parfaire sur cette terre
d'épreuve.
Que cela soit ainsi dans notre pays, que le vivre-ensemble
de la socialité postmoderne y triomphe, la postmodernité imposant le retour à
la tradition dans un attachement viscéral à la technologie la plus avancée dans
une synergie réussie. D'autant que notre tradition islamique — épurée des
travestissements qui la défigurent — l'a bien compris; mais hélas, pas les
tenants de l'islam actuel, toujours dogmatique et intolérant !
L'esprit le plus moderniste aujourd'hui l'a aussi
compris, à savoir qu'il nous faut être postmodernes, donnant sa place tout
autant à la matérialité qui est en nous, qui nous fait ainsi que nos sommes
avec nos qualités et nos défauts, qu'à notre penchant irrésistible à la
spiritualité. C'est ainsi que nous ferons de notre pays une République de réel enchantement,
l'éloignement de la vraie spiritualité ayant désenchanté le monde.
Qu'Amina et Adèle servent donc au moins à cela; et
ce ne sera que justice sur cette terre qui a allié, en sol postmoderne par
excellence, le meilleur et le pire avec le père de son indépendance, et à qui elle
doit le mérite incontesté d'avoir libéré la femme. Or, le futur tunisien, et
même de l'humanité entière, s'écrit au féminin. Nos deux célèbres femmes du
jour le démontrent amplement. Bravo Amina et chapeau à l'auteur d'Adèle!
Publié sur Nawaat