L'apport psychologique de la Révolution :
Il est un des acquis de la Révolution en Tunisie dont on parle si
peu, et qui est cette sorte de mise au point photographique qui s'est réalisée
par anticipation dans l'inconscient de notre société entre les aspects officiel
et officieux de sa vie quotidienne, permettant de dépasser le décalage marquant
ses deux manifestations, le formel institué et le réel instituant. Le premier,
legs du passé, continue à vouloir régir la vie de la société à travers un ordre
juridique et politique dépassé, mais encore en vigueur, alors que le second,
nouvel ordre plus conforme aux impératifs de la société, est encore instable
étant en cours d'avènement.
C'est cet état de choses en mouvement, cette sorte d'enracinement
dynamique, qui caractérise notre société, dessinant sa physionomie future, mais
constituant aujourd'hui ce que d'aucuns, s'arrêtant à l'écume des apparences,
nomment crise. Car celle-ci, dans son aspect picaresque mais également
initiatique, est bien fondatrice de l'ordre meilleur à venir en notre pays.
Il est toutefois nécessaire d'en rendre compte pour mieux
accompagner sa venue dans de bonnes conditions. Il nous est impératif de nous
débarrasser au plus vite d'une antique façon de voir les choses à la lorgnette
de l'ordre saturé afin d'apprécier les avantages du paradigme nouveau, fruit de
la Révolution. Ainsi nous est-il demandé, dans notre vision morale de cette
réalité encore en pointillé, d'abandonner notre sempiternel discours qui reste
un mélange de vérités et de contre-vérités et surtout une totale absence de
logique et de ce nécessaire courage d'aller au bout de son raisonnement.
Pour l'illustrer, je prendrai les derniers propos du Mufti de la
République, Cheikh Othman Battikh, lors du tout premier point de presse qu'il
vient de donner. Et ce bien au-delà des bonnes intentions ayant animé ses
propos marqués au sceau de la modération et de la tolérance, ce qui n'est pas
pour étonner, au reste, étant les caractéristiques de l'école zeitounienne qui
fut en son temps, comme le rappelle lui-même Cheikh Battikh « un phare de
Science et de Savoir » avant de sombrer dans des silences coupables.
Pareils silences ne sont pas absents chez notre vénérable Cheikh,
auxquels s'ajoute la fâcheuse habitude, trop vite prise par nos jurisconsultes,
de non-dits bien que contraires à l'esprit même de leur religion, sans parler
d'une tendance à l'aporie, le raisonnement du Mufti étant, par moments, truffé de
contradictions et de paradoxes.
Jihad mineur clos et Jihad majeur continu :
S'agissant du Jihad, Cheikh Battikh précise bien que « combattre
en Syrie n’est pas du Jihad », mais plutôt « une forme d’exploitation des
jeunes démunis aux conditions de vie précaires ». Et il ne manque pas de
rappeler que l'islam prévoit, aux côtés du Jihad armé proprement dit, un second
type, bien supérieur, qui est le jihad spirituel, admirablement défini et mis
en pratique par le courant soufi.
Cependant, il a le tort de ne pas tirer la conséquence logique qui
s'impose, à savoir que le Jihad contre autrui est terminé du moment que l'islam
est désormais ancré dans les cœurs, son terrain maintenant ayant lieu
exclusivement à l'intérieur de notre propre personne.
Or, c'est là l'argument imparable pour justifier l'interdiction de
combattre autrui, fût-il musulman, car le discours tenu sur les Syriens ne
tient pas, puisqu'on a beau jeu de rétorquer, par exemple, qu'on peut être musulman
hypocrite. C'est pourquoi barrer la route à toute argutie en ce domaine, c'est
déclarer désormais clos le champ du Jihad armé.
Ensuite, notre Cheikh tente maladroitement un raisonnement qui
n'est déjà pas en mesure de convaincre des religieux modérés, à savoir que «
tout musulman ne combat pas son frère musulman ». C'est que l'histoire
arabo-musulmane, aussi bien dans les faits que dans les théories et les
systèmes de pensée, a suffisamment montré la faille rédhibitoire de pareille logique.
De plus, on ne peut prétendre laisser les Syriens entre eux, car
l'islam est par définition ouvert à l'autre et entend créer la communauté la
plus large, nonobstant tout critère de race et surtout de nationalité. Là
encore, seul le courage de dire qu'autrui est notre frère, quel qu'il soit, qu'il
est éligible à notre communauté ouverte à l'altérité, est de nature à désamorcer
tout relent de bellicisme.
Il nous faut donc oser soutenir que le jihad mineur est clos et
que le musulman qui pratique le Jihad spirituel, seul jihad possible
aujourd'hui, est en mesure de faire gagner encore plus de territoires à
l'islam. Par ce jihad suprême et ultime, celui qu'on pratique sur soi, on peut
aussi, en parfaite conformité avec les préceptes islamiques, aboutir au grand
Soi qui réunirait tous les humains par une foi commune, celle en la paix. Or,
l'islam est paix, d'abord et avant tout !
De la morale à la moraline :
Le raisonnement du Cheikh relatif aux aspects moraux des pratiques
bellicistes n'est pas plus convaincant, n'échappant pas au paradoxe et au
non-dit. Il utilise à tort les arguments usés de la « mauvaise éducation » ou d'une
« forme de prostitution » pour évoquer justement l'effort fait par les jeunes afin
de donner un fondement religieux incontestable à des pulsions en eux qu'ils ne
veulent plus réprimer. Ce faisant, ainsi que le leur impose l'esprit du temps, ils
cherchent à assumer plus librement leur condition humaine ainsi que le leur
permet leur religion et ce le plus normalement et le plus moralement du monde.
Paradoxalement donc, on assiste à notre cheikh qui a recours bien
volontiers à la moraline, cette caricature nietzschéenne de la morale, quand
les jeunes cherchent à la sublimer, la faisant passer au stade supérieur de l'éthique.
Celle-ci, du fait de la caution religieuse, est même esthétique, au sens de
conformité avec les sensations physiques et les sentiments de ces jeunes comme êtres
humains.
Ainsi, parler de « manque de moralité »
ne peut suffire devant pareil besoin vital en l'être de chair et de sang de
vivre sa nature, surtout si on réussit à la conformer à ses convictions
religieuses. Cela permet alors au mariage à des visées de jihad d'être réduit
juste à la satisfaction de la sexualité et de la vivre en toute liberté
moyennant un zeste d'aventure que constituerait l'engagement dans des combats.
Aussi, la guerre de Syrie ne serait pas bien différente du combat habituel pour
vivre chez les filles qui sont démunies, manquant de tout, ou encore rien
d'autre que des sensations qu'un jeune est amené à rechercher en pratiquant des
sports extrêmes, par exemple.
Évoquer aussi la duperie et l'arnaque à propos de ces jeunes
filles parties en Syrie n'est pas nécessairement vrai et ne donne pas de
solution convaincante, pas plus que d'exciper l'argument éculé de leur
conscience et de leur éducation devant les amener à toujours préserver leur
honneur.
C'est que le sens de l'honneur a évolué avec la vie que nos jeunes
mènent et ils arrivent aujourd'hui à faire une interprétation de nature à
concilier les besoins naturels de leur condition humaine, notamment dans sa
dimension sexuelle, et leurs convictions religieuses. Cela, d'ailleurs, a
toujours existé en notre religion dans sa conception populaire autorisant bien
des libertés avec la déclinaison rigide et liberticide de la morale, qui n'est
de rigueur qu'officiellement.
Aspects populaires de la religion :
Pour revenir au concept de Jihad, on voit bien l'impasse dans
laquelle se fourvoie notre Mufti quand il évoque sa licéité en Palestine avant
de nuancer aussitôt ses propos, précisant qu'il n'est pas nécessaire de se
déplacer en Palestine et qu'il suffit d'être solidaire avec ce pays.
Il aurait bien fait d'éviter pareille contradiction
décrédibilisant son propos auprès des jeunes en étant bien net sur la fermeture
légale du jihad ainsi que spécifié ci-dessus. Tout autre combat ne relève que
de la politique et obéit donc aux règles de la politique. C'est d'ailleurs
ainsi que, dans leur pratique populaire, les musulmans ont toujours interprété
leur religion, lui déniant le caractère de religion belliqueuse et de
haine.
En termes de guerre d'agression et de colonisation, si le combat
est possible, ce n'est pas du fait de la religion, mais des principes régissant
les rapports humains, légitimant de se défendre et d'agir pour la paix, même si
cela peut amener à recourir aux armes. Certes, on peut trouver des bases
religieuses à pareille conception séculière, mais il n'est nul besoin d'y avoir
recours pour légitimer ce qui est déjà légitime soi-même. Ainsi évite-t-on de
dévergonder notre religion en la mêlant à tout et à rien, surtout à la
politique aussi imparfaite que la nature humaine.
Bien évidemment, notre religion est duelle, une croyance et une
politique à la fois; mais comme pour le jihad, la conception politique doit
être centrée sur les conditions pour un meilleur vivre-ensemble en société en
vue de la réalisation de la cité islamique idéale et non la gestion des avatars
de la vie des hommes et la conséquence de leurs imperfections et
turpitudes.
C'est ce même élan vital auquel on arrive aujourd'hui, en
prolongement logique de l'islam populaire, qu'on retrouve chez les plus
traditionalistes dans la
jeunesse, renouant avec les fondements religieux pour le mariage coutumier
ou provisoire. Là encore, il ne sert à rien de contrer cette tendance forte
chez les jeunes vers la liberté de disposer de leurs corps et de vivre leurs
pulsions en conformité avec leur religion en lui opposant la légalité du
contrat de mariage. Il serait plus judicieux et en tout cas inévitable de
procéder au renouvellement de notre conception légale des rapports hors mariage
en reconnaissant leur licéité à la manière de ce qui existe de par le monde à
travers le concubinage, par exemple.
Une religion de liberté :
Plus généralement, c'est la liberté de mœurs que l'on doit
reconnaître avec ce qu'elle peut impliquer de rapports sexuels libres hors
mariage. Aujourd'hui les jeunes traditionalistes y arrivent moyennant des
structures religieuses, mais ils ne font que revenir à la structure
anthropologique constante qu'est la liberté des mœurs privées. Il faut donc
bien s'y résoudre : la licéité des rapports extraconjugaux s'impose dans notre
société; et comme on n'ose pas le faire dans le cadre civil, elle trouve le
fondement adéquat dans notre religion.
Cela me permet de revenir sur une
affirmation essentielle à laquelle tous les intégristes, religieux comme
séculiers devraient y venir fatalement, à savoir l'extrême libéralité de notre
religion en matière de vie privée et ce dans le cadre plus général du respect
de la liberté humaine en islam.
Ainsi, et pour prolonger le propos sur la nécessaire
libéralisation des rapports sexuels hors contrat, je rappelle ce que j'ai
démontré, preuves à l'appui, que les rapports homosexuels ne sont nullement
interdits en islam et que la législation répressive des pays musulmans en ce
domaine est une supercherie et une pure offense à l'esprit tolérant de notre
religion (Voir sur le sujet mon article circonstancié en arabe sur mon blog Tunisie Nouvelle République).
La vision anachronique de notre Mufti se retrouve aussi dans ce
qu'il dit de la Mosquée Zitouna, estimant qu'elle ne convient plus à
l'enseignement au prétexte que les sciences modernes nécessitent un certain
appareillage, oubliant que nombre d'autres sciences ne l'exigent nullement,
telles les sciences sociales et humaines dont la place est bien dans une
mosquée selon son rôle originel.
En effet, contrairement à ce que soutient encore Cheikh Battikh
prétendant qu'il n'est plus possible de réunir aujourd'hui la prière et des
cours, c'est parfaitement possible moyennant un certain réaménagement des
lieux. Ce serait d'ailleurs tout bénéfice pour l'islam de renouer avec sa
tradition faisant de la mosquée un lieu de savoir et de sciences.
Il reste, bien évidemment, que ce savoir et cette science s'y
fassent selon l'esprit véritablement islamique qui est ouvert à tout savoir,
sans a priori dogmatiques ni orientations préétablies de quelque nature qu'elle
soit. D'ailleurs, si on revenait aux incunables de nos sciences islamiques, on
serait bien étonné de la liberté de leurs auteurs et de l'extrême variété des
sujets abordés sans la moindre autocensure, ne serait-ce que prétendument
morale. Notre religion n'est-elle pas, d'ailleurs, la plus explicite en matière
de sexe, le considérant comme un aspect essentiel de la nature humaine dont
elle rend parfaitement compte ?
À divinité absolue, soumission exclusive :
Enfin, les propos de notre cheikh relatifs à l'institution de
l'ifta telle qu'elle est pratiquée en Tunisie sont tout aussi discutables dans
la Nouvelle Tunisie, exprimant un traditionalisme qui n'est plus en phase avec
l'esprit nouveau soufflant en notre pays. Cet esprit est à la liberté, y
compris religieuse, et il serait sain de revenir à la tradition islamique de
liberté religieuse, la fatwa n'étant qu'un avis parmi d'autres, ne prétendant
nullement être infaillible et ne supposant point institutionnalisation.
De fait, en islam, si la soumission à Dieu est absolue,
correspondant à l'absoluité divine, c'est qu'elle lui est réservée, le musulman
ne devant nulle soumission à quiconque d'autre; car à divinité absolue,
soumission exclusive ! Ainsi peut-on affirmer sans le moindre risque d'erreur que
l'islam consacre la liberté du musulman.
Par ailleurs, on ne le répétera jamais assez, il n'est pas
d'église dans notre religion, même si les musulmans ont cherché et cherchent à
contourner cette réalité en instituant diverses institutions censées
représenter le croyant et l'encadrer. Passe encore si un tel encadrement n'a
pour ambition que de l'éclairer objectivement sur sa religion; or, souvent,
sinon toujours, il se transforme en autorité censée détenir une vérité infaillible.
Aussi, il vaut mieux l'anarchie de la multiplicité des avis
contraires, qui est susceptible de faire débat, que d'avoir affaire à une
conception officielle de l'islam qu'on veut institutionnaliser. C'est ce qui a
amené à la sclérose de notre religion en la vidant de tout ce qui en a fait une
révolution mentale en son temps et qui permettrait de lui faire retrouver cet
esprit révolutionnaire du fait religieux le plus en phase avec son époque,
sinon en avance sur les archaïsmes de son temps.
Pour fonder la nécessité de la variété et la diversité en islam,
il suffit de rappeler que le coran fut révélé en sept parlers et que ses
lectures furent multiples, jamais unifiées, sinon si peu, et bien tardivement.
Il ne faut donc pas hésiter de dire que l'ifta n'est que l'effort
de réflexion ouvert à tout un chacun en islam, sans restriction aucune,
permettant le débat d'où, seul, peut jaillir la lumière du savoir. Rendant ainsi
sa religion au peuple, l'encourageant à y réfléchir et à mieux l'étudier en
toute liberté ainsi qu'il le fait dans sa vie quotidienne en s'adonnant à une
religion bien plus populaire dans ses manifestations qu'institutionnelle, on ne
fera que du bien à notre religion, la faisant échapper aux pouvoirs divers qui
veulent en contrôler l'interprétation et l'application.
C'est à ce rôle que doit s'attacher le Mufti pour qu'à terme
l'islam revienne dans la sphère privative de tout musulman dans ses aspects
touchant à sa vie quotidienne et aboutissant à sortir notre religion de la
sphère de l'État et de ses institutions qui l'étouffent, restreignant son
originalité et ses capacités inouïes d'innovation.
Car l'islam baignant la vie de tous les jours de chaque musulman
dont le rapport avec son créateur est direct et exclusif, a-t-on encore besoin
d'un Mufti ou d'un ministère des Affaires religieuses ? Ces deux institutions
devraient être refondées dans un même organisme chargé de réfléchir à la révision
de la lecture actuelle de notre religion.
Basée sur un riche legs du passé qui fut grandiose, elle nécessite
qu'on fasse l'inventaire de cet héritage afin d'arriver à réajuster notre approche
de l'islam selon ses principes fondamentaux, ses visées et ses valeurs qui sont
en parfaite conformité avec les valeurs de notre temps.
Pareil organisme pourrait être un haut conseil de la réforme
islamique réunissant sans exclusive idéologique tout penseur susceptible de
permettre la rénovation de l'interprétation de notre religion afin de lui
éviter de rester ce qu'elle est devenue, un pur culte, et donc renouer avec ce
qu'elle est bien au fond, une véritable culture universaliste.
S'agissant des missions actuelles de la Maison de l'Ifta, elles
seraient dévolues aux associations islamiques dont l'action ne devrait plus se
limiter aux aspects cultuels, mais être d'abord culturelle en conformité avec
la nature de l'islam en tant que culture et civilisation humaines.
Ainsi rendra-t-on leur belle religion aux musulmans, tous les
musulmans, quels que soient le degré de leur foi et la nature de leur pratique,
l'islam appartenant à tout croyant en l'unicité divine. Ainsi et ainsi
seulement redonnera-t-on son éclat à une religion, fait religieux de son temps
par excellence.
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