Les agents du ministère des Affaires étrangères à l'Administration centrale font grève ce lundi; c'est symptomatique de l'état de crise qui agite ce département, et au-delà toute l'Administration tunisienne.
Il s'agit, en l’occurrence, d'une protestation contre les
promesses non tenues de neutralisation du ministère afin de protéger notre
diplomatie des soubresauts politiques inévitables en démocratie, mais qui
seraient fort déstabilisateurs pour la nôtre encore en herbe.
Il est à rappeler que l'une des règles de base ayant présidé à la
constitution du gouvernement Larayedh était justement un pareil principe de
bonne conduite. Or, si le gouvernement a fini par accepter cette inévitable
solution que dicte le bon sens et qui a le mérite d'être juste et éthique, le
parti majoritaire au pouvoir semble tout faire pour la vider de signification,
reprenant d'une main ce qu'il a été obligé de céder de l'autre.
C'est qu'il s'emploie à maintenir au cabinet du nouveau ministre
des Affaires étrangères, qui est un diplomate de carrière, les conseillers
amenés avec lui par l'ancien ministre Abdessalem. Or, il n'est pas besoin
d'être grand clerc pour savoir la raison du maintien d'un tel personnel étranger
au corps diplomatique, appelé à être l'œil de son parti au cœur de la
diplomatie tunisienne.
Cela découle de l'analyse que fait le parti Ennhadha, mais qu'il
n'est pas seul à faire, à savoir que le ministère des Affaires étrangères
abrite parmi ses cadres des serviteurs zélés de l'ancien régime, qu'il urge de
nettoyer au plus vite.
Ainsi a-t-on vu des représentants du
pouvoir entonner superbement au ministère les slogans révolutionnaires,
comme s'il n'y adhérait pas, allant jusqu'à prétendre apprendre aux diplomates
leur métier et ce que serait la vraie diplomatie.
S'il est légitime que l'on puisse avoir une vision particulière du
métier diplomatique selon les convictions politiques que l'on nourrit, il est
illégitime cependant de vouloir juger à travers elle la diplomatie tunisienne
et les diplomates de qualité qui l'ont servie; car il serait injuste et
malhonnête de douter de leur professionnalisme et surtout de leur patriotisme.
En effet, avoir servi en diplomatie sous l'ancien régime n'est pas
synonyme forcément d'avoir été à la botte de la dictature, comme certains le
pensent opiniâtrement dans le staff politique actuellement au pouvoir. Nombre
de nos diplomates n'ont servi réellement que leur pays combien même ils ont été
formellement au service du pouvoir déchu; et je suis bien placé pour le
soutenir ayant combattu pour les valeurs à l'intérieur même de cette diplomatie
au point de finir par en être injustement et abusivement écarté.
D'ailleurs, faut-il le préciser, malgré les protestations révolutionnaires
des responsables passés et actuels du ministère, je n'ai pas encore eu gain de
cause pour être réintégré dans le corps diplomatique. Toutefois, mon
contentieux avec mon Administration ne saurait nullement m'amener à être
injuste à son égard, même si elle n'a pas manqué pour sa part de l'être avec
moi, car l'on doit toujours à la vérité de la dire et du faux s'abstenir.
N'étant donc pas susceptible de connivence avec cette
Administration qui continue à me refuser mon droit, je suis bien placé pour
m'inscrire en faux contre l'affirmation ressassée dans les allées du pouvoir
que la diplomatie tunisienne serait pourrie jusqu'à la racine. Bien au
contraire, elle reste professionnelle et gagnerait à voir renforcé et garanti
le réel penchant qu'elle affiche à la neutralité.
Il nous faut faire montre d'objectivité, ne pas céder à
l'émotivité, souvent mauvaise conseillère, et être surtout juste pour pouvoir
distinguer le bon grain de l'ivraie. Disant cela, je ne cherche point à
dédouaner tous les diplomates, certains ayant effectivement démontré une
vocation à servir la dictature; mais on ne peut généraliser ces cas qui restent
marginaux, l'écrasante majorité de nos diplomates ayant été plutôt les
serviteurs zélés de la Tunisie et non de son régime.
Je dois d'ailleurs à la vérité de dire que durant mon combat au cœur
même de l'Administration, qui pour s'être fait en catimini n'était pas moins
efficace, faisant bouger les choses de l'intérieur avec des retombées
effectives, je n'ai pas manqué d'avoir parfois, et ce juste par la force de mes
valeurs, le soutien de hauts responsables censés compter parmi les piliers du
régime déchu.
C'est que le Tunisien, quelles que soient ses convictions
politiques ou l'orientation du régime qu'il sert, reste d'abord et avant tout
un patriote et sait le démontrer selon la force de son caractère et la finesse de
sa personnalité.
Ainsi, dans mon conflit avec mon ministère qui a abouti à
l'injustice précitée, je n'ai pas manqué d'avoir le soutien d'un Ambassadeur qui
était censé bien proche du dictateur; et ce fut de sa part juste pour le
principe, simplement par conviction, même s'il était conscient, me l'ayant
confié, qu'agissant de la sorte, il allait contre ses propres intérêts.
De fait, son appui, qui n'a pas été négligeable,
forçant l'Administration à recourir à un détournement de procédure pour arriver
à ses fins et se débarrasser de moi, a fini par lui être effectivement
préjudiciable, contribuant à sa disgrâce un peu plus tard dans l'année de mon
éviction du corps diplomatique.
C'est par respect à l'âme de cette personne d'honneur, au-delà de ce
qu'elle fut comme personnage public, que je rappelle ces faits pour attirer l'attention
sur la nécessité de ne pas juger les serviteurs de notre pays par trop
hâtivement et selon les apparences, mais sur leurs actes effectifs.
Or, aujourd'hui, nombre de nos diplomates chevronnés — et j'en
connais personnellement certains dont le mérite au service du pays est
indéniable — continuent à être tenus à l'écart du métier ou des responsabilités
juste du fait d'un soupçon injustifié et sans preuve. C'est bien sûr celui d'avoir
été à la solde d'un régime qu'ils servaient officiellement, mais dont ils
n'étaient pas nécessairement les créatures, leurs actes prouvant qu'ils étaient
bien davantage au service de la Tunisie et sa communauté sans inféodation
partisane.
Il urge donc, dans l'intérêt de notre pays, d'arrêter de dénigrer
les gens sans certitude et de ne les juger qui sur vérification attestée. Il
importe surtout d'arrêter de tenir à l'écart des compétences avérées pour le
seul tort d'avoir été nommées à des responsabilités élevées par l'ancien régime
sans prouver aucunement contre elles le moindre manquement à la déontologie et
aux intérêts du pays.
Il est encore temps de sauver ce qui fait vraiment la fierté de
notre Administration, à savoir son professionnalisme. C'est bien en
encourageant toutes les capacités qui y sont, en les maintenant à l'écart des
tiraillements idéologiques que l'on renforcera la neutralité souvent affichée
par nos fonctionnaires bien plus serviteurs de leur pays que de son régime.
Notre diplomatie et notre pays ont tout à gagner de leur richesse
en professionnels globalement à l'écart de la politique et plutôt mus par leur
sens de l'État et son service que par des affinités idéologiques ou penchants
politiques. Cette richesse, il ne nous faut pas la dilapider en continuant,
comme on le fait actuellement, à maintenir abusivement à l'écart certaines valeurs
sûres, à s'abstenir de régulariser la situation d'autres ou à s'employer à
placer des zélateurs, non diplomates qui plus est, au service d'obédiences
partisanes au détriment de la compétence et en violation de la déontologie.
Il est reconnu que malgré ses défauts et ses travers que je ne
connais que trop, l'Administration tunisienne est globalement en bonne santé et
cela est bien attesté à travers l'histoire. C'est ce qui a permis d'ailleurs à
l'État tunisien de durer et de garder une certaine stabilité.
J'ai tendance, à ce propos, à dire que l'absence de l'État de
droit en Tunisie a peut-être été compensée par l'existence d'une sorte
d'Administration de droit, eu égard au juridisme excessif que nous rencontrons
dans notre Administration et à l'excès de formalisme qui y a cours.
L'État de la Révolution dans sa nouvelle modernité a donc tout à
gagner à exploiter les points forts de notre Administration au lieu de les
affaiblir par la politisation à outrance qu'il est en train de pratiquer et qui
finira par l'étioler tout en débilitant par ricochet l'État lui-même.
C'est donc d'un appel au bon sens qu'il est question, et la grève
du ministère de ce lundi ne fait que souligner son acuité. Que la neutralité de
notre diplomatie soit donc affichée et garantie et que toutes nos compétences
diplomatiques y soient mises à contribution hors de tout esprit manichéen ! Ce
qui, bien évidemment, n'empêche pas de demander des comptes, selon des faits
avérés et dûment prouvés, à ceux qui ont failli au service du pays comme c'est
leur devoir, se laissant aller à servir exclusivement la dictature.
Mais, ne serait-ce qu'en témoignage pour l'histoire, et je puis le
répéter ici, le nombre de pareils diplomates est bien réduit et ne peut en
aucun cas entacher la bonne tenue d'ensemble de notre diplomatie.
Publié sur Leaders