1. Une transfiguration nécessaire du politique :
La période s'étendant du 17
décembre à l'apothéose du 14 janvier, même si elle remonte en réalité bien
avant dans le temps en termes d'événements fondateurs de la Tunisie Nouvelle,
fut celle d'une fête bien triste de la jeunesse tunisienne, cette génération T
ou génération de la postmodernité dans notre pays.
Malgré le marasme moral et
la désillusion politique dans lesquels elle se trouve plongée, notre jeunesse
ne mérite pas moins d'être saluée; et la période, aussi défavorable qu'elle
paraisse, demeure propice à un salut mérité. Même différé, pour se distinguer
de prétendues festivités d'un second anniversaire de sa Révolution ne célébrant
en fait qu'une confiscation en cours, pareil salut est indispensable d'un rôle éminent pour la
sortie d'un passé révolu et l'entrée résolue dans un futur vécu au présent.
En effet, n'était la
révolution 2.0 initiée et conduite de bout en bout par la génération T, une
génération unie par ses rêves, jamais divisée par ses différences, rien ne
serait advenu de ce que tout un chacun aujourd'hui s'arrache comme un dû en se
basant sur les divisions pour mettre en pièces les rêves fondateurs de cette
Révolution.
Aussi, de mon salut, je fais
volontiers un dithyrambe pour que cette génération préserve tous ses atouts en
persévérant à toujours entretenir
son magnifique rêve — que certains ne veulent voir que comme une illusion
— d'une Tunisie véritablement
révolutionnaire dans son humanisme, sa tolérance et son ouverture assumée à la
différence et au pluralisme. Car, croire est nécessaire pour agir; et avoir la
foi du charbonnier, c'est assurer le plus grand succès pour ce qu'on désire
réaliser et qui finit ainsi en réalité concrète, la force de la pensée balisant
le terrain de sa manifestation éclatante.
Or, le changement est en
cours en Tunisie n'en déplaise aux tenants de l'ordre périmé et à ceux qui,
ayant pris la place des anciens occupants du pouvoir, ne font que se la couler
douce en se coulant tout simplement dans les mauvaises habitudes de leurs
prédécesseurs, y compris avec leurs travers sinon leurs abus. C'est qu'ils
oublient ainsi, en cédant aux délices du pouvoir, l'impératif catégorique qui
leur incombe consistant à transfigurer une mauvaise politique et sa pratique
dévoyée et non à se contenter de simplement remplacer les acteurs qui s'y
adonnaient comme si cela était suffisant pour les purifier. En effet, si
l'intention bonne reste nécessaire, elle demeure insuffisante, exigeant que
l'action réelle et irréprochable la suive de près.
Qu'on en juge donc ! Hier
victimes de persécutions, nos gouvernants se laissent aujourd'hui aller à la
tentation de persécuter ceux qui osent les critiquer, mélangeant contestation
salutaire, toujours nécessaire et utile en démocratie, et sabotage. Dénonçant la
veille les excès de la dictature cachant ses turpitudes derrière l'intérêt
suprême de l'État et l'argument fallacieux du prestige du pouvoir, ils
n'hésitent plus désormais d'en faire usage en toute bonne conscience afin de
museler la moindre contestation, même celle émanant des combattants des
libertés, compagnons de route d'hier.
On argue bien sûr des menées
des contre-révolutionnaires et de leurs actions occultes; mais il ne suffit pas
de s'en prévaloir sans apporter la preuve, dans le même temps, qu'on n'en
profite pas pour faire taire la moindre parole vraie, toute action salutaire
n'obéissant qu'à l'intérêt général ! C'est que le pouvoir, tout pouvoir, a ses
lois impitoyables qui s'imposent à tout un chacun quelles que soient ses
références idéologiques, dogmatiques et dictatoriales ou libertaires et
démocratiques. Et parmi ces exigences impératives du pouvoir figure une
tentation irrépressible d'abuser de son autorité et de se laisser aller parfois,
sans s'en rendre compte, à ses excès et ses dérives.
Aussi, un nouveau pouvoir
remplaçant un ancien ordre corrompu, et qui s'attache véritablement à des
principes démocratiques, se doit de prendre garde à ne pas céder aux tentations
de l'autorité dont il hérite et, surtout, ne pas se laisser corrompre par les
mauvaises habitudes en cours dans les rouages du pouvoir dont la manifestation
suprême et de le couper du peuple. Or cela est vite arrivé, ne serait-ce que
par les solennités jugées (et c'est une erreur grossière) indispensables pour
l'exercice du pouvoir, alors qu'elles reviennent en fait à éloigner le
politique de sa base, et du peuple en général.
C'est d'une transfiguration
de la pratique ancienne que doit se charger en priorité l'équipe nouvelle aux commandes
bien avant que de se servir de son pouvoir comme d'une revanche à prendre sur
les adversaires d'hier en une sorte de réparation d'un préjudice réel. Et
pareille transfiguration doit toucher surtout la pratique politique et
l'attitude à l'égard de questions sensibles éminemment symboliques.
Pour cela, la liberté
d'opinion et de presse, toujours fragile même en démocratie avérée, doit être
protégée, y compris contre des arguments comme ceux du prestige de l'État, du
secret de l'instruction ou de l'intérêt suprême du pays. En effet, ceux-ci sont
par trop faciles à détourner de leur raison d'être pour servir des intérêts
privatifs, comme a su le faire des années durant la dictature déchue.
Et c'est notre jeunesse
éprise de liberté, avec son esprit libertaire, qui est la meilleure garante de
la réussite de cette transfiguration du politique. Il suffit donc au pouvoir en
place de ne pas se mettre sur le dos notre génération T, mais en faire plutôt
une alliée. Il doit ainsi, à titre d'exemples récents, cesser de persécuter, un
jour, au nom des bonnes mœurs, un persifleur des travers de la société et de la
politique, ou chercher noise, un autre jour, à des éclaireurs de la vérité,
chercheurs du vrai par trop vite travesti en fausseté au nom d'un sacro-saint
intérêt suprême de l'État dont ne manque jamais d'abuser tout régime
dictatorial.
2. Une Movida à l'échelle du monde :
Mais que serait au vrai
cette génération T, me demandera-t-on? C'est une génération qui évolue bien
mieux que quiconque dans le sens de l'histoire, étant la génération du temps T
de notre époque postmoderne.
Et cette génération, si elle
fait partie de la jeunesse mondiale, est la mieux représentée en Tunisie où
elle condense le meilleur de ce que les observateurs de la vie des sociétés
désignent par l'expression
Génération Y, soit une génération éprise de vie virtuelle et vivant en marge
d'une société tombée dans le conformisme et le conservatisme, cette vie
faussement quiète et bien rangée que nous donnent à voir dans leur totale
hideur les sociétés occidentales actuelles gangrénées par un manque flagrant de
spiritualité et de sensibilité.
Une telle génération mérite
bien plus le graphème distinctif de T que celui en vogue de Y, pareille
dénomination étant bien plus appropriée et devant y être substituée. Et je le fais
certes par référence à la Tunisie essentiellement, mais pas seulement.
En effet, si je vois dans
cette catégorie une représentation en grandeur nature de ce qui se joue présentement
au jour le jour, mais au grand jour, dans la socialité tunisienne, il n'en
demeure pas moins que cela renvoie aussi à ce qui se passe à un niveau moindre
et plutôt subrepticement, à l'échelle mondiale. C'est que la Tunisie n'a fait
que lancer un mouvement qu'on a appelé Printemps arabe et qui n'est qu'un printemps
universel, le dynamitage d'un ordre ancien saturé en train de s'éteindre
partout à petit feu malgré les réticences de la minorité qui en profitait.
Or, cet ordre ne se limite
pas exclusivement à celui que nous avions en Tunisie; ce dernier n'a été que le
prolongement d'un ordre plus large, mondial, et qui dépendait étroitement de
lui pour sa survie. En effet, il n'est que trop évident que l'ordre dictatorial
en Tunisie ne tenait que grâce au soutien de l'Occident, et des Américains en
tête, actuels maîtres du monde. Aussi, le jour où ce soutien a manqué, il est
tombé, la tête la première, emporté par sa pourriture que l'Occident
s'évertuait à masquer croyant préserver grâce à elle ses intérêts alors qu'il
ne faisait que les desservir.
Mais il lui aura fallu la
pression du peuple, avec sa jeunesse agissante et aux avant-postes, pour se
réveiller de ses illusions et réaliser enfin dans quel sens évoluait
l'histoire. Encore, cela ne fut que le fait de ceux des Occidentaux qui étaient
le plus au fait des réalités tunisiennes, étant plus proches de la génération
T, soit nos amis américains réveillés enfin de leur cauchemar qu'était leur ami
Ben Ali.
L'ordre saturé en Tunisie
n'était donc qu'une branche qui est tombée; mais elle n'était pas la seule
pourrie dans l'arbre de l'ordre mondial; car tout l'arbre est malade. L'ensemble
de l'ordre mondial est en crise aujourd'hui et en se débarrassant de ses
créations les plus entamées, l'Occident ne fait que chercher à retrouver une
santé perdue. Faut-il qu'il ne se trompe pas de médication pour sauver la
plante malade, se contentant de greffes inappropriées risquant de finir par
être rejetées, comme de couper les branches et ne pas soigner l'arbre à la
racine.
Au-delà de la régénération
même de l'arbre mondial malade et qui nécessite la transformation des rapports
internationaux injustes tant sur le plan économique que politique et social, ce
qui nous intéresse ici et dans l'immédiat c'est la greffe que l'on s'évertue à
réaliser en Tunisie pour qu'elle soit celle d'un arbre franc et non d'un
sauvageon. Cela nécessite de prendre en compte moins une prétendue coloration
religieuse que celle bien réelle d'une spécificité sociale que représente à
merveille la jeunesse, cette génération T telle que nous l'avons spécifiée. Car,
en elle se concentrent toutes les particularités authentiques de la société
tunisienne, y compris l'attribut religieux, mais qui est bien loin de celui qui
s'affiche, volontiers dogmatique et haineux.
Ceux qui me lisent savent
que j'adhère à la notion de postmodernité et à la conception de l'ère des
foules, que je qualifie volontiers d'ère des sens et que tout cet aspect de
notre époque n'est que la remise en cause d'un monde fini dans une soif et une
faim d'un monde nouveau, renouvelé. Or, la jeunesse tunisienne, notre
génération T, n'est que l'avant-garde des acteurs de notre temps postmoderne.
Elle est spirituelle, mais pas au point de n'appartenir qu'à une obédience
religieuse prétendue seule vraie; elle est idéaliste, mais pas jusqu'à verser
dans un illusionnisme béat; elle est attachée à son authenticité, mais dans un
attachement encore plus grand à une universalité que font son ouverture
d'esprit et sa tolérance des mœurs.
C'est bien la preuve que si
la vingtième lettre de l'alphabet accolée à notre génération renvoie initialement
à notre Tunisie, la génération, elle, relève bien du monde nouveau en
gestation, la génération T étant moins une génération purement tunisienne que
mondiale. De quel monde s'agit-il, au fait ?
Certainement pas à la sauce
classique et dépassée de la mondialisation, ni même d'une altermondialisation
essoufflée: mais de ce que j'appelle une Mondianité, soit une mondialisation
humaniste où l'altermondialisme place l'humanité en tête de ses préoccupations,
bien avant l'écologie dans un cadre plus vaste de respect de la nature qui
relève de l'écosophie. Car c'est en respectant l'homme dans ce qui fait son
essence, sa nature vraie, que l'on est en mesure de respecter vraiment la
nature.
Hier, au sortir d'une
dictature honnie, on a parlé en Espagne d'une Movida qu'on a retrouvée ensuite
au Portugal et que la Tunisie n'a fait que reprendre à son compte pour
l'étendre à tout le monde arabe. Ce mouvement radical contre toute inertie
mortifère ne saurait toutefois rester cloisonné à la Tunisie et au pays où il a
réussi à s'exporter. Eu égard à la position stratégique de la Tunisie et au
talent de sa jeunesse, son génie attesté par l'histoire, il ne saura que
s'étendre, enrichi, en Occident pour alimenter les mouvements des Indignés et
autres contestations des jeunes qui rejettent à raison un monde fini par trop
dominé par un matérialisme déshumanisé.
3. Un appel à la raison sensible :
Mais qu'est-ce qui
caractérise encore cette génération T au-delà de son appartenance à la Tunisie,
comme microcosme actuel d'un monde en pleine transformation ? Quels sont ses
autres atouts en plus d'être symbolique de cette force de frappe d'une jeunesse
active, faisant du virtuel un levier sociologique de transformation, non
seulement des mentalités, mais aussi du réel ?
C'est d'abord son appel
constant, de par son action même et sa vision des choses, à une raison qui soit
sensible, libérée des formes rigides héritées du temps du cartésianisme dépassé
pour prendre en compte tous les aspects possibles du savoir humain. Or, celle-ci
ne se réduit pas au pur positivisme et ne dédaigne plus désormais les voies
méprisées au temps des Lumières, celles qu'on classait dans le rayon de
l'imagination et qui font appel à la spiritualité, par exemple.
C'est ensuite un humanisme
exacerbé, ne dédaignant aucune voie de connaissance de la nature humaine, ne
refusant aucune particularité en cette humanité considérée comme un complexus à
valoriser dans toutes ses facettes, les plus lumineuses comme les plus sombres.
Les sciences humaines, en effet, admettent désormais une part animale en
l'Homme, nécessaire pour faire son entièreté et lui éviter de tomber dans une
bestialité imparable lorsque l'on cherche à ne voir en l'humain qu'une mythique
et exclusive nature angélique.
C'est de même une ouverture
sincère et assumée à son prochain, cet autre qui est soi-même, tel qu'il est,
avec surtout ses différences qui font indéniablement sa richesse loin de tout sectarisme
et réductionnisme tenant à une vision dogmatique, nationaliste sinon xénophobe.
C'est enfin une conviction
que le sort de l'humanité est intimement lié et que les intérêts des uns et des
autres sont inextricables au point que la valeur humaine, le respect de la
dignité et des libertés individuelles priment toutes les considérations
idéologiques et les spécifications nationales.
Pour la génération T, aucune
frontière, physique comme mentale, ne doit être érigée entre les jeunes du
monde entier dont les slogans ne peuvent être qu'un appel de toute la jeunesse
mondiale à s'unir pour la paix et les libertés, à s'aimer et à faire l'amour et
non la guerre.
4. Le temps révolu de la méprise :
Il est temps d'admettre pour
les uns et les autres que les formes de la vérité sont variables, qu'elle n'est
en aucune façon une, uniforme, figée à jamais mais variée et multiple,
changeant en fonction du moment où elle se situe, s'adaptant aux réalités
sociales et humaines afin de rester conforme au seul aspect demeurant absolu en
elle, sa nature humaniste, éminemment humanitaire.
En Tunisie, l'habitus est au
relativisme en tout, cette relativisation d'une vérité jamais unique, y compris
divine, car toujours perçue en relation avec des vérités interstitielles,
quitte à être singulières, faisant l'essence du Tunisien et sa manière de
penser la nature des choses. Celle-ci est un ordre toujours instable, jamais
désordre, mais muant invariablement en ordres multiples, où la tolérance et
l'ouverture à l'autre et sur l'autre, dont le différent, l'original et même
l'étrange ou supposé tel.
Ce sont ces modalités de
dévoilement de l'âme profonde de la Tunisie — que je nomme Tunisianité — qui
commandent aujourd'hui aux Tunisiens de tous bords, et notamment les élites
politiques, d'adopter la seule posture qui soit à leur honneur, une posture
adogmatique.
Et pareille posture est dans
le dévoilement du génie propre du Tunisien fait de tolérance, d'ouverture et
d'humanisme. Elle est dans la sortie du temps présent de la méprise sur cette
identité assimilée à tort à un recroquevillement sur soi, un rejet de
l'étranger et une prétendue excellence spirituelle.
Nos élites peuvent et
doivent avoir l'humilité en cela de s'inspirer de notre jeunesse, cette
génération T qui écrit avec son génie et son talent la première des pages de
l'histoire du futur ordre dont l'humanité n'a que trop faim.
C'est elle, en effet, qui a
mis en branle le mouvement vers ce nouveau monde et qui ne saurait s'arrêter
malgré les réticences des uns et les sabotages des autres, comme on le voit si
bien dans notre pays.
5. De la belle et de la bête :
Il en va aujourd'hui, en Tunisie, comme dans un
conte de fées dont on ferait, à force de caricature, un simple compte de faits,
la féerie du conte initial détournée se résorbant en comptes d'apothicaire des
dividendes de chaque parti dans sa croisade pour son idéologie ou, à défaut,
pour les délices du pouvoir.
De quoi s'agit-il au sommet
de l'État ? On y assiste, entre autres, à l'histoire de la belle et de la bête
revisitée; cette beauté auréolée de son combat pour les valeurs universelles
qui accepte de convoler en justes noces avec ce qu'on présente comme une bête
sauvage, ayant toujours cru à raison que sous le masque de la bête, il y a un cœur
humain qui bat.
Or, si l'amour de la belle a
effectivement mis en évidence le côté humain de la bête, il a entraîné aussi
dans le foyer conjugal les rejetons de la bête qui, eux hélas, ont perdu toute
humanité; aussi cherchent-ils, obéissant à leur nature bestiale, à croquer la
belle.
En Tunisie, nous avons
affaire à ce remake du conte populaire, le parti islamiste, présenté par
certains adeptes de la sécularité comme étant la bête immonde pour la
démocratie, ayant trouvé sa belle dans le parti de M. Marzouki. Tablant sur sa
capacité d'amener l'islam politique à la démocratie véritable, celui-ci court
le gros risque de voir son propre parti islamisé, vidé de ses principes
démocratiques, finissant en une sorte d'ersatz d'EnNahdha.
C'est ce qui fait que ce
parti, dont l'idéologie progressiste, résolument humaniste et universaliste
séduisait les couches populaires éprises de liberté et de dignité, s'est
soudain retrouvé vidé de ses forces vives et de la jeunesse engagée, véritable cœur
battant de la Tunisie profonde. En effet, il est incontestable que le parti du
président est, aujourd'hui, en manque de ses valeurs d'origine, nombre de ses
militants les troquant désormais contre des valeurs faussement démocratiques,
se voulant aux couleurs d'un islam dogmatique, bien plus ténébreux qu'il n'est
à l'origine, cet islam des Lumières auquel la Tunisie est attachée et que le
CPR authentique est censé incarner et chercher à promouvoir.
Aujourd'hui, la jeunesse T
se détourne de plus en plus du CPR et de son alliance avec un parti islamiste
que ses ultras poussent à encore plus d'intransigeance en matière dogmatique,
réduisant un parti naguère en proue de la lutte pour les valeurs à un simple
faire-valoir, à peine en poupe du combat des droits de l'Homme.
6. La beauté du diable :
Nous n'avons jamais
diabolisé le parti de Ghannouchi et nous ne le ferons point, ne serait-ce que
parce que de véritables humanistes existent bien en son sein, même s'ils n'en
constituent qu'une minorité et dont les valeurs sont par moments sujettes à
éclipse. Bien mieux, nous ne le ferons jamais, car nous pensons que la part du
diable est nécessaire en tout être humain et qu'il doit juste apprivoiser pour
être un humain équilibré, sinon c'est au moment même où il croit être pur ange
qu'il se découvre absolument luciférien.
Le pire est que parmi eux,
il existe certains qui n'hésitent pas à faire de la beauté du diable une arme
pour tromper et appâter les crédules, croyant sincèrement ou pas que leur
beauté diabolique est en fait une aura angélique devant être imposée à tout un
chacun.
La Tunisie n'est ni
exclusivement islamiste ni totalement à séculariser, elle est diverse et c'est
ce qui fait son originalité. Aujourd'hui, l'islam y est encore à savourer sa
revanche après des années de répression; or, si pareil sentiment est humainement
légitime, cela commence à trop durer et à se transformer en abus. Le temps
n'est pas aux règlements de compte ni aux calculs politiciens; il est à la
construction d'un État modèle qui est en mesure de faire de notre religion le
socle d'une modernité nouvelle, une postmodernité réussie.
En cela, l'islam est
incontournable, mais pas n'importe lequel, celui des Lumières. Et de cet islam
relèvent tous ses courants, y compris ceux qu'on diabolise comme les dits
salafis, du moment qu'ils se réfèrent à une religion de paix, un islam
spirituel que le soufisme des origines, dont l'empreinte est très forte en
Tunisie, a quintessencié; car le vrai salafisme aujourd'hui est le soufisme de
Jounayd, l'une des inspirations majeures de l'islam tunisien.
7. Le zénith et le nadir :
L'époque que nous vivons
actuellement a ceci de fascinant qu'elle met l'accent sur la profondeur des
choses qui sont pourtant à leur surface et que l'on ne voit plus à force de
banalisation d'un ordinaire pas si banal que cela en définitive. Nul ne
conteste désormais que les évidences ne se réduisent jamais au réel que l'on
croit voir, gros d'un irréel à distinguer, ce même que spécifiait Max Weber
dans sa démarche sociologique compréhensive.
Comme avec la bête dont s'éprend la belle, il faut savoir
dépasser les apparences, aller en leur creux, délaissant une raison raisonnante
qui a épuisé sa pertinence scientifique avec la relativité et la physique
quantique, ouvrant la voie à cette objectivité basse chère au physicien Bernard
d'Espagnat.
L'objectivité aujourd'hui
est de considérer l'islam dans ce qui a fait surtout son originalité, soit une
culture et une civilisation avant d'être un culte et une religion. En cela, il
est possible de renouer avec son apogée et le replacer au zénith qu'il n'aurait
jamais dû quitter si ses adeptes avaient su mettre à profit sa riche
spiritualité pourtant mise en évidence par un courant soufi qui fut en avance
sur son temps.
Aujourd'hui, le zénith c'est
notre conception de la politique et de la religion, une conception qui doit
être compréhensive, pour les deux, comme on le dit de la sociologie, tenant
compte des moindres manifestations sociales, étant si réceptive, au point de
l'intuition. Ce sera celle qui oublie les plans de carrière et les ambitions
personnelles, une conception originale de la politique et authentique de la
religion, une politique et une religion des Lumières.
Il est temps, en cette
postmodernité favorable à la découverte des valeurs anciennes, de renouer avec
nos vraies valeurs islamiques réhabilitées et de faire quitter l'islam ce nadir
où il végète depuis des années, où tendent à le maintenir une conception
religieuse obscurantiste et une pratique politique antique.
Que nos politiques osent
donc regarder la Tunisie au fond des yeux en faisant appel à une raison qui
soit sensible, une croyance qui soit une foi et une politique qui soit magnétique,
et ils y verront une faim d'un monde nouveau où l'islam aura quitté le nadir
pour le zénith en un fait religieux postmoderne, culturel bien plus que
cultuel, universel et non seulement communautaire, rationaliste et jamais
dogmatique.
8. Il suffit de croire !
Il est certain
qu'aujourd'hui, en Tunisie, comme on a pu le soutenir par ailleurs, toutes les
manifestations de vie de l’être s’influencent les unes les autres, que
l’évolution politique ou sociale a sa correspondance dans la vie morale, voire
même dans le comportement physique de l’être.
La révolution tunisienne
doit avoir pour prolongement le Tunisien, tout le Tunisien, cet être — fruit
d'un passé multiculturel ancestral — à comprendre et à aimer profondément;
voilà le but auquel doivent s'atteler les politiciens en ce pays.
Pour y arriver, il leur suffira
de se caler dans leur pratique sur ce qui caractérise notre génération T,
faisant son essence. Ainsi réussiront-ils sans conteste une transfiguration
réelle de la pratique politique qu'ils prétendent incarner.
Leur politique devra être
tellement compréhensive qu'elle en deviendra empreinte d'un véritable
magnétisme, étant alors tout à la fois nationale et universelle, à la portée de
tous les peuples opprimés, à tort mis au ban de l'histoire humaine à l'écriture
de laquelle aucun peuple ne doit être exclu.
Notre politicien sera
volontiers populiste, mais il s'agira de ce noble populisme ressortissant par
un ton, une éthique, une épistémologie et une politique.
Dans son action, il ne
minimisera en rien la richesse ou la complexité des efforts humains, touchant
aux divers sujets et champs d’analyse sous un angle populaire et démocratique.
À l’image d’un éducateur, il saura démontrer que les initiatives les plus
importantes et les plus profitables à l’être humain, sans exclusion aucune, ni
de géographie ni de culture ni de niveau de civilisation, sont bien à la portée
de tous.
Convaincu de la sorte que la
politique doit bénéficier à tous, qu'elle ne saurait couper le politique des
masses, il mettra l’accent sur ses origines populaires, le cas échéant, et en
sauvegardera la modestie en évitant de céder aux délices que procure le
pouvoir. Car la politique vraie, tout comme la religion authentique, n'est pas
l’apanage spirituel des privilégiés de la fortune et de la société. De fait, par
sa nature et par ses origines, sinon par ses résultats, l'art politique est
bien plus près de l’âme populaire que de l’esprit élitiste.
Le peuple en Tunisie, fût-il
tout près du degré absolu d'ignorance (ce que croient certains, alors que cela
est bien loin de la vérité, ce peuple ayant une sagesse innée palliant tout
savoir acquis) est bien plus proche de l'art politique dans sa vie quotidienne
que nombre de ses représentants; c'est qu'il y a en lui quelque chose qui
ramène vers la simplicité qui doit caractériser toute politique fidèle à son
origine.
Et au sein de ce peuple, la
jeunesse, notre génération T, permet tous les jours de mesurer à quel point est
dépassée l'affirmation que la masse populaire doit détenir certaines
caractéristiques particulières pour accéder au monde de l’esthétique et de
l’intellect, qu'on disait jusqu'ici réservé à une certaine culture, un certain
nombre de pays dits développés ou certaines élites à leur image.
Tous les jours, déjà bien
avant les retrouvailles de la Tunisie avec la liberté, mais surtout après la
Révolution dont elle a été l'initiatrice, cette génération démontre à profusion
à quel point le peuple tunisien est habité par une habileté, une aptitude et
un talent suffisants pour
justifier son originalité qualifiée de génie.
Et elle force les plus
récalcitrants à changer radicalement de position pour reconnaître le rôle
majeur des sociétés exclues dans la transformation du monde et même à y
privilégier l'action des peuples déshérités jusqu'ici exclus du concert des
nations. Et bien évidemment, dans ces peuples, c'est leur jeunesse agissante
qui est en proue de tout combat pour le meilleur. Car, en tout peuple éveillé à
l'histoire, il est une génération T.
C'est un fait incontestable
que ce qui s'est passé en Tunisie avec le Coup du peuple a permis de redéfinir
les pratiques épistémologiques et méthodologiques, conventionnellement détenues
par les experts officiellement désignés, en termes de politologie et en
stratégies, perspectives et approches politiques.
Et ce que s'y passe est la
meilleure réponse aux intrusions pernicieuses des prétendus experts du
printemps arabe, auteurs autoproclamés d'une nouvelle cuisine de notre temps,
se présentant comme érudite alors que l’érudition a toujours été indigeste au
peuple pour qui la bonne cuisine, la vraie, n’est rien d'autre que la simple
cuisine, celle du genre pot-au-feu ou tout autre ragoût fleurant bon le
terroir, l'authenticité.
On a pu dire qu'en politique,
on n'est gourmet qu'en tant que gourmand ayant perdu l'appétit, cet appétit qui
ne vient au vrai politicien qu'avec la compagnie du populo. Or, les aptitudes
nécessaires en cela ne sont acquises naturellement que par ceux qui vivent au
milieu du peuple, en milieu rural ou à son contact, là où résident les éléments
constitutifs de l’âme tunisienne qui est pour l'essentiel une âme paysanne,
rétive aux ors des palais, aux honneurs et autres solennités.
En un mot, le politique vrai
doit être à l'image de la génération T, avoir pour slogan le sien propre
qu'elle a su transformer en réalité après l'avoir imaginé tout en virtualité :
Soyons simples, osons faire possible l'impossible !
Et c'est tout à fait
possible, il suffit d'oser simplement y croire; et voilà même l'illusion qui
est déjà réalité !
Publié sur Nawaat