Croire contre autrui ou la foi pour tous : dilemme du
vivre-ensemble de la nouvelle socialité tunisienne
Notre époque postmoderne met l'accent sur le retour en force des
valeurs anciennes que l'on croyait à jamais perdues. De ces valeurs, il en est
une qui est particulièrement importante, son absence ou sa dévalorisation ayant
entraîné le désenchantement du monde; il s'agit de la spiritualité.
Et on le voit aujourd'hui en Tunisie, le besoin de croire
l'emporte même sur la volonté de vivre. Or, si le droit au sacré est désormais
une liberté comme une autre à reconnaître à l'Homme, il est toutefois regrettable
de continuer à faire la confusion entre la croyance et la foi, amalgamant le
bon grain et l'ivraie.
Au vrai, croire peut-être irrationnel et dramatique, alors
qu'avoir la foi est tout ce qui est de plus rationnel quitte à paraître
tragique. Il est bien évident que nous faisons ici nôtre la distinction devenue
classique en sciences sociales entre le dramatique et le tragique, le premier
étant ce qu'il nous faut éviter, synonyme de catastrophe et de désastre. Quant
au second, il correspond à l'inéluctabilité de certains faits irrésistibles
auxquels le sage se soumet comme toute autre créature en cet univers; toutefois,
en ne contrariant nullement le cours de la nature, il use de sa raison pour ni
se laisser emporter trop loin ni abdiquer son libre arbitre, puisant dans son
instinct l'intuition juste qui fait le meilleur en l'Homme.
La dramaturgie de la croyance vient du fait qu'elle se colore
d'idéologie et exacerbe les passions humaines. Le tragique de la foi est dans
son inéluctabilité pour l'homme libéré de sa prétention à dominer un monde
auquel il se sait désormais bien soumis, devant l'accepter comme il est, tel
qu'il se donne à voir, ne pouvant que s'y adapter avec intelligence, employant
cette faculté qui le distingue des autres créatures de la nature et qui est son
honneur.
Rapportée à l'islam, notre distinction porte sur sa double nature
de culte et de culture; la croyance relevant du culte et la foi de la culture.
Si l'islam a une prétention à l'originalité et à la rationalité de ses
préceptes, cela ne saurait relever d'une conception cultuelle, mais de ce qu'il
a laissé voir et illustrer de la plus belle façon durant son histoire en un
habit de Lumières.
Si l'islam se veut ce qu'il n'a jamais été en ses débuts, soit
s'il se transforme en simple culte comme y travaillent les plus dogmatiques de
nos islamistes, alors il ne sera ni universel ni rationnel. Le pire est qu'il ne
sera même pas le vrai islam, l'islam authentique ayant été une révolution des
mentalités.
En effet, la lecture que l'on nous offre aujourd'hui de l'islam
n'est que l'islamisation de façade d'une tradition judéo-chrétienne qui a su
infiltrer notre religion et que l'islam vrai, l'islam des origines, était venu
justement rectifier pour la conformer à la foi originelle.
Il est impératif que les croyants musulmans sachent s'élever au
degré supérieur de la foi en devenant les fidèles véritables de l'islam. Entre
un croyant et un fidèle, il y a tout l'esprit révolutionnaire de l'islam, un
esprit fait de tolérance, d'ouverture et d'humanisme. Le croyant s'attache à la
lettre du dogme tandis que le fidèle honore son esprit. Or, entre la forme et
l'esprit de la forme, entre le corps périssable et l'esprit éternel, il y a
toute la différence entre une religion éternelle et universelle, sceau des
religions et une religion particulariste, réduite à un simple rite, un pur
culte.
Le fidèle n'a pas recours aux stratagèmes multiples des croyants
pour préserver l'actualité d'une religion qui est de son temps du fait qu'elle
se veut éternelle. Et telle éternité est dans la plasticité avérée de ses
préceptes saisis selon leur esprit.
Les fidèles des premiers temps l'avaient bien compris qui
s'attachaient moins à la lettre de leur religion qu'à ses intentions, ses
visées, son esprit, trouvant les expédients, multipliant les constructions
juridiques pour que le texte ne se fige point, violant du coup la vitalité de
son âme.
Croire à mourir à la salafi d'aujourd'hui et à faire mourir au
lieu de donner la vie et l'entretenir — l'espoir étant à la source de l'islam,
y compris et surtout celui du pénitent à la rémission de ses fautes —, ce n'est
tout simplement pas croire à l'islam authentique.
Ce
dernier honore la vie; la croyance à mort au nom de la foi islamique à la
manière des faux salafis, ce n'est rien de moins que de la dénaturation. Seule
la foi pour vivre honore l'islam ! Et c'est la foi pour vivre en paix et dans
l'amour, la fraternité, avec autrui, y compris dans sa différence, comme le
font les soufis, les vrais, ceux dont l'empreinte est encore vivace dans la
tradition islamique tunisienne. C'est bien là l'exemple vrai du salaf, l'islam
originel.
Assurément, ce sont les soufis des origines qui ont incarné le
mieux cet esprit de l'islam véritablement salafi; le soufisme étant aujourd'hui
le seul salafisme authentique, celui de la vérité. C'est pour cela qu'il est craint
de ceux qui se disent salafistes et qui ne relèvent que d'une tradition altérée,
s'adonnant à un salafisme de mensonge.
Les attaques des mausolées de certains de nos saints le prouvent;
nos prétendus salafis savent bien qu'ils ne peuvent dénier aux soufis le droit
de se réclamer être les seuls vrais représentants de la tradition authentique
et authentifiée de l'islam qu'ils honorent en religion de la vie.
Car l'islam soufi est un code éminent du vivre-ensemble paisible, fraternel,
et non une idéologie de haine et de mort comme l'entendent les faux salafis,
versant consciemment ou inconsciemment dans la négation de l'autre, leur
prochain, viciant une belle religion tout en croyant la servir.
Or, que voit-on en Tunisie aujourd'hui? Bien que l'islam tunisien
soit profondément marqué par une triple empreinte faite de tolérance et de
rationalisme, puisant en une tradition malékite, ashaarite et soufie, l'islam
au pouvoir ne sait ou n'arrive pas à s'en tenir à cette tradition et à la
renforcer. Il se laisse déborder par ses tendances extrémistes, motivées
surtout par une revanche à prendre contre un passé qui fut certes cruel à leur
égard, mais qui ne doit nullement servir de prétexte pour excuser des
turpitudes en sens opposé, se vidant ainsi de tout ce qui fait son originalité,
à savoir son unanimisme universaliste et rationaliste.
Au lieu de renforcer pareil noyau islamique tunisien, véritable
atout pour un islam de progrès et de paix, modèle d'une religion postmoderne,
nos élites au sommet de l'État se laissent aller à la tentation d'importer un
modèle étranger à la mentalité tunisienne et à sa tradition, cédant à une
pratique de l'exercice politique à l'antique, dont les principes sont même
antinomiques avec la morale islamique véritable rejetant radicalement la
tromperie, la simulation et la dissimulation.
Pourtant, nous avons une alliance au pouvoir censée constituer ce
qui pouvait arriver de mieux à la Tunisie, réunissant un parti majoritaire à
tendance religieuse, se voulant politiquement modéré, et deux partis
minoritaires supposés être de gauche, attachés aux valeurs universelles des
droits de l'Homme et de la démocratie.
Mais qu'en est-il dans les faits? Ce que d'aucuns craignaient, à
savoir que le parti majoritaire ne joue pas sincèrement le jeu de l'alliance,
ne tenant pas compte des exigences essentielles de ses partenaires en cédant à
la fermeture dogmatique de ses troupes et en pratiquant la fameuse tactique du
plus fort : ce qui est à moi est vérité divine, ce qui est à vous demeure
négociable.
Bien évidemment, on ne peut que reprocher au parti majoritaire
pareille entorse à la règle d'or d'un partenariat véritable et fructueux, qui
est l'équilibre dans les concessions. Cependant, le reproche doit être surtout
fait aux partenaires qui acceptent de voir fouler au pied leurs principes
fondateurs pour s'accrocher au pouvoir au nom de l'espoir de plus en plus
fallacieux d'amener à leurs vues leur partenaire lesté de l'intransigeance du
gros de ses troupes.
Le plus grave est que, continuant de la sorte à accumuler les
concessions sur ce qui fait l'essence de leur mouvement politique, ces petits
partenaires apparaissent comme jouant à la grenouille qui s'évertue à
ressembler à qui l'on sait; or, nul n'ignore la triste fin de qui se détourne
de sa vraie nature.
Le Forum menace aujourd'hui de rompre l'entente, mais saura-t-il
aller jusqu'au bout de son attachement à des objectifs d'une démocratie
pluraliste et foncièrement tolérante?
S'agissant du CPR que je connais mieux, je dirais même qu'il joue aussi
au corbeau mimant une marche qui n'est pas la sienne, et qui finit par tout
perdre, comme c'est connu. Ce qu'il peut gagner en restant fidèle à son essence
est bien plus prometteur, nonobstant.
Où est passé le CPR des années de lutte contre la dictature?
Aujourd'hui, il ressemble à un satellite du parti islamiste bien plus qu'à un
parti de gauche, tellement il a mis d'eau dans son breuvage. Assurément,
Monsieur Marzouki dont on ne peut douter de la profession de foi démocratique
ni de la fidélité aux convictions d'antan, peut toujours se sentir impuissant face
à un parti qui lui échappe, qu'on soupçonne d'être sévèrement noyauté par des
partisans du gros partenaire.
En effet, ce dernier l'aurait fait investir massivement de ses
sympathisants dans le but de réussir une stratégie judicieusement arrêtée et
contrer les manœuvres faites pour l'empêcher de gouverner seul moyennant un
code électoral vicieux. Mais le Président peut-il rester cantonné dans le rôle
auquel on le réduit, risquant de voir son parti définitivement dépossédé de son
âme?
Il est temps, quitte à contrarier encore plus son partenaire
encombrant, pour qu'il rappelle à tous que ses valeurs ne sont pas négociables
et qu'il existe une ligne rouge à ne pas dépasser, surtout pas pour les délices
de l'exercice du pouvoir qu'il est le premier à répudier. Cette ligne doit être
tracée clairement autour de principes éminemment symboliques, sommant s'il le
faut EnNahdha de s'y plier à travers une attitude claire et nette.
En voici, à titre d'exemple, trois qui peuvent et doivent faire
l'objet d'une adhésion sans tarder du parti majoritaire à travers une orientation
définitive pour une mention expresse et formelle dans la Constitution en vue de
prouver sa bonne volonté pour un partenariat équilibré n'ayant en vue que
l'intérêt du pays et non celui des calculs partisans :
1/ L'abolition de la peine de mort, seul Dieu étant en mesure de
mettre fin à la vie de ses créatures;
2/ L'adhésion au système universel des droits de l'homme sans aucune
restriction idéologique ou religieuse;
3/ La supériorité des conventions internationales régulièrement
ratifiées sur le droit interne.
Appeler ainsi les partenaires de la troïka à dire publiquement et
sans fioritures leur adhésion à ces trois principes n'est qu'une façon de les
inviter à administrer la preuve de leur véritable foi démocratique et leur égal
attachement au système pluraliste tel que ralliant la majorité des sociétés politiques
du concert mondial hors de toute logomachie partisane.
Assurément, cela risque de constituer le nouveau dilemme cornélien
se posant aux autorités tunisiennes; et il peut être, dans le même temps, un cas
de conscience pour certains. C'est qu'il est susceptible de heurter des
intérêts immédiats, nécessitant une prise en compte des réalités relevant d'une
psychosociologie attestée sur cette terre tunisienne depuis la nuit des temps
et qui est la communion dans une ouverture à l'altérité que j'ai nommée par le
néologisme de communautarité.
Or, il nous faut être conscients que ce n'est que chercher
inutilement à détruire un trait essentiel de la véritable identité tunisienne
que de vouloir y imposer un autre islam que le sien. Celui-ci est suffisamment
tolérant, humaniste et ouvert à autrui pour faire modèle : l'islam que
nécessite l'époque postmoderne, donc un islam d'aujourd'hui, redevenu de
nouveau une religion des Lumières.
Et que les partenaires minoritaires d'EnNahdha ne s'y trompent
pas, c'est le parti supposé le plus puissant qui dépend d'eux et non l'inverse,
malgré les rodomontades de ses membres les plus déconnectés des réalités; car
il ne peut gouverner sans eux. Aussi, ils ne doivent pas hésiter, au nom de leurs
principes les plus fondamentaux, à ne plus faire la moindre concession; et ils ne
manqueront pas de voir le parti finir par se rallier à leurs vues.
Bien mieux, c'est ainsi qu'ils rendront services à la minorité éclairée
de ce parti qui, paradoxalement, a bien besoin de leur intransigeance pour
faire valoir son point de vue auprès des siens vivant en un autre temps!
C'est en cela que réside finalement cette autre facette du dilemme
des autorités tunisiennes actuelles, celui d'un parti majoritaire
officiellement monolithe, supposé le plus fort, cherchant à imposer ses vues et
à passer en force, alors qu'il sait ne pouvoir gouverner seul, dépendant de la
complicité de ses partenaires.
D'ailleurs, quiconque connaît assez EnNahdha de l'intérieur se
rend inévitablement compte que son dogmatisme ne constitue que formellement une
force et qu'il reste fondamentalement friable lorsqu'il est confronté à une
contestation tout aussi stratégique que sérieuse, discrète mais intransigeante
sur les principes d'une bonne gouvernance. Car l'islam n'est rien d'autre que la
meilleure gouvernance !
Ne serait-ce que pour rester au pouvoir — et c'est un souci
principal pour le parti de Cheikh Ghannouchi, la réalisation de son programme
dépendant de la maîtrise des rouages de l'État et de ses leviers —, il lui faut
des partenaires. À ceux-ci de savoir s'imposer à leur colossal partenaire aux
pieds d'argile. Que les défenseurs des droits de l'Homme en soient conscients
et ne doutent pas de leurs véritables atouts! C'est l'intérêt de notre belle
Tunisie qui le leur commande afin qu'elle redevienne re-belle.
Publié sur Leaders