Quand est-ce que la morale et les bonnes mœurs sont bafouées?
Est-ce par un geste anodin, même vulgaire, ou par un branle-bas de combat à
l'occasion de pareil geste? La vraie morale ne serait-elle que pure forme où
doit-elle plutôt s'élever au-dessus des apparences toujours trompeuses et
s'attacher à l'essentiel, en étant libre dans une société aux libres mœurs?
Ces
réflexions s'imposent au moment où l'on apprend que la Garde Nationale enquête
avec l'humoriste Lotfi Abdelli pour un geste jugé indécent. Comble du loufoque,
c'est une brigade habituellement chargée de dossiers sensibles et de grandes
affaires qui est en charge du dossier ! Cela ne peut être interprété que de
deux manières : ou l'on veut intimider le comédien et tous ceux tentés par son
exemple, ou l'on prend bizarrement au sérieux un geste anodin. Dans les deux
cas, c'est un mauvais signe que nos autorités adressent au peuple à la veille
du deuxième anniversaire de sa Révolution qui a été justement le refus de
pareille politique du gros bâton. Or, en Tunisie, le peuple ne sait plus avoir
peur !
Mais qu'on
soit d'accord ! Défendre aujourd'hui Lotfi Abdelli, ce n'est pas nécessairement
approuver son geste; c'est lui reconnaître le droit intangible de s'exprimer
comme il l'entend, la forme ne pouvant jamais prêter à censure notamment quand
elle véhicule un fond éminent. De plus, pareil geste est bien fréquent chez le commun
du peuple, et ne pas l'adopter, ne pas le cautionner ou ne pas le reproduire
n'est pas une raison pour le condamner. Car, c'est alors condamner la liberté
d'expression qui doit pouvoir opter pour toutes les formes de communication
possibles, y compris les plus triviales, du moment qu'elles véhiculent un
message, éloquent qui plus est.
Chercher à
tourmenter l'humoriste aujourd'hui, c'est prendre pour cible les hommes libres
qui ne sont pas prêts d'être embrigadés par les zélotes d'un ordre moral censé pourtant
définitivement tombé avec la dictature. Comment donc les partis au pouvoir se
taisent-ils devant pareil grave dérapage ou encore ne le dénoncent-ils pas?
Certes, on
nous sortira la rengaine habituelle de l'indépendance des autorités concernées,
alors qu'ici il s'agit bien d'instances sous la responsabilité du ministère de
l'Intérieur. Veut-on instaurer en Tunisie un ordre moral pudibond se
satisfaisant de l'apparence pour négliger le fond ? Alors, retour du refoulé
oblige, on agira sans le savoir pour faire prospérer les turpitudes ! Il suffit
de voir les sociétés où les polices des mœurs sont bien actives pour réaliser à
quel point ces sociétés sont pourries en leurs tréfonds, et particulièrement dans
ce que les tartuffes prétendent assainir : les bonnes mœurs!
Que le
gouvernement se prononce donc contre une telle violation de la liberté
d'expression ! Que le ministère de l'Intérieur arrête une pareille enquête
inconcevable dans un pays se voulant libre et démocratique ! Que le ministre
des Droits de l'Homme apporte son soutien à Monsieur Abdelli puisqu'il a été le
premier à vilipender indirectement son geste en quittant, offusqué, le plateau
de télévision auquel il participait avec lui ! Que cheikh Ghannouchi se saisisse
de la question pour rappeler à l'ordre les zélotes de l'ordre moral et leurs
émules, en décrétant une ligne rouge à ne pas dépasser, la liberté d'expression
en Tunisie, acquise au prix du sang des martyrs !
C'est à
ces seules conditions qu'ils prouveront la sincérité de leur profession de foi
démocratique; et ce sera le meilleur salut qu'ils adresseront à la Tunisie Nouvelle
République en un geste concret, hautement symbolique, de célébration de son Coup
du peuple !
Publié sur Nawaat