Crise et raison sensible :
Ainsi, la crise entre l'UGTT
et le gouvernement aura été résorbée avec un minimum de sérieux et de bonne foi
! Mais qui en aurait douté, connaissant la nature des fils de qualité
supérieure formant le tissu de la société tunisienne ? Pour être entrelacés et
en apparence ténus et souples, ceux-ci ne sont pas moins solides, constitutifs
d'un tout homogène que les plus laudateurs de l'âme tunisienne, mais connaisseurs
néanmoins de sa vérité, nomment à raison "Génie tunisien".
C'est ce génie qui a été à
l'origine de la révolution tunisienne que je préfère appeler "Coup du
peuple", et il restera à l'œuvre tant que l'on y croira, tant que l'on ne
versera pas dans la soi-disant objectivité dépassée dans sa version
essentialiste, dogmatique, et stipulant comme nécessité vitale de déconsidérer
toute opposition, tout conflit selon le réflexe d'antan, le considérant comme une
porte ouverte au désordre et au chaos.
Que nenni ! En notre
démocratie naissante, il nous faut nous rendre enfin à l'évidence qu'en
politique, le conflit est la première chose à laquelle il faut s'habituer, car
c'est la marque de la pluralité. Le tout est de ne pas crier trop vite au
chaos, craindre le pire et agiter de prétendus risques de division tout en
continuant d'agir inlassablement pour l'intérêt général.
Il est vrai que la stratégie
de la division (ce démon berbère disait Bourguiba pour, surtout, mieux asseoir
son pouvoir autocratique) a réussi tout au long de l'histoire arabe musulmane.
Or, elle a été mise en œuvre avec art par ceux qui usaient et abusaient d'un
pouvoir dont ils disposaient et ne voulaient plus s'en départir, ce qui les
amenait à chercher à gommer, sinon diaboliser, toute différence susceptible de
leur nuire, faisant un mal absolu de la discorde. Et ce fut même érigé en dogme
sacré, alors même que l'une des spécificités de notre religion est d'être bien
plurielle à la base, comme cela transparaît à l'évidence dans cette révélation
faite en six parlers.
Qu'on se le dise, donc ! la
démocratie c'est la culture de la division, des discordes et des ruptures; la
seule différence avec l'anarchie destructrice — et non cette anarchie pouvant
être constructive, car magnifiant la liberté et la non-soumission à un pouvoir
surplombant — est qu'elle se réalise selon un protocole et un code de conduite;
soit dans un État de droit selon la terminologie de nos jours.
Qu'on se le dise aussi ! la
trop fameuse propension arabe à l'anarchie par trop dénoncée en son temps, et
reprise depuis à l'envi, comme par notre génial premier sociologue Ibn
Khaldoun, était en fait un jalon nécessaire sur le parcours d'une démocratie en
herbe, sauvage et rebelle (re-belle), mais ferment nécessaire d'une société
plurielle à laquelle n'aura manqué que la structuration nécessaire en État à
institutions et système législatif.
C'est pourtant ce que fit
l'islam des Lumières en s'érigeant comme religion et comme politique, donnant
au monde une brillante civilisation. Et c'est ce qu'il est en mesure de continuer
à faire si les plus dogmatiques de ses adeptes arrivaient à se libérer de leur
lecture formaliste, faisant enfin une relecture authentique de la religion, non
seulement conforme à sa lettre, mais aussi et surtout à ses intentions, usant
de l'esprit des textes tel qu'on use de l'esprit des lois. Rappelons ici que le
soufisme des origines avait réussi le premier une pareille gageure, et il
suffit d'y revenir et de se couler dans ce moule pour faire retrouver à l'islam
en notre pays sa splendeur d'antan.
Pour revenir à l'actualité en
notre pays, la raison a donc triomphé, et c'est à l'honneur de ceux qui y ont
cru, car ce peuple est intelligent et mérite que ses élites soient à sa
hauteur, mettant en œuvre une raison que je qualifie de sensible, soit celle
qui postule d'être réellement à l'écoute du peuple, en symbiose avec ses
exigences. Or cela a été possible à la faveur d'une crise qui a joué comme
révélateur, permettant d'avoir une vision claire de la situation et du rapport
des forces en présence.
En effet, au-delà de la
conception galvaudée de la crise, elle reste hautement utile comme cette occasion
à saisir pour engager un changement devenu nécessaire. En grec, la crise
(krisis) signifie le jugement, la décision; c'est donc le moment clé, le moment
ou jamais où tout doit se décider. En l'occurrence, la crise que vient de vivre
le pays est ce moment charnière d'amorcer un nouveau départ dans la pratique
politique en Tunisie.
C'est qu'on ne peut plus
faire semblant de chercher à plaire au peuple et jouer la sympathie sans être
sincèrement en empathie avec lui. Un rapport doit exister entre le peuple et
son élite politique comme un rapport magnétique supposant une rupture avec la
façon archaïque de s'adonner à la politique, la pratique antédiluvienne de la
force, de la ruse et de la langue de bois. La vraie politique aujourd'hui se
doit être une culture des meilleurs sentiments en nous, ce que le grand Farhat
Hached a résumé par la plus éloquente expression jamais démodée : "Je
t'aime !". Que s'en inspirent ceux qui s'adressent à ce peuple, prétendant
chercher à le servir et n'ayant à l'esprit que le service de leur carrière
propre !
La crise que vient de
surmonter le pays aura ainsi clarifié la situation en responsabilisant les uns
et les autres et en levant certains doutes qui, comme les herbes folles,
poussaient dans le jardin de la Tunisie Nouvelle République, menaçant même de
le couvrir, étant savamment entretenues par ceux qui cultivent moins l'amour
que la haine, ne faisant de la politique qu'un marchepied pour le pouvoir.
Elle met surtout l'accent
sur la nécessité en ce pays d'un autre rapport à la politique, un rapport que
je qualifie de magnétique pour une politique imaginative qui soit
compréhensive. Quèsaco?
Une politique magnétique :
Il est de l'utilité dans la
crise comme il est de l'utilité dans l'inutile ! Et ni le désordre ni le
déséquilibre n'existent plus en tant que somme unitaire; dans les deux cas, il
ne s'agit désormais que d'une multiplicité d'ordres et de déséquilibres au
point qu'il nous faut peut-être changer la graphie de ces mots en "des-ordres"
et "des-équilibres" pour arriver à en rendre le sens véritable.
Pareillement, la politique
vraie est l'art et la manière de ne pas croire qu'existe un quelconque impossible
(que j'écrirais volontiers im-possible); c'est même la capacité, quitte à
paraître rêver et s'illusionner, de faire de l'impossible d'aujourd'hui le
possible de demain. Pour cela, il faut s'atteler à la tâche au plus tôt, quitte
à heurter les plus sceptiques, ces soi-disant réalistes, coupeurs de têtes de
tout ce qui est novateur. Sans parler de ceux qui restent rivés à un ordre
ancien, un monde en agonie, criant à la fin du monde lorsqu'il ne s'agit que de
la fin d'un monde particulier et qui est, dans le même temps, une réelle faim
d'un autre monde, un ordre nouveau, un paradigme à la hauteur des ambitions de
ce pays.
Aujourd'hui, à la faveur de
cette bascule de paradigmes imposée par la postmodernité, le politique se doit
d'être désormais une sorte de détecteur et d'actualiseur ulta-sensible des
ambiances affectives et des attentes implicites du peuple dont il sera en
mesure de cristalliser les attentes pour les mettre en forme. Aussi, le
politique et son peuple se doivent-il d'avoir un rapport symbiotique, former
une sorte de système couplé, un même ensemble, un système collectif mental.
C'est que la clairvoyance,
surtout en politique, n'est jamais une structure monopsychique; ainsi, faire la
politique aujourd'hui relève-t-il en quelque sorte du phénomène magnétique et de
ses manifestations somnambuliques. Je dirais même que la politique postmoderne,
en tout cas celle que nous pouvons mettre en scène chez nous, doit emprunter au
magnétisme toutes ses caractéristiques.
Magnétique, la politique
sera assurément en mesure d'actualiser les virtualités cachées dans l'âme de
notre peuple. Car chaque peuple a en lui des puissances occultes qui
n'attendent pour se développer que le moment où il est instruit de leur
existence. Pour le peuple tunisien, ce fut sa révolution, ce moment de vérité
lui révélant les immenses capacités virtuelles en lui et qui n'attendaient que leur
épiphanie grâce à une foi inébranlable en leur réalité patente bien
qu'invisible.
" Il n'y a de science
que du caché ", disait Bachelard. Le politicien dont la Tunisie, plus que
jamais, a besoin aujourd'hui est celui qui saura accéder à ces figures de
l'être commun de notre peuple dissimulées sous la croûte des apparences. Pour
ce faire, pour aller au creux des apparences trompeuses, toutes les démarches
sont bonnes si l'on ne se laisse paralyser ni par les idéologies ni par les
concepts scolastiques dépassés, semblant utiles et opérationnels, mais qui ne
sont en définitive que des concepts saturés, imaginés pour un autre temps, ayant
épuisé toute pertinence.
La vie collective, tel
qu'elle se décline dans ses multiples facettes sous nos yeux en notre Tunisie, relève
de cette ère des foules aux sens débridés et déborde donc nos certitudes
habituelles. Aussi, même les créations imaginaires semblant irrationnelles (ir-rationnelles)
et qui sont si enracinées en ce peuple, faisant la trame de son existence
matérielle quotidienne, sont à prendre en compte, n'étant que rationnelles
autrement.
La sociologie moderne, après
la psychologie et d'autres sciences sociales et humaines, a assez insisté sur
l'importance de l'imaginaire et de l'inconscient pour y revenir. Bastide
appelait même "sociologie de l'art" toutes ces formes par lesquelles
l'homme se laisse "dévorer" par ces anticipations du "non-encore-vécu",
des utopies de l'invention; cette "transcendance de la liberté, surgie de
l'immanence collective", comme disait Gurvitch, capable de briser les
structures établies et d'ouvrir l'homme à ce qui n'est pas encore.
Il est, en effet, une vérité
dont on ne doute plus aujourd'hui, la science l'ayant amplement démontrée,
c'est que nous POUVONS dès que nous CROYONS POUVOIR : "Possunt quia posse
videntur", disait déjà Virgile au chant V de l'Énéide.
Comme des instruments de
musique, le peuple n'est qu'un orchestre, et ses membres sont en mesure de
mettre son âme à l'unisson, s'élever au ton des uns et des autres. Le
politicien magnétique jouera alors le rôle de chef d'orchestre, son rôle se
réduisant à cela; et autant il y aura identité entre lui et son orchestre,
autant il sera un chef ayant du charisme. Or, les grandes figures de l'histoire
humaine n'ont jamais manqué de pareil charisme.
Et aujourd'hui, le politique
magnétique ne pourra même plus plaider le faux pour savoir le fait, comme le
voulait Claude Bernard; car le faux devient de nos jours si facilement vrai
quand fait défaut le sens moral. Malheureusement, il est fréquemment manquant,
les délices du pouvoir triomphant facilement de la faible nature humaine, même
chez les mieux intentionnés.
Il n'est que temps par
conséquent de nous libérer de nos concepts vieillis, hérités d'un ordre ancien
en train de s'évanouir, pour aller à la recherche de cet "infini
sensible" dont parlait Weber, en cheminant sur les routes des plus humbles
de nos concitoyens, jusques et y compris dans les terrains vagues de la vie
sociale. Ce faisant, gardons-nous d'oublier que la vérité (vers-ité) n'existe
pas en tant que possession, demeurant à jamais un horizon vers lequel tout un
chacun peut et doit se tourner pour être bien orienté.
La nouvelle pratique de la
politique en Tunisie, celle qui peut sortir de l'accord auquel viennent
d'aboutir les deux vraies forces qui comptent aujourd'hui, se doit d'être moins
une vocation qu'une initiation à l'immense richesse infinie des expériences
réelles et possibles que permet notre société. Celle-ci, dans ses
manifestations, rêves et exigences, est tellement plurielle au fond au point de
verser dans la contradiction et la division; ce qui relève du "contradictoriel"
en sociologie compréhensive, et c'est tout bénéfice pour la santé démocratique
de notre pays si cela ne devait pas se réduire à de simples figures de
rhétorique.
C'est d'un défi qu'il s'agit
en réalité, appelant à des investigations inlassables, sans cesse renouvelées, moyennant
une déambulation continue dans le paysage social et mental à la recherche de ce
sens bien celé et cette parole encore muette en attente de légitimité. C'est pourtant
ce que firent en notre pays, et au Maghreb plus généralement, de si réputés penseurs
occidentaux, tels Bastide, Berque ou encore Duvignaud dont il faut redécouvrir
urgemment l'œuvre majeure qui porte le nom de ce petit village tunisien devenu
un archétype sociologique mondial.
Que nos politiques, en
véritables aventuriers de ce monde postmoderne, réalisent enfin leur propre
enquête sociologique, nous livrant un Chebika III érigé cette fois-ci à la
hauteur du pays tout entier ! Le peuple de Tunisie ne leur demande rien
d'autre.
Publié sur Nawaat