La Tunisie doit demander son
adhésion à l'Union européenne!
Monsieur Hamadi Jebali a raté une occasion en or de faire entendre une voix originale de la Tunisie Nouvelle République auprès du concert européen en demandant officiellement l'adhésion de la Tunisie à l'Union et, dans cette attente, la transfiguration du visa biométrique actuel en visa de circulation pour ses ressortissants.
Ses pourparlers à Bruxelles, se contentant du statut de partenaire
privilégié et d'accord de Libre-échange, sont bien en deçà de ce à quoi peut et
doit prétendre la Tunisie en phase de démocratisation : une intégration pure et
simple à l'Europe.
C'est d'ailleurs, aujourd'hui, la seule alternative crédible de
nature à contrer l'irrésistible glissement du pays dans la démagogie et
l'extrémisme, loin des exigences de sa révolution qui fut et doit demeurer un
modèle du genre.
En effet, sans l'appui de l'Europe à l’engagement urgent d’un
processus d’intégration tunisienne à son espace, la transition démocratique en
Tunisie échouera. Mais, au-delà des réticences européennes, le gouvernement
actuel le souhaite-t-il vraiment ? Ne serait-ce pas là, de son point de vue
partisan, la meilleure façon de faire échapper la Tunisie à une islamisation à
outrance; ce dont il semble continuer de rêver contre le bon sens et la nature
profonde du pays ?
C'est que la Tunisie, si elle est musulmane et tient à son islamité
comme élément de son authenticité, en fait une lecture bien différente de celle
du parti majoritaire, vivant sa spécificité autrement, dans une diversité
jubilatoire et une ouverture certaine à la postmodernité ambiante.
Or, bien qu'il fût élu avec son parti pour sortir définitivement le
pays des griffes d'un passé honteux qui n'est pas à la hauteur de
l'intelligence d'un peuple avisé, le président du gouvernement n'a fait
jusqu'ici que s'adonner à un exercice de la politique à l'antique, réduisant
les chances de succès de l'équipe au pouvoir comme une peau de chagrin.
Pourtant, qu'est-ce qui l'empêchait de faire acte de pareille
candidature de la Tunisie auprès de l'Union européenne, se situant ainsi
délibérément dans le sens de l'histoire ?
Ce faisant, il n'aurait fait que répondre intelligemment à l'une des
attentes majeures de ses partenaires européens sur la consolidation de la
transition démocratique du pays et son arrimage définitif à la modernité
politique à travers l'Union européenne.
Dans le même temps, il aurait satisfait à l'une des revendications
essentielles de la Révolution tunisienne qui est de prétendre à une dignité
malmenée par une action capitale de promotion économique qui, en l'état actuel
des choses, ne saurait advenir sans une initiative spectaculaire de la part de
l'Europe.
Et, contrairement aux apparences, elle ne serait que dans l'exacte
ligne des ambitions européennes des origines d'assomption de la diversité. La
devise européenne n'est-elle pas « In varietate concordia » : Unie dans
la diversité ? Or, quelle plus belle union et quelle plus grande diversité que
ce rattachement du prolongement naturel par excellence de l'Europe qu'est le
Maghreb — à partir de la Tunisie, le plus prometteur de ses pays —, et ce tant
comme espace géographique qu'historique, social et humain ?
Certes, pour revenir à sa devise, l'Europe ne l'entend toujours que
pour le continent, bien que le monde ne peut plus être réduit à des limites
géographiques artificielles du fait de l'interdépendance étroite de toutes ses
parties. Aussi, pour paraphraser la Commission européenne, l'esprit européen
actuel se doit de renouer avec le souffle de conquête des origines, être en
mesure de sublimer sa quête de l'union par un effort en faveur de la paix et de
la prospérité (pour) que les nombreuses cultures, traditions et langues
différentes que compte le bassin méditerranéen constituent un atout pour la
région.[i]
Déjà, au lendemain du coup du peuple tunisien, en écho à ma propre
demande au ministre tunisien des Affaires étrangères d'oser demander la levée
du visa aux Tunisiens comme premier pas symbolique en vue d'une future
intégration de la Tunisie dans l'espace européen, un groupe d'universitaires franco-tunisiens
publiait, simultanément à Tunis et à Paris, un article intitulé : Et si la Tunisie entrait dans l’Union
européenne ?[ii]
Que disaient-ils ? Que la Tunisie en transition démocratique est
exactement dans la même situation que des
pays tels que la Grèce, le Portugal, l'Espagne et les pays de l’Est à la
veille de leur adhésion ; que les critères de Copenhague pour une possible
adhésion ne sont pas hors de sa portée car, au regard de la géographie
économique, la Tunisie est un pays plus européen que nombre de pays de l’UE. En
effet, elle fait les trois quarts de ses échanges commerciaux avec l’Europe,
partage avec elle pas mal de fondements historiques, de traditions culturelles,
de normes, et surtout une communauté d’hommes et de femmes attachés par une
binationalité aux deux rives de la Méditerranée.
Et les auteurs d'insister sur l'exceptionnelle opportunité pour l’UE
d'intégrer et non de se contenter d'associer ce petit pays qu'est la Tunisie au
PIB par habitant du même ordre de grandeur que celui de la Turquie, mais aux
écarts géographiques de richesse limités et bien moins flagrants que ceux de la
partie orientale de la Turquie, candidate à l'adhésion pourtant malgré une
telle pauvreté extrême qui imposera d’importants fonds structurels à l’UE.
Rappelant la stabilisation macroéconomique avérée jusqu’à la veille
de la révolution, les auteurs y trouvent le signe éloquent que le pays a su
tirer parti des contraintes positives contenues dans l’accord euroméditerranéen
le liant à l’UE, le premier du genre, rappelons-le, et qui laisse penser qu'une
adhésion ne fera qu'accélérer les réformes dopées grâce à une cohésion
nationale forte, un niveau de qualification assez élevé et s'étendant à une
classe moyenne large.
L'adhésion de la Tunisie à l’Union serait donc pour ces
universitaires le laboratoire de l'extension de l'Europe aux pays du Sud et ce
avec un pays arabe musulman parmi les plus avancés dans la mentalité et
l'ouverture de la société. Et cela ne ferait que rendre crédibles les
perspectives de relations Nord-Sud renouvelées, ce qui aurait pour conséquence
de stimuler la transition des autres pays arabes et freinerait les appétits des
États-Unis ou des puissances asiatiques sur le Maghreb.
Pour la Tunisie, les avantages ne pourraient qu'être encore plus
nombreux et tout aussi importants en termes d'ancrage — et ce pour le meilleur
— au pôle européen dans une mondialisation hyperconcurrentielle, étant donné
que cela autorisera des politiques communes, mais pas uniquement limitées au
libre-échange, facilitant enfin une mobilité prometteuse des personnes qui se
substituera au concept éculé et contre-productif des « migrations ». De plus,
cela s'ajoutera aux moyens financiers importants en termes de concours
européens significatifs que la candidature à l'Union entraînera forcément pour garantir
le succès de la transition.
Et les auteurs, rejoignant ma vision des choses,[iii]
concluent que si l’on veut placer les relations UE-Tunisie au niveau historique
où l’a porté la «révolution de jasmin», on ne peut éluder la question de
l'adhésion de la Tunisie à l'Europe.
Dans un article encore plus récent, adressé à la fois à la France et
à l'Europe, d'autres penseurs avertis insistent sur l'exigence morale qu'est la
nécessité d'aider la Tunisie.[iv]
Partant du constat que la Tunisie est instable et que l’Occident a
intérêt à traiter avec des démocrates en herbe plutôt qu'avec des dictateurs
chevronnés, comme il l'a fait si longtemps, ils insistent sur la nécessité, notamment
pour la France, d'accélérer les évolutions dans le bon sens, soit vers plus de
démocratie, plus d’emplois privés locaux, plus de transparence, plus d’équité,
moins de rentes et de corruption, etc.
Et ils reviennent sur la spécificité de la Tunisie qui, parmi tous
les pays du sud de la Méditerranée, lui donne le droit de mériter un sort à
part. Aussi avancent-ils trois raisons majeures qui doivent amener la France
(et l'Europe) à aider la Tunisie dans cette phase difficile de son histoire :
— Tout d’abord, la primauté de sa révolution et le fait qu'il s'agit
d'un petit pays, avec une population éduquée, des femmes libérées et une
société civile très vivante. Relevant que le pays possède des fondamentaux très
solides, soit un État, une administration et une armée bien structurés, ils
pensent, avec raison, que la Tunisie est un pays qui peut aller très vite vers
une normalisation démocratique telle qu’observée dans les pays développés. Puis,
s'autorisant à rêver, comme je le fais volontiers, de ce songe qui est
nécessaire à toute évolution radicale, ils assurent que si la Tunisie devenait
rapidement une success story, elle servirait de modèle pour les autres
pays arabes ainsi même que pour les pays européens.
— Ensuite, du fait des liens historiques et économiques liant la
Tunisie à la France, qui sont par trop denses. À ce niveau, ils avancent des
données pertinentes souvent méconnues ou occultées et qui, assurent-ils,
donnent à la France une responsabilité de premier plan : près de 600 000
Tunisiens vivent en France et plus de 30 000 Français vivent en Tunisie ; 1 300
entreprises françaises sont implantées en Tunisie et génèrent près de 12 000
emplois ; la France représente 40% des investissements directs étrangers en
Tunisie, 30% des exportations tunisiennes et est le premier fournisseur de
produits industriels (hors pétrole) du pays.
— Enfin, et parce que la Tunisie a fait une « vraie » révolution, ce
coup du peuple unique en son genre, son économie a été très affaiblie : un PIB
en baisse de 2,2% en 2011 ; un tourisme (qui représente, directement et
indirectement, près de 20% du PIB et qui emploie 400 000 personnes) en
situation d’implosion avec 2 millions de touristes en moins en 2011 et des
recettes 2011 en baisse de 40% par rapport à 2010, malgré un fragile rebond en
début de cette année, ramenant les réserves de changes, fin 2011, à 113 jours
d’importation. Tout cela sans exclure des perspectives encore plus sombres au futur avec une flambée des prix difficile à maîtriser et la pression sociale
de plus en plus difficile à contenir, exacerbée un temps par l'afflux de 400
000 Libyens fuyant leur pays.
Et comme je l'avais signalé dans ma lettre à Madame l'Ambassadrice
de l'Union européenne, les auteurs exhortent la France, et forcément l'Europe,
à faire face au plus vite à une telle situation, faute de quoi ils auront la
surprise de voir les États-Unis, très présents et hyperactifs en Tunisie depuis
2011, emporter la mise ![v]
Voilà, ce n'est pas plus compliqué que cela : l'intérêt mutuel de la
Tunisie et de l'Europe est une adhésion tunisienne à l'Union; c'est le défi que
doit relever non seulement l'Europe, mais aussi et surtout le gouvernement tunisien
actuel. Car, répétons-le, aux yeux de certains, se contentant encore d'une
lecture anachronique de notre religion, pareille intégration ferait échapper
définitivement la Tunisie au giron d'un islam à leurs couleurs idéologiques. C'est
le nœud de la question !
Notes :
[i] http://europa.eu/abc/symbols/motto/index_fr.htm
[ii] Pierre Beckouche , Ali Bennasr, Mohamed Haddar et Jean-Yves
Moisseron, Libération et La Presse du 30 mars 2011,
http://www.liberation.fr/monde/01012328708-et-si-la-tunisie-entrait-dans-l-union-europeenne
[iii] Ainsi ai-je demandé récemment, dans une lettre ouverte à
l'ambassadrice de l'Union européenne à Tunis, que le statut proposé à la
Tunisie ne soit pas avancé mais intégré,
suggérant de commencer à le concrétiser par la transformation du visa
biométrique de tourisme en visa de circulation : http://tunisienouvellerepublique.blogspot.fr/2012/09/une-politique-comprehensive-7.html#more
[iv] Jean-Louis Guigou et Olivier Pastré, Aider la Tunisie : une
exigence morale pour la France et l’Europe, Libération du 29 août 2012,
http://www.liberation.fr/monde/2012/08/29/aider-la-tunisie-une-exigence-morale-pour-la-france-et-l-europe_842684).
[v]
J'ai d'ailleurs adressé également une
lettre ouverte à l'Ambassadeur américain sur la question du visa de circulation
comme mode futur de rapports entre démocraties, http://tunisienouvellerepublique.blogspot.fr/2012/08/un-monde-postmoderne-9.html#more