Lettre à Mme Laura Baeza Giralt, Ambassadrice de l'Union
européenne : Que l'Europe renoue avec son génie !
Excellence,
En vous souhaitant la
bienvenue dans vos nouvelles fonctions en Tunisie à la tête de la délégation de
l'Union européenne, je note avec satisfaction que, venant d'horizons ouverts à cette
diversité de plus en plus dans l'air du temps, vous êtes particulièrement
sensible aux défis du moment présent gros de périls et propice au changement,
les défis emportant une nécessaire révolution des mentalités pour éviter le
pire. Or, dans la Tunisie actuelle, tout se prête à pareil renversement des
perspectives éculées.
Que voit-on, pourtant jusques
et y compris dans les cercles qui comptent de l'Union européenne ? Alors que
tous les observateurs lucides s'accordent sur le fait que le monde est en
crise, que la crise n'est pas économique, qu'elle est surtout dans la gestion
qu'on en fait, on continue d'oublier ou de faire mine d'oublier que ce qui fait
problème, c'est un paradigme saturé fondant encore une politique dépassée.
Car la crise actuelle, vous
en conviendrez, est d'abord faite d'une vision anachronique des réalités
sociopolitiques d'un monde qui a changé, devenu un village planétaire et ce,
pour le moins, en tant que toile informationnelle qui en fait un tout
indissoluble, un système unique au-delà des différences de régimes, des
contingences internes, et dont tous les éléments réagissent à l'unisson à la
moindre information sensible.
Aujourd'hui, et vous le
savez mieux que quiconque, s'il est une différence pertinente entre pays, elle
est moins dans les cultures que dans le choix de système politique attaché aux
valeurs universelles et, particulièrement, l'adhésion ou non, sincère et
effective, aux principes de la démocratie.
De même, vous ne doutez
point qu'il n'est nul avenir pour la paix en dehors de pareille adhésion au
régime démocratique qui doit être le b.a.-ba de toute politique clairvoyante en
cette ère postmoderne que nous vivons, une ère où les foules ne sont plus aussi
facilement contrôlables qu'avant, ou les sens sont désormais débridés.
Cette ère des sens en émoi —
et nous l'expérimentons tous les jours — est de nature à amener aux pires
débordements au nom de valeurs et de principes galvaudés, vidés de leurs sens,
devenus de simples slogans, d'autant plus dangereux qu'ils gardent toute leur
vigueur et un impact certain sur les foules, et que démultiplie l'intégration
mondiale des réseaux si développés des communications universelles, et je
dirais volontiers, à la manière de Michel Maffesoli, des communions
émotionnelles, sous-titre de son dernier ouvrage sur la socialité postmoderne.
Dans pareil univers,
continuer comme on le fait actuellement à gérer les rapports internationaux
avec des techniques faites pour un monde révolu, c'est envenimer les choses et,
au mieux, agir à la manière de celui qui pose un cautère sur une jambe de
bois.
Vous l'avez compris, je
parle ici particulièrement de la technique du visa dont la visée et l'emploi contrecarrent
déjà dans leur essence les motivations de la politique anachronique qui l'a
imaginé. En effet, le visa ne peut empêcher le mouvement qui est bien une
constante anthropologique; et bien pis, il encourage la clandestinité alors
même qu'il entend l'éradiquer.
Sans revenir sur la
violation de la souveraineté étatique par la pratique du relevé des empreintes
digitales, inhérente au visa biométrique, je voudrais juste signaler ici l'usage
pertinent qu'on pourrait faire de cette même pratique pour lui faire produire
tous ses effets sainement et en termes de sécurité tout d'abord, sans effets
collatéraux dommageables, tout en la délestant de son caractère léonin, dérogatoire
au droit.
Mon rêve est de voir
l'Europe instaurer avec tout pays ayant osé secouer la dictature sous laquelle
il croulait et agissant sérieusement pour édifier une démocratie — comme c'est
le cas de la Tunisie — une relation de liberté de mouvement sous le couvert
d'un visa biométrique de circulation. Certes, pareil rêve semble une illusion
eu égard à la réalité actuelle en Europe et dans le monde; pourtant, il est le
seul susceptible de les faire sortir de la léthargie mortelle actuelle en termes
de gestion raisonnée du chaos subi passivement. Il est aussi de nature à aider toute
nouvelle démocratie, comme la Tunisie, à mieux asseoir sa nouvelle modernité politique
en ouvrant les portes de l'espoir devant sa jeunesse aujourd'hui livrée au
désespoir au grand bonheur des extrémistes de tout bord.
Un pareil titre de
circulation, que nos autorités nationales n'osent pas demander à l'Europe au
nom du peuple alors que le bon sens révolutionnaire l'exige amplement, est de
nature à garantir la sécurité de l'Europe, non seulement actuelle mais aussi
future. Il lui permettra, en effet, d'expérimenter en grandeur nature et avec
une population immigrée aux proportions somme toute bien réduites, les vertus
désormais ignorées ou occultées de la libre circulation entre les deux rives de
la Méditerranée. Et celle-ci sera porteuse d'effets immédiats : la fin de la
clandestinité et l'essor de l'activité économique entre la Tunisie et l'Europe
avec, notamment, l'apparition et la multiplication de projets économiques intégrés.
Sans parler de l'arrêt de la montée inexorable de sentiment de xénophobie de
part et d'autre alimenté par une méconnaissance mutuelle, la peur sans raison
de l'autre, par trop vite diabolisé.
Or, les jeunes tunisiens
sont souvent porteurs d'idées novatrices manquant aujourd'hui d'espace et de
liberté de mouvement pour se mettre en place. Ce faisant, l'Europe ne fera que
donner consistance à son ambition de coopération décentralisée méditerranéenne
dans le cadre d'un véritable pacte de civilisation que l'époque postmoderne lui
impose désormais.
Aujourd'hui, en effet, la
postmodernité mande l'Europe de mettre moins l'accent sur sa crise économique, cette
saturation d'épistémè dépassée, ce modèle de civilisation vidé désormais de
sens, que sur son devenir, une utopie à percevoir bien plus comme ce qui est
encore irréalisé que ce qui est irréalisable, et consistant à passer de la
notion contractuelle antique caduque à un véritable pacte de civilisation où
l'égalité se situe d'abord dans ce qui fait la spécificité humaine, sa
propension à se mouvoir sans contraintes.
Aussi, le débat actuel en
Europe sur son identité ne peut plus échapper à la question corollaire de
l'identification méditerranéenne à son milieu extracommunautaire, soit la
réelle intégration entre les deux rives de la Méditerranée. Car si l'Europe
prémoderne fut celle du serment et de l'allégeance dans un environnement
mondial où elle avait conscience de sa supériorité et pouvait nourrir le goût
du prestige, sa modernité contrariée et le désarroi existentiel qui
l'accompagne ne le permettent plus. Ils imposent à l'homo europeanus d'avoir désormais
un véritable goût de l'aventure dans la quête d'une identification méditerranéenne
véritable, juste et conforme aux valeurs, en communion étroite avec autrui, son
prochain du Sud méditerranéen.
C'est, en effet, dans
l'ouverture à l'ailleurs qui n'est quand même que son arrière-cour, ce Maghreb
en marche forcée vers la démocratisation, que se trouve ce que quête l'Europe
en deçà de ses étroites et prétendues infranchissables frontières. Car, avec la
postmodernité, l'interrogation est devenue persistante de l'ébranlement de
toute certitude dans l'histoire et la lumière est désormais crue sur l'héritage
propre à l'Europe, mettant l'accent sur le caractère désormais inévitable d'accepter
de ne plus problématiser la circulation humaine en la liant à des contingences
internes auxquelles elle est bien loin d'être rattachable.
Excellence,
Les dernières nouvelles font
état de l'octroi imminent à la Tunisie du statut avancé. Permettez-moi ici de
rappeler que ce statut bénéficie déjà au Maroc depuis 2008. Or, quand on entend
Mme Catherine Ashton, la haute représentante de l’Union Européenne pour les
affaires étrangères et la politique de sécurité, assurer que «le processus de
transition démocratique en Tunisie est un modèle pour toute la région» et que
c’est «un modèle respecté de tous les Européens qui sont unanimement engagés à soutenir
ce processus et à contribuer à sa réussite, par l’instauration d’un véritable
partenariat entre la Tunisie et l’Europe», on ne peut que se demander si ce
n'est pas un statut non pas avancé, mais intégré que l'Europe se doit d'accorder
à la Tunisie. Sinon, pareils propos ne relèveraient que de la parfaite langue
de bois !
En effet, sauf à se dédire,
Mme Ashton ne peut qu'attester qu'il il n'y a aucune commune mesure entre le
saut qualitatif réalisé par la Tunisie et la situation actuelle du Maroc pour
que les deux pays aient le même statut avec l'Europe. Certes, tant que les
autorités tunisiennes n'osent pas revendiquer le statut supérieur auquel leur
pays peut prétendre, on ne peut que donner quitus aux autorités européennes
pouvant alors se sentir libres moralement de ne pas aller au-delà du minimum
nécessaire. D'autant que, pour elles, cela est de nature à leur éviter de
froisser les autorités marocaines amies et, peut-être aussi, de ne pas
contribuer à alimenter indirectement les difficultés de ces dernières avec leur
peuple déjà assez impressionné par le coup d'éclat de son homologue tunisien.
Mais, ne serait-ce pas là faire preuve de basse vision et de navigation à vue?
Et surtout de se dédire, se contredire de façon flagrante ?
Alors, pourrait-on nourrir
l'espoir que les échéances politiques futures tuniso-européennes, avec le
déplacement du premier ministre tunisien à Bruxelles en tout début du mois
d'octobre et la venue à Tunis en février prochain de la responsable de la
diplomatie européenne, soient des dates majeures à retenir? Celles voyant enfin
l'Europe oser le renversement de sa stratégie migratoire actuelle, la remettant
à l'endroit à partir de ses rapports avec cette expérience de la Tunisie qu'on
cite volontiers en modèle sans rien en tirer en conséquences tangibles, aux
retombées pourtant réellement bénéfiques non seulement pour l'Europe et la
Tunisie, mais aussi pour tout le bassin méditerranéen, renouant avec le vieux
rêve de lac de paix? J'ose l'espérer volontiers quitte à faire rire; mais on
sait que pareil rire sera alors bien loin du seul rire qui vaille, celui de
Voltaire !
Excellence,
Est-il encore besoin de le
démontrer ? Aujourd'hui, la frontière fermée aménagée autour de l'Europe est devenue
cette véritable barricade érigée à décrier, à la manière de Hannah Arendt pour
la toute première; car les foules du Sud l'imaginent fatalement comme une ligne
de front et de combat, un motif supplémentaire d'affrontement avec le Nord.
La frontière tend à devenir
un espace existentiel pour l'Occident et forcément de négation de l'autre,
vivant au Sud, mais avec de solides attaches au Nord, une humanité en nombre
dont la puissance capillarisée est désormais bien plus grande que tout pouvoir
institué. D'autant que ce dernier est dans l'incapacité de nier aux possesseurs
de celle-là leur nécessaire statut d'alter ego tout en ne faisant que les
réduire à être objectivement soit des traîtres soit les actifs d'une quelconque
cinquième colonne.
Dans la pensée heideggérienne,
l’artisan produit en vue de l’usage, tandis que l’artiste produit en vue de la
vérité. Le paraphrasant, j'exhorterai l'Europe à passer enfin sa politique
méditerranéenne à la réalisation de l’avènement de la vérité au lieu de
demeurer à un stade de fabrication qui n'a jamais été particulièrement favorable
pour la rive sud de la Méditerranée, se contenant de produits bien finis certes
et soigneusement présentés, mais se réduisant à une simple matière prête à
l’utilisation.
Qu'elle passe donc, dans son
œuvre, à cette création — «das Schaffen»
— de nature à permettre expressément l’ouverture de l’Étant et l’avènement de la vérité qui sera manifestée par la transfiguration
du visa biométrique actuellement en usage en un visa biométrique de circulation
pour tout citoyen d'une démocratie avérée ! Une telle politique sera plus
clairvoyante, soucieuse des intérêts à long terme de l'Europe et de toute la
région, conforme aux valeurs qui sont les siennes, sans négliger les intérêts
des démocraties naissantes sur les décombres d'anciennes dictatures qui,
rappelons-le, n'ont pu durer que grâce à l'aveuglement forcément coupable des
démocraties occidentales! Alors, dans pareille vérité, il y aura une attraction
vers une politique euro-méditerranéenne véritablement équilibrée, retrouvant
l'âme qui lui manquait, relevant tout simplement de l’œuvre d'art.
Que l'Europe renoue vite avec
l'esprit de conquête qui a marqué ses origines prometteuses, surtout lorsque cet
esprit souffle dans les contrées du sud, les amenant à se libérer des démons de
l'obscurantisme dictatorial ! Que pareils esprits s'attirent, se retrouvant
dans une communion véritable autour des valeurs démocratiques, seule religion
universelle de nos temps présents où le social est divin et le divin forcément
social !
Excellence,
Tunisien par l'Être, européen par l'Étant comme tant de mes compatriotes,
mais attentif bien plus qu'eux au réel, dans la lignée de la pensée du professeur
Michel Maffesoli, ne me contentant pas, comme il ne cesse de le répéter, de se limiter
à un soi-disant «principe de réalité» pour s'intéresser plutôt à l'être des
choses, non à leurs subalternes accidents, je nourris l'ambition que le Dasein tuniso-européen, son eccéité
politique, actuellement à l'envers soit enfin remis à l'endroit.
Est-ce toujours rêver?
Pourquoi pas, en fin de compte, puisque le rêve est à la base de ces intuitions
qui font les changements majeurs pour le sort de l'humanité ? Et serait-ce plus
grave, pour citer encore Michel Maffesoli, que cette «incapacité, par peur d'un
danger "communautariste" largement fantasmé, de savoir voir les
nouvelles formes de solidarité à l'œuvre, y compris chez les plus pauvres, ceux
dont on nie jusqu'à la capacité de vivre ensemble de manière autonome» ?
Et Maffesoli de continuer,
dans son récent article dénonçant la «normopathie», paru au Figaro du 20 septembre
2012 : «C'est pourtant cette révolution du regard sachant repérer le lieu où
les mots, les actions et les choses sont en concordance opportune qu'il faut
maintenant accomplir. C'est-à-dire non pas une justice, a priori, quelque peu
abstraite et en tout cas moraliste, mais une justesse a posteriori permettant
de s'accorder, tant bien que mal, au monde tel qu'il est, et aux autres pour ce
qu'ils sont.»
Que souffle donc l'esprit de
vérité, ce génie qui fit la grandeur de l'Europe, grandeur révolue dont elle
n'arrive pas à faire le deuil — se comportant pareillement, quant à la posture
pour le moins, aux plus intégristes des islamistes — et ce enfin dans une
politique qui soit révolutionnaire pour la Méditerranée, une politique au
diapason des exigences inévitables de la postmodernité !
Et permettez-moi, pour
terminer, de vous signaler que j'ai adressé récemment une missive sur la même
question à votre collègue américain. Or, je crois que l'hypothèse suggérée de
visa de circulation comme mode futur des rapports entre démocraties n'est pas
loin d'être sérieusement étudiée dans les milieux américains qui comptent.
Alors, l'U. E.
laissera-t-elle de nouveau les E. U. lui damer le pion sur cette terre de
Tunisie, nouvel Eldorado de la politique compréhensive postmoderne?
Publié sur Nawaat