Et maintenant, aidons l'Europe à assumer sa postmodernité !
L'arrivée de François
Hollande à la tête de l'État français à laquelle j'ai appelé assez tôt, bien
que je sois juste français de coeur, en expliquant mes raisons et motivations,[1]
marque un tournant non seulement en France mais aussi en Europe. Plus que
jamais, celle-ci doit changer de cap dans la gestion de la crise économique en
prêtant attention à ses dimensions humaines, sociopolitiques, y compris au
niveau de la symbolique fort importante quoique si souvent négligée.
Pour cela, la Tunisie qui
a été le premier pays dans le monde arabe et musulman à prendre la tête de la
course inévitable vers une nouvelle modernité, assumant les impératifs de la
postmodernité, peut aider à ce que ce changement de cap soit sérieux et
salutaire pour non seulement l'Europe elle-même, mais aussi et plus
généralement l'Occident en une nouvelle ère désormais entamée. Comment cela?
En jouant sa propre musique centrée sur une des causes majeures de la crise qui
est loin d'être seulement économique, mais est aussi morale ainsi qu'on l'a vu
avec l'élection dans l'Hexagone. En ayant donc le courage de reconnaître et de
ne plus ignorer la part dans cette crise de l'actuelle politique migratoire
insensée de l'Europe, et de par le monde aussi.
La Tunisie qui fait une
priorité de la levée du visa au Maghreb, dans le monde arabo-musulman et aussi, à terme, dans tous les pays du Sud, doit oser placer son ambition actuelle
dans le cadre d'un principe générique à situer en figure de proue de sa diplomatie issue
de la révolution de son peuple, et ce comme un axe majeur symbolisant la maturité du
Tunisien et traduisant son exigence majeure de respect et son attachement aux
valeurs des droits de l'Homme dont la libre circulation est l'un des plus capitaux.
Car désormais, au
lendemain de la victoire socialiste en France, il urge pour l'Europe de
dépasser son actuelle politique « tout austérité » et de prendre conscience que la croissance
vraie passe par un véritable pacte de civilisation (Hollande parle de pacte de
croissance européen) avec les pays du sud de la Méditerranée, que ses
mesurettes dans le cadre des accords euroméditerranéens ne peuvent plus
satisfaire, du moins dans le cas de la Tunisie. Je dirai bien plus qu'il ne s'agit aujourd'hui, avec de telles
mesurettes, que de procédés dilatoires cherchant à retarder l'inéluctable : la remise en cause du tabou de la libre circulation des ressortissants entre les
deux rives de la Méditerranée des pays véritablement liés par les valeurs de la
démocratie.
L'Europe qui est actuellement plus proche du Nord que du Sud, ce que symbolisent ses règles strictes
(confinant même à l'absurdité) de discipline budgétaire, doit se rapprocher
plus des pays du sud méditerranéen; c'est ce à quoi a appelé F. Hollande durant
sa campagne. Toutefois, la France seule ne saurait dire cette vérité que
l'austérité est un mirage et que la croissance demeure dans l'ouverture des
frontières, non seulement aux marchandises, mais aussi aux pays rejoignant ou
ayant déjà rejoint le cercle fermé de la démocratie. Or, c'est le cas de la
Tunisie aujourd'hui où la stabilité aura bien plus de sérieuses chances de s'installer
avec l'ouverture de l'horizon européen pour une jeunesse abandonnée
actuellement aux sirènes intégristes. Elle est même livrée, comme un gibier
égaré, à des prédateurs jouant à merveille de l'arrogance et du rejet européens
pour la prendre à leur piège, manipuler ce qui lui reste de conscience libre —
pourtant ravivée par le Coup du peuple tunisien —, étant privée du juste
jugement que permettent l'ouverture au monde et le contact avec l'étranger, cet autre qui n'est qu'une facette de soi-même.
The Guardian qui écrit à
la suite de la victoire du socialiste : « François Hollande a pris le pouvoir en France,
inversant la tendance d'une embardée droitière de xénophobie dans la politique
européenne » ne dit rien d'autre, rappelant ainsi que le salut de la vieille
Europe est avec les jeunes pays déshérités du Sud qu'il est temps de traiter
avec plus d'égards, les impliquer dans un véritable pacte — non seulement de
croissance, mais aussi de civilisation — basé surtout sur le droit capital de
l'Homme à la liberté de circulation qui doit être, sauf à renier nos valeurs,
le pendant absolu de la libre circulation des marchandises, credo du
libéralisme.
Le nouveau président
français a pour ambition d'ajouter un chapitre au traité de stabilité européen;
or, un codicille pourrait y être rajouté sur la liberté de circulation des
ressortissants des démocraties du sud de la Méditerranée, les Tunisiens en
premier, et ce comme acquis de leur révolution démocratique, d'autant que la
spécificité de leur communauté, notamment en nombre, peut servir de test
grandeur nature quant à la faisabilité de pareille révolution mentale et aux bienfaits de ses retombées politiques, économiques et sociales.[2]
Pour cela, la Tunisie
devra avoir le courage de surmonter sa peur du ridicule et dépasser sa
diplomatie actuelle soumise au principe de réalité que l'on sait pertinemment
réducteur, sinon mortel, pour toute politique novatrice, ne négligeant nullement la part du rêve et de l'imagination. Elle doit donc oser, en acte de haute politique,
réclamer de ses partenaires, l'Europe en premier, la levée du visa opposé à ses
ressortissants.
Aujourd'hui, ce n'est pas
seulement la Tunisie qui vit un moment historique, mais aussi l'Europe. Une
révolution mentale doit avoir lieu de part et d'autre de la Méditerranée.
Hollande a une marge de manoeuvre étroite, mais elle a le mérite d'exister. Le
président
tunisien, du fait qu'il a dans ses rares attributions la
responsabilité suprême des grandes orientations de la diplomatie tunisienne,
pourrait aider à renforcer la nouvelle orientation française pour que l'Union
européenne revoie ses responsabilités dans le sens que commande l'avenir. Car
ce sera inévitable tôt ou tard, à la seule différence qu'aujourd'hui cela sera
dans les meilleures conditions, mais demain, dans les pires.
Pour ce faire, la
diplomatie tunisienne doit arrêter de mettre ses pas dans ceux des politiques
européens en osant heurter de front s'il le faut la vision migratoire
européenne actuelle et ce au nom des valeurs qui leur sont communes. Et si
l'actuel chef de la diplomatie tunisienne continue de faire la sourde oreille à
mes exhortations dans ce sens au nom du réalisme, le Président de la République
ne voudra certainement pas voir le principe de réalité devenir inhibiteur pour le
combattant des valeurs arrivé aux commandes de l'État, et pour lequel la
politique n'est assurément pas l'art du possible, mais bien celui de faire
possible l'impossible !
C'est aussi à un voeu
populaire puissant qu'il s'agira aussi de répondre pour le président Marzouki;
ce faisant et outre le sens de l'histoire et le respect des valeurs, les
retombées sur le plan intérieur d'un point de vue « bassement » politique ne seront
nullement négligeables, renforçant l'image sympathique de notre chef de l'État
au coeur des Tunisiens humbles, notamment sa jeunesse, la faisant passer
de la simple sympathie à l'empathie qui est à la base de tout charisme.
Pour terminer, je
référerai volontiers à la sociologie compréhensive la plus innovante du moment, représentée en France par le professeur Michel Maffesoli, en citant la
présentation de son séminaire pour cette année. Il y invite à transcender la
réalité en passant au « réal », néologisme qu'il trouve plus approprié pour saisir le vrai réel dans sa
totale complexité et ses apparentes contradictions :
« C'est en sachant garder
de la distance que l'on peut être proche de ce qui est; de la vie en ce qu'elle
a de concret et d'expérimental. Être à même de rendre compte du
"réel", le "Poiei" des Grecs exprimant la "poiésie" de l'existence. Un "réel" n'ayant pas grand chose à
voir avec le fameux "principe de réalité" (économique, social, politique) qui n'est que
l'aboutissement de ce modus operandi propre à la modernité : réduire
l'entièreté de l'être à sa plus simple expression. Ce que Auguste Comte avait
fort bien résumé: "reductio ad unum" ... Il s'agira de repérer
l'orbe, de plus en plus importante, empruntée par un "RÉAL" complexe dont on ne peut plus nier les effets. Et ce au travers
de quelques points cruciaux: métaphore, analogie, empathie, relativisme,
écosophie. Le tout délimitant l'espace de la socialité. »[3]
[1] Cf. à ce propos mes deux
articles sur Tunisie Nouvelle République : Français postmodernes, dites « Dégage » à Sarkozy ! et L'élection française vue de la Tunisie postrévolutionnaire ou la postmodernité à reculons.
[2] Cf., entre
autres, ma missive au ministre des Affaires étrangères : Lettre ouverte à M. Rafik Abdessalem, ministre des Affaires étrangères : Que la levée du visa à la circulation des Tunisiens soit un axe majeur de la diplomatie tunisienne ! Pour être en phase avec les aspirations du peuple, sa révolution, sa nouvelle démocratie.
[3] Dans ce séminaire,
rappelons-le, M. Maffesoli ne fait que reprendre, vingt cinq ans après, la
problématique développée dans La Connaissance ordinaire (1985, réédition
Klincsieck 2008). Cf. son site.