Pour une politique compréhensive : Réflexions sur l'imaginaire de l'actuel et du quotidien tunisiens*
*En exclusivité sur ce blog
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Quitte à contrarier certains de mes amis sécularistes, je ne partage pas l'opinion publiée sur Nawaat,[1] exprimant de l'étonnement à l'égard ce qu'elle a qualifié de revirement dans le jugement émis par le journal Le Monde commentant, dans un récent éditorial,[2] l'attitude officielle du parti de Cheikh Ghannouchi concernant la place de la religion dans la future constitution. Je trouve, quant à moi, tout à fait lucide cet éditorial.
Or, comme les voies de la politique, surtout lorsque son inspiration est religieuse, peuvent paraître encore plus impénétrables que celles de Dieu, j'essayerai dans les réflexions qui suivront d'en approcher la trame telle que je crois la distinguer en notre pays, avant de tenter, dans une seconde partie, et à partir d'un survol rapide de la scène politique, d'inviter à en repenser les contours en tenant compte des enseignements les plus pertinents de la sociologie contemporaine.
I — De l'islam rétromoderne à un islam postmoderne :
A — Derrière l'écume des faits...
Pour qui, délaissant la surface des choses, l'écume des faits et l'agitation des mots et des gestes, malgré leur importance immédiate, préfère observer en profondeur et au long cours la vie politique, surtout en sa texture sociologique dans les soubassements présents et parlants dans le corps social,[3] il est possible d'y apercevoir une centralité souterraine qui commence à affleurer à la surface d'une société en totale effervescence où le spirituel se taille une place de choix.
Mais il ne s'agit pas de n'importe quelle dimension spirituelle! De quoi est-elle faite? D'une sorte de « divin social »,[4] une transcendance immanente ou encore une immanence transcendante,[5] c'est-à-dire que les valeurs sociales ont une couleur moins religieuse que spirituelle, que la religion, ou plutôt le sentiment religieux au sens large du terme (spirituel donc), se colore d'une touche profane.
Or, tout cela se passe dans un environnement de tension extrême, de compétition politique où la moindre erreur peut être fatale, car les compétiteurs sont moins animés, pour la plupart, d'un esprit sain de compétition que par une animosité maladive qui est le reliquat des années passées de dictature.
Cela permet de mesurer à quel point est courageuse et surtout réaliste l'attitude finale d'EnNahdha d'adhésion au maintien de l'article premier de l'ancienne constitution, rejoignant le consensus de la classe politique et, au-delà de toute la société, sur la place de la religion dans la future Loi suprême. Elle permet, en tout cas, de décrypter le sens du réalisme de son dirigeant suprême, Cheikh Ghannouchi, le gourou actuel de la politique tunisienne, dont je me permets ici de saluer le sens politique quitte à irriter pas mal de mes amis laïcs moins objectifs dans leurs jugements que passionnés et passionnels. Dans le même temps, je relèverai que ce sens réaliste est celui qui sait tendre vers l'idéal (même si je ne partage pas nécessairement l'idéal du cheikh, tel que le présente du moins son parti), tout en tenant compte du réel.
Au demeurant, c'est parce que j'avais remarqué le sérieux de cette tendance chez notre vénérable cheikh que je m'étais permis de m'adresser à lui à plusieurs reprises et à créditer son parti d'une confiance vigilante, mais entière, quand il tient un discours se voulant démocratique et politiquement moderne alors que ses adversaires n'hésitent pas à exciper d'office un langage double pour critiquer ses attitudes sans même laisser libre cours à la règle démocratique de suivre son cours. Celle-ci, faut-il le rappeler (même si je n'y adhère pas forcément, mais c'est le réel actuel qu'il ne faut ignorer) est faite, si nécessaire, de jeu et de faux semblants tant que la négociation est ouverte et durant laquelle on s'adonne bien volontiers à la maxime du politicien conseillant de simuler et dissimuler[6] ou du mot du poète suggérant feindre d'être l'instigateur des événements quand ils nous dépassent.[7] L'essentiel est qu'au moment du verdict, et pour peu que les vraies valeurs aient été défendues par leurs véritables militants, le mot de la vérité soit dit sans ambages. C'est en cela que le jeu politique fait l'honneur du politicien qui n'est plus un animal politique, lion et renard à la fois,[8] cynique et vindicatif, mais bien un véritable homme politique, mû par de vraies valeurs, et qui n'est pas sourd à celles des autres, y compris ses adversaires, car la vérité — qui est cet horizon vers lequel l'on se tourne — ne se possède pas comme un objet, et tout le monde peut la voir, en avoir un aperçu, car elle n'est jamais figée, toujours devant soi, à jamais à atteindre et jamais atteinte.
Le cheikh Ghannouchi est-il de ces hommes-là? Il semble l'être et en tout cas il pourrait en relever. C'est pourquoi il est nécessaire de l'encourager à aller de l'avant et non contrarier les bonnes dispositions dont il fait montre. En effet, la haine et l'animosité ne peuvent qu'entraîner la même chose en réaction, malgré tout ce qu'on peut avoir de sang-froid et de fair-play.
Or, il s'agit d'une responsabilité commune et non d'ego personnel dans l'exercice de la politique en Tunisie. Il nous faut tous faire montre de vrai sens politique pour le bien commun de tout le pays dans sa diversité. Et force est de reconnaître que certains caciques de la politique d'antan ne l'entendent pas de cette oreille, confondant consciemment ou inconsciemment l'intérêt du pays avec celui de leur carrière, croyant que leur talent politique et leur expérience passée, quoique longue et honorable, suffisent pour relever les défis actuels de la Tunisie.[9] De fait, si tel était le cas, la Tunisie n'aurait peut-être pas eu à végéter aussi longtemps dans la léthargie politique de laquelle elle s'est enfin réveillée grâce aux mains et poitrines nues de sa jeunesse et de son peuple, avides de liberté.
B — ... il y a le sel de l'ordinaire !
La chance de la Tunisie aujourd'hui, le sel de son ordinaire, ce qui stimule l'intérêt, est qu'à la tête de l'État existe une réelle volonté de faire le pari, et de s'y tenir contre vents et marées, consistant à jouer la carte islamiste, non par préférence personnelle, mais par conviction profonde et sens politique très pertinent. Le président Marzouki n'a pas attendu les résultats de l'élection du 23 octobre pour clamer haut et fort sa conviction du fait incontournable que représente EnNahdha dans le jeu politique. Il faut dire que la bonne implantation de son parti dans le tissu social du pays y était pour quelque chose. Le fait qu'il ait réussi à convaincre les élitistes du Forum de Ben Jaafar pour le rejoindre est à mettre aussi à son crédit. Et pareille stratégie sera assurément payante lors des prochaines élections, ce que comprennent parfaitement les politiciens qui ont choisi l'opposition, s'agitant à défaut de pouvoir agir par peur de disparaître durablement de la sphère du pouvoir. Or, et c'est malheureux pour ceux d'entre eux qui ont réellement de la valeur et quelque apport certain dont le pays aurait pu profiter, ils ont fait le plus mauvais choix, abandonnant le pays au moment où il avait le plus besoin d'eux pour jouer leur partition propre, une partition centrée sur des intérêts partisans égoïstes.
Car le pays, au sortir des ses premières élections libres, n'avait pas tant choisi des hommes ou une orientation politique, mais a fait acte d'un vote aussi émotionnel que rationnel, choisissant ceux en qui il se reconnaissait, ceux qui semblaient incarner le vrai changement du fait de leur lutte passée et qui respectaient ses valeurs, toutes ses valeurs, les plus traditionnelles comme les plus modernistes. Et il aurait voulu que toute la classe politique, avec ses gagnants et ses perdants, se soit unie pour confirmer la réussite électorale qui était d'abord celle de la maturité du peuple réussissant la transition démocratique la meilleure vers un pays définitivement moderne politiquement. Et malgré l'attitude positive des gagnants qui ont fait, là encore, montre de sens politique élevé, acceptant de jouer la carte du gouvernement d'union nationale, on a vu à quelle dérive l'Alzheimer politique de certaines de nos élites les a entraînées : vers l'agitation, l'agressivité et l'absence de sens réel du politique.[10]
Aujourd'hui, rien n'est encore joué, mais rien n'est perdu non plus. Tout reste possible. En effet, on s'essaye actuellement en Tunisie à une sorte d'anarchie salutaire d'ordres multiples (quitte à ce qu'ils soient pris pour un désordre) sans instances surplombantes, et on y assiste à une sorte de cheminement sociologique original,[11] augurant d'une nouvelle typologie postmoderne des institutions du Sud, un futur en gestation ne pouvant être que novateur et dont la Tunisie est l'actuel laboratoire grandeur nature.[12]
Et en cette Tunisie Nouvelle République, la place de l'islam est incontournable, non pas l'islam tel qu'on l'a connu jusqu'ici ou ainsi qu'il est pratiqué dans les pays d'Orient et jusqu'à nos frontières, ou encore tel que décrit et décrié en Occident, y compris par une certaine élite musulmane. C'est d'un nouvel islam des Lumières que je parle, cet islam qui fut moderne avant la lettre, osant donner une part d'héritage à la femme (quand elle n'avait droit à rien), osant limiter la sanction du voleur à l'ablation de la main (quand on le mettait tout bonnement à mort, sa vie n'ayant aucune valeur), osant enrayer la lapidation automatique de la fornication par un nombre infini de conditions, innovant en reconnaissant un statut et des droits aux étrangers en terre d'islam et aux croyants des autres religions (quand dans les autres pays non musulmans, y compris chrétiens, ils étaient réduits à l'esclavage ou mis à mort), inventant les bases d'un véritable droit de la guerre, codifiant des normes s'imposant aux rapports avec les ennemis d'une manière hautement humaniste en un monde dominé par la haine et soumis à la violence. Ce fut là la modernité par anticipation de l'islam, cet islam moderne avant la lettre, une modernité qu'aucun historien honnête et objectif ne saurait renier, et que je qualifie par le néologisme de rétromodernité.
Retrouver cet islam rétromoderne, c'est retenir son esprit révolutionnaire pour le retrouver aujourd'hui intact dans notre conception et notre pratique de tous les jours. Car les règles ne peuvent demeurer fidèles à l'esprit qui les a animés à l'origine que si elles évoluent avec le temps. C'est dans son esprit révolutionnaire que l'islam est éternel et éternellement révolutionnaire, valable donc pour tout temps et pour tout croyant. C'est ainsi qu'il est postmoderne, la postmodernité impliquant ce retour aux valeurs anciennes, les vraies valeurs, celles que permet de reconnaître l'esprit et non la lettre des textes et des lois.[13]
Or, l'expérience en cours aujourd'hui permet de faire ressurgir en Tunisie ce passé glorieux en réussissant le passage de l'islam rétromoderne à l'islam postmoderne. Et EnNahdha vient de donner un signe encourageant dans ce sens. Qu'elle continue et, surtout, qu'elle ne s'adonne pas à la politique comme ses adversaires ! Qu'elle ne louvoie pas, ne serait-ce que parce que ses valeurs islamiques le lui interdisent ![14]
En tenant pareil propos, je tiens aussi à dire que je ne suis d'aucun parti; et disant cela, je ne cherche nullement les faveurs des uns ou des autres. J'ai juste une vision de l'avenir, que je crois appropriée et que je souhaite faire connaître à défaut de faire partager. C'est mon sens de la politique vraie et non de la politique d'antan qui a toujours cours dans la tête de nombre de nos politiciens vivant dans le passé, et ce même quand ils croient être modernes ou le devenir, oubliant qu'on est depuis longtemps entré dans une modernité tout autre, cette postmodernité justement ci-dessus évoquée.
S'agissant de cette conception de l'islam du futur dont je vois la mise en place en cours en Tunisie, même si c'est sous la forme la moins évidente tout en étant la plus excitante pour l'esprit, soit celle d'une véritable maïeutique,[15] j'y reviendrai en détail dans une future contribution, reprenant en avant-première quelques éléments d'un travail en cours pour une thèse en sociologie sur le fait religieux en postmodernité. Cette approche renouvelée de l'islam[16] autorisera une conception autre de la politique, une pratique repensée faisant passer de la politique d'antan à ce que je nommerai une politique compréhensive dont il sera question infra.
II — Repenser la politique :
Mais, à plus d'une année de la réussite du fameux Coup du peuple,[17] que peut-on dire de l'actuel et du quotidien politiques tunisiens, du devenir d'une révolution qui fut un modèle du genre? Commencée dans la dimension virtuelle, en effet, elle s'est transformée irrésistiblement en une réalité tangible grâce à une volonté populaire aussi forte et déterminée qu'elle l'a été à l'origine de la Révolution. Ainsi, elle fut comme une pensée obsessionnelle, presque invisible dans ses manifestations profondes, agissant sans bruit dans les entrailles de la société en cette centralité souterraine évoquée supra.
Aujourd'hui, le constat qui s'impose à nous, observateurs du réel et du quotidien tunisiens, est qu'il est bien temps que toutes les véritables bonnes volontés se décident enfin à repenser sérieusement la politique en Tunisie.
Dans les notes qui suivent, je décrirai l'ambiance enveloppant notre vécu au-delà de l'épaisseur de sa pure apparence. Sans négliger l'ordinaire de notre vie de tous les jours, notamment dans ses aspects politiques, j'oserai, en invitant à le repenser, à pointer l'impensé, l'imaginaire qui se cache, consciemment ou inconsciemment, derrière les apparences. Ce sera alors une quête, qui devrait être celle de tout citoyen de ce pays, d'une nouvelle temporalité politique se voulant une meilleure connaissance du monde en général et de notre monde propre, en particulier, dans le sens d'une nouvelle naissance tous ensemble à notre destinée commune (con-naissance)[18] aussi bien en notre village planétaire que dans les frontières de notre Tunisie.
Précisons tout de même qu'il ne s'agira dans ce qui suivra que d'éléments sommaires destinés à nourrir une réflexion. Aussi, ce souci est-il forcément réducteur, obligeant à se concentrer sur certains aspects, négligeant d'autres, dans le cadre bien compris de la perspective finale.
A — L'état politique des lieux :[19]
a) L'actuel parti majoritaire : La troïka au pouvoir, au-delà de ses différences et divisions, est indissolublement liée; car les 40 % du parti majoritaire ne lui sont pas suffisants pour gouverner et ce abstraction faite de sa volonté stratégique ou tactique de gouvernement d'union. De plus, les sages d'EnNahdha — qui se recrutent paradoxalement dans la vieille garde — sont conscients que ce chiffre doit être amputé de 10 % au moins représentant le vote affectif de ceux qui ont voulu saluer la geste combattante du parti et le martyre de ses militants qui lui a assuré une aura de véritable opposant à la dictature. De fait, tout laisse à penser que le vote réel dans le pays pour le parti islamiste, le vote idéologique sans l'apport occasionnel de sympathie ou d'empathie ne dépasse pas les 30 % du corps électoral. Ce qui n'est pas négligeable confirmant la stature durable de grand parti d'EnNahdha le rendant incontournable dans la démocratie tunisienne pour peu qu'il soit sincère et surtout sans complexes ni névroses dans l'assomption du jeu démocratique.
Cela n'est pas pour étonner puisqu'il ne fait, politiquement, que confirmer le donné sociologique du pays tout en étant conforme aux réalités politiques des démocraties avérées : c'est ainsi le cas en Occident où nombre de partis majoritaires sont a tradition chrétienne. Mieux! bon nombre d'entre eux n'a pas manqué de par l'histoire, et ce même jusqu'à nos jours, d'user de rhétorique contraire aux libertés et pour le moins xénophobe; ce qui permet de relativiser (sans l'accepter, bien évidemment) le discours intolérant d'EnNahdha à propos de certaines libertés individuelles que nous jugeons sacrées comme le droit à la différence (droit des homosexuels, par exemple) ou à la liberté personnelle (comme le droit de ne pas respecter les préceptes religieux ou la liberté de surfer sur un Internet sans censure).
Mais ce parti ayant logiquement et démocratiquement accédé aux commandes du pays et se retrouvant en prise directe avec les réalités complexes du pouvoir, rendues encore plus compliquées par celles très subtiles de la société et ses propres contradictions sur lesquelles il n'est pas encore prêt de trancher, ce parti ne saurait être tout seul majoritaire dans de futures élections libres ni garder le capital de sympathie que l'usure du pouvoir affectera immanquablement.
Car une fois l'euphorie de l'opposition en lui retombée et sans réponse convaincante aux défis que lancent ses bases ou ses sympathisants les plus extrémistes, EnNahdha ne sera pas en mesure de faire écran aux voix musulmanes de raison qui tiennent comme lui un discours islamique, mais bien plus moderne et même postmoderne, se référant moins à un âge d'or de l'islam cultuel mort et enterré qu'à une civilisation d'un islam culturel des Lumières toujours d'actualité, car libéré des démons obscurantistes continuant à hanter la jeune garde d'EnNahdha.
Signalons enfin d'un mot que le chef actuel du gouvernement semble doté d'un sens excessif de l'équilibre qui l'amène à trop hésiter dans l'action au risque d'aboutir au contraire de ce qu'il cherche. C'est en cela, croyons-nous, en ces tergiversations malvenues sur des questions d'importance, capitales pour la réussite de son parti sur le long terme — et ce même si elles partent d'un bon sentiment — que réside l'écueil majeur dans l'échec (ou le semblant de réussite relative) du gouvernement actuel dans son opération de charme auprès du peuple tunisien. Un discours plus clair et moins hésitant sur les principes majeurs devrait mieux servir EnNahdha quitte à le desservir auprès de ses sympathisants les plus dogmatiques.
b) Le futur second grand parti : Il s'agit incontestablement du parti du Président Marzouki. Certes, l'assise électorale du CPR est aujourd'hui limitée; mais il n'empêche que son score était inattendu et confirme une dynamique qui continuera d'aller crescendo, augurant même d'un possible futur raz de marée pouvant le porter au moins à la hauteur d'EnNahdha. En cela, le charisme de l'actuel président, ses qualités humaines propres, son talent politique et la réalité et la sincérité de son combat compteront pour beaucoup. Mais, ce qui comptera bien plus au moment capital des futures élections, ce sera l'implantation populaire de ce parti, très présent dans les régions les plus défavorisées.
De fait, si EnNahdha peut être qualifié sommairement de parti des classes moyennes et des villes, le CPR est incontestablement celui des classes pauvres et des régions défavorisées. Or, c'est sur ce terrain que la réserve électorale est la plus pourvue et c'est là le gage de la réussite future du parti du président qui en ferait le second grand parti en Tunisie avec EnNahdha.
Bien évidemment, le CPR est actuellement secoué par de cruelles divisions, mais n'est-ce pas le lot de la plupart des partis aujourd'hui en Tunisie? De plus, il ne faut pas perdre de vue la vertu que peut receler toute crise bien gérée, elle est alors la garantie d'un nouveau départ bien prometteur. Car la crise n'est que l'expression d'un nouveau paradigme, l'ancien modèle étant arrivé à saturation.[20] Or, il est bien évident que le parti du président est arrivé à ce stade où il doit changer de statut, passer d'un petit parti cherchant sa voie à un grand parti de gouvernement. Et pareille ambition peut faire des victimes, la noble fin justifiant les moyens peu orthodoxes.
Bien évidemment, le CPR est actuellement secoué par de cruelles divisions, mais n'est-ce pas le lot de la plupart des partis aujourd'hui en Tunisie? De plus, il ne faut pas perdre de vue la vertu que peut receler toute crise bien gérée, elle est alors la garantie d'un nouveau départ bien prometteur. Car la crise n'est que l'expression d'un nouveau paradigme, l'ancien modèle étant arrivé à saturation.[20] Or, il est bien évident que le parti du président est arrivé à ce stade où il doit changer de statut, passer d'un petit parti cherchant sa voie à un grand parti de gouvernement. Et pareille ambition peut faire des victimes, la noble fin justifiant les moyens peu orthodoxes.
Il faut rappeler ici qu'outre l'équation personnelle de Marzouki représentée par son pragmatisme et son réalisme, son honnêteté et sa modestie, s'est ajouté son sens politique très développé lui permettant avant et contre tout le monde de saisir le fait incontournable de la carte islamiste en tant que composante cardinale de l'identité en Tunisie. Cela, assurément, lui sera un atout majeur demain auprès des laissés pour compte, des ouvriers et même du personnel d'encadrement moyen revenu du discours purement religieux sans réalisme social.
Nous terminerons en disant que la sensibilité de Marzouki, bien émotif pour tout ce qui est propre aux choses du coeur, ainsi que son affectivité particulière pour les valeurs de la solidarité familiale demeurent un atout capital en ces temps marqués par la sensiblerie.
Or ces mêmes valeurs semblent avoir une certaine présence dans le caractère de Rached Ghannouchi, ce qui explique l'entente tacite entre les deux personnages sur le plan humain, qu'ils ont su transformer en accord politique pour le bien de leur famille élargie qu'est la Tunisie.
c) Quid du reste ? La bigarrure de la mosaïque des partis politiques en dehors de l'actuel et du futur grands partis laisse apparaître en proue le parti du président de l'Assemblée constituante et, à la poupe, le reste des forces politiques, y compris le futur grand parti que l'on veut mettre sur pied incluant ou pas l'ancien parti destourien et l'ex-supposé parti majoritaire que fut le parti de Chebbi.
Le premier, malgré ses actuelles divisions, a tout à gagner du choix stratégique de son président de participer à l'actuel gouvernement d'union. Il est indéniable que le parti de Ben jaafar est porteur d'un passé prestigieux, étant l'héritier de l'opposition sociale-démocrate tunisienne. Mais, malgré son modernisme affiché et ses convictions progressistes, il reste qu'il fait quelque peu figure archaïsante du fait que, dans un monde postmoderne, l'on parle moins de progressisme que de progressivisme.
Or, les cadres du parti demeurent par trop marqués par une modernité trop connotée à l'occidentale, sans prise sur une réalité postmoderne; en cela, Ettakattol apparaît comme un parti du passé. Il n'est pas étonnant ainsi que son implantation soit circonscrite aux grandes villes, notamment à Tunis et sa banlieue, dont il est, sans conteste, l'oriflamme de l'esprit gouailleur, mais aussi orgueilleux et donc parfois arrogant, du citadin.
Sociologiquement, c'est le parti des cadres, notamment dans la haute fonction publique, ce qui donne à ses militants un esprit élitiste, prompt à la surenchère idéologique comme chez les cadres enseignants à La Manouba. Aussi peut-on dire que bien plus que le génie qu'il met dans la présidence de l'Assemblée Constituante, le vrai talent de Ben Jaafar aura été son alliance stratégique avec EnNahdha et le CPR, synonyme de survie d'un parti en proie à des divisions internes. Un futur fait de rapprochement du CPR, ou éventuellement même une fusion, ne constituerait-il pas une solution d'avenir, servant au mieux les valeurs pour lesquelles lutte le Forum?
Nous ne terminerons pas ce laïus sur Ben Jaafar sans relever que son élan vers l'idéal est susceptible d'être enrayé par des attaches à la réalité autorisant tout, y compris les excès. En effet, comme le Centaure mythique, il a une tête humaine tournée vers les étoiles, qui lui a permis de se retrouver proche de la stratégie d'action des deux autres têtes de la Troïka et qui est partagée par une minorité de son parti. Toutefois, de par le reste de son corps d'animal, bien ancré en terre, il continue de relever des excès de la base de son parti.
Que dire maintenant du PDP qui avait la possibilité de jouer cette même carte et qui a choisi de retrouver un second souffle dans l'opposition? La gravité de son score de 7% est à mesurer à l'aune des espérances immenses nourries avant les élections, l'amenant même à se croire tout permis, s'illusionnant sur la pertinence de son message vicié par ses moyens et une campagne se voulant à tort agressive.
Certes, on assiste actuellement à une bronca du côté de tous les partis de l'opposition, réduits à la portion congrue, qui agissent en s'unissant en vue de se donner du lustre. Mais, il s'agit d'attelages si disparates, notamment avec des personnalités a l'égo surdimensionné, pour arriver à renverser la marche de la roue de l'histoire. Ce qui est dommage pour les idées que certains portent et qui ne sont pas adaptées à la base militante ni bien servies par celle-ci.
B — L'autre face des lieux :
a) Les aspects psychologiques : À ce niveau rarement évoqué, et pourtant de plus en plus important en politique en notre ère postmoderne, la déception est grande. Outre la lenteur à répondre à l'exigence de justice et de dignité en termes de réparation des injustices et, encore mieux, de condamnation des coupables, il y a plus grave : l'absence de changement des conditions sociales et économiques de la vie quotidienne. Mais le pis, c'est l'oubli même du moindre geste symbolique porteur dont on sait pourtant l'importance. Car les gestes symboliques pris n'ont pas porté sur des aspects fédérateurs pouvant transcender les différences.[21]
Ceux-ci, comme tout un chacun le devine et le comprend, s'agissant du plan intérieur, portent sur la véritable transparence du discours politique, notamment sur les faits et aspects les plus secrets de la révolution. Concernant le plan extérieur, ils portent sur la revendication majeure du Tunisien à la dignité que constitue son droit à circuler librement et sans la moindre entrave, ne serait-ce que sous la forme de principe solennel affirmé par la diplomatie de son pays. Car de pareille revendication, érigée en exigence nationale, découleront bien d'autres ayant trait à l'effacement de la dette publique, par exemple, ou à la réévaluation des termes injustes des échanges.
Ainsi, comme dans la sociologie bourdieusienne, apparaît à quel point le réel n'est pas rationnel, mais relationnel, impliquant la nécessaire saisine, dans les pratiques sociales tunisiennes pour leur correcte compréhension, de leur interaction avec le contexte interne et externe dans lequel elles se produisent et qu'elles produisent. De même, ces pratiques ne peuvent être comprises indépendamment les unes des autres du fait qu'elles sont parties liées dans la production de concert d'un contexte symbolique cohérent et spécifique très pertinent.[22]
b) Les aspects spirituels : Il n'est plus possible d'ignorer que c'est le repli identitaire en Tunisie, les excès d'une certaine forme de sécularité,[23] qui a profité au courant islamiste durant les élections. Ce repli est surtout le résultat de l'agression et de la pression à laquelle a été soumis l'islam de toutes parts, et qui ont été encouragées, faut-il le préciser, par l'absence d'une approche modernisante de cet islam de la part de ses adeptes, une conception rationaliste ou rationalisante de la part de ses élites dont nombre se sont tues ou ralliées à l'idéologie dominante. Or, une fois qu'un défi est relevé et que l'agression est repoussée, avec les éventuels débordements, on sait bien que vient forcément le temps de l'action de raison et de la réaction sereine. D'où l'importance du discours des islamistes de gauche et des indépendants tenants d'un discours sur l'islam ne reniant ni ses valeurs ni celles de la société dans toutes ses composantes, agissant pour un islam des Lumières, apaisé et serein, en un mot : postmoderne. Cet islam est et sera surtout spirituel, à l'image de l'ère dans laquelle est désormais engagée l'humanité dont la spiritualité reste la caractéristique majeure.[24]
Terminons sur ce point par la conception essentialiste[25] de la religion et qui fait peur actuellement en Tunisie, car s'accompagnant de violences, non seulement verbales : l'extrémisme religieux salafiste. À ce propos, rappelons dès l'abord que tout courant de pensée, y compris le plus rationaliste, le plus démocratique, peut avoir, au sein de ses minorités les plus dogmatiques, ses propres ayatollahs, fondamentalistes et intégristes, la vérité pour eux étant absolue et sa contestation relevant de l'hérésie. Notons, ensuite, qu'il n'y a rien d'exceptionnel à l'émergence de pareil composant de la société, malgré sa surface très restreinte dans le tissu social, sa capacité de nuisance étant bien plus importante que son volume humain.
En effet, au lendemain d'années innombrables de répression et de silence forcé, il était inévitable qu'une sensibilité bien présente dans la société se fasse jour. C'est un moment difficile parmi les autres instants périlleux que connaît le pays et sa gestion saine relève du degré d'intelligence et de raison (j'allais même dire de maturité politique) des plus sensés des démocrates. Ceux-ci, plus qu'aucun autre politicien, se doivent surtout de ne pas user du même langage d'exclusion que leurs adversaires, ne serait-ce que parce que leurs valeurs démocratiques le leur interdisent. Certes, ils peuvent être tentés de se considérer libérés des contraintes de ces valeurs étant donné que celles-ci sont rejetées par leurs adversaires. Et j'ai souvent entendu cet argument dans la bouche de nombre de démocrates irréductibles, pluralistes dans l'âme. Mais n'est-ce pas alors la solution de facilité, du sophisme même, puisque cela fragilise leurs propres valeurs démocratiques du moment que leur recours à elles est soumis à la condition de leur acceptation par leurs adversaires?
Le vrai politique, le démocrate — non pas sincère, mais militant — est bien celui qui, tout en tenant à ses valeurs, sans y céder d'un iota, trouve quand même le moyen de les défendre auprès de celui-là même qui les refuse, les nie et les combat, et qui finit par les lui faire accepter à force de talent, de conviction et de tolérance, donnant le meilleur exemple de la démocratie qui est tout d'abord une acceptation de l'autre et une option permanente pour le dialogue. C'est en cela que réside le véritable art politique qui consiste, pour nous, à faire possible l'impossible !
Certes, cela n'est pas donné à tous, mais nul ne peut prétendre ne pouvoir s'y essayer, surtout s'il abandonne tout ego personnel, cultivant de l'empathie avec le corps social auquel il s'adresse, pratiquant une véritable culture des sentiments en s'aidant d'une raison sensible[26] et en se revendiquant d'une connaissance ordinaire.[27] C'est à quoi nous appelons en Tunisie; ce que nous nommons une politique compréhensive à la manière de la sociologie du même nom qui a révolutionné les sciences humaines et sociales, depuis Max Weber notamment.[28]
III — Pour une politique compréhensive :
En Tunisie, aujourd'hui à la croisée des chemins, il nous importe de comprendre l'imaginaire de la société hic et nun (ici et maintenant) : comment cette société post-Coup du peuple se vit, se rêve et comment s'y écrit son avenir? Quelle est l'ambiance de l'époque postrévolutionnaire, car il s'agit d'une véritable nouvelle époque et d'une réelle ambiance? Quels sont ses normes et rituels, les croyances en présence, majoritaires et minoritaires, les comportements divers, dominants, conformistes comme originaux, extravagants ou extrémistes? Il s'agit, pour employer une phraséologie maffesolienne,[29] d'une « quête jubilatoire du nouveau rythme de la vie » en Tunisie, laboratoire grandeur nature du renouveau de la politique et d'une lecture renouvelée de l'islam pour une pratique postmoderne du fait religieux.
Et une telle exploration, pour être la plus prometteuse, doit être sous forme d'une dérive,[30] telle que théorisée par Guy Debord et les situationnistes.[31] Car en cette Tunisie en effervescence, dans ses lieux où encore, plus qu'ailleurs, le lieu fait lien, les habits (l’habitus de Saint Thomas d’Aquin), les gestes, les rapprochements et les conflits, bref tout ce qui fait la vie d'une société en postmodernité, interpelle et tout est gros de sens, au-delà même du dit, dans le non-dit, bien loin du pensé, dans les profondeurs de l'impensé.
Or pareille dérive ne manquera pas de nous amener à nous inspirer encore des travaux de Michel Maffesoli (lui même influencé par Gilbert Durand et de Pierre Sansot) et d'entrevoir la mise en place en Tunisie d'une politique compréhensive qui permettra une meilleure connaissance de l’imaginaire de la Tunisie postrévolutionnaire, soit une naissance à cet imaginaire : comment il se vit, s’écrit, se dit et se rêve après ce qui a constitué la caractéristique majeure de l'ambiance de l'époque nouvelle, la première élection politique libre du pays. Et dans la compréhension de ses rites et ses croyances collectives, au travers des comportements des divers acteurs sociaux, nous nous attacherons surtout parmi eux aux plus humbles membres de la société civile, ces acteurs majeurs des tribus postmodernes et du nouveau rapport à la vie, dyonisiaque et écosophique, selon la terminologie maffesolienne.[32]
Grâce à pareille politique compréhensive, nous pensons qu'il sera possible en Tunisie, laboratoire d'une postmodernité islamique, de démontrer d'abord les apports indéniables de la civilisation de l'islam portant à leur apogée, en des temps obscurs, les valeurs de dignité humaine et d'égalité, comme la modernité a été cette réussite indéniable des valeurs de libération individuelle, d'explication rationnelle du monde et de progrès scientifique. Elle sera surtout en mesure de permettre la sortie de l'islam cultuel restrictif et réducteur à l'islam culturel, nuancé et ouvert, comme l'a permis la sociologie compréhensive faisant accéder à la postmodernité la modernité, rompant avec l'idéal de l'homme maître de l'univers (qui est, en ce qui nous concerne, le croyant musulman, maître de la foi), qui a abouti à « la dévastation du monde »[33] et qui a été, pour ce qui nous occupe, la dévastation de l'esprit révolutionnaire de la religion islamique.
Après la modernité[34] occidentale, après la rétromodernité qui fut celle de l'islam, on prend aujourd'hui de plus en plus conscience en terre d'islam, comme ce fut le cas en terre chrétienne avec la postmodernité, de la saturation des valeurs du progrès, du rationalisme et surtout d'une conception sociale (ou plus exactement communautaire) fondée sur l'assignation à une identité individuelle restrictive, induisant un rétrécissement du lien social,[35] à travers une pratique ou une apparence religieuse revendiquée, quitte à être outrée, affectée.
A — De la connaissance ordinaire à la raison sensible :
Or, c'est la politique tout court, aussi bien en Tunisie qu'ailleurs, qui ne saura plus relever d'une autre approche que compréhensive. Si on se focalise sur notre pays, c'est que grâce à sa révolution, on croit y voir une reviviscence de valeurs qui y ont existé même si elles y ont été politiquement enterrées. Et il s'agit de les faire revenir à la vie, réalisant une sorte de parousie politique se rapportant à des valeurs islamiques appliquées à la vie politique.
Pour y arriver, outre une sincère volonté à servir le pays, il s'agira pour les acteurs politiques, notamment pour les plus actifs et les plus en vue parmi eux, de savoir aller à l'idéal en tenant compte du réel, mais non pas un réel réduit à la notion galvaudée du principe régressif et réducteur de la réalité, mais le réel comme il se donne à voir, sans dogmatisme ni discours moralisateur. Pour employer un néologisme en vogue actuellement en sociologie, ce serait le Réal.[36]
Pour cela, nul ne doit continuer de prétendre avoir la science infuse, transcendante ou immanente, car la connaissance doit être ordinaire et la raison sensible aux réalités du peuple et à ses exigences, déclarées ou tues, conscientes ou inconscientes.
Et comme nous l'apprend la science des temps postmodernes actuels et futurs, la raison sensible ne dédaigne pas le vagabondage initiatique[37] et la sociologie dyonisiaque,[38] au sens de l'enthousiasme nietzschéen, de l'amour de la vie, et même de l'amour d'autrui soufi ou plus largement spiritualiste, la démarche compréhensive consistant à « être à l'écoute, voire à être en résonance ».[39]
a) L'imaginaire sous-jacent : En sociologie moderne, il ne suffit plus de voir la réalité des choses qui n'est qu'apparence trompeuse ou insuffisante pour rendre compte de vérités invisibles bien que présentes et pertinentes; en effet, il faut tenir compte d'éléments non moins pertinents bien que ne relevant pas nécessairement de la réalité visible. Il s'agit de cet ensemble d'éléments qui constitue cet imaginaire sous-jacent.[40] Quel est-il en Tunisie actuellement?
Il est indéniable qu'il ya une quête de l'authenticité qui parcourt les entrailles de la société et qui se fait confusément du fait de la cambrure (au sens de manque de naturel) adoptée par nombre de politiques bien plus soucieux de leur carrière ou de leurs convictions, même si elles peuvent être dignes de respect, par ailleurs) que de l'intérêt immédiat du pays qui exige un accord sur un minimum de principes de nature à rallier la majorité du peuple sans diaboliser sa minorité.
Or, à quoi assiste-t-on? À une sorte de caricature de nouvelle guerre des religions où l'idéologie prétendue des islamistes, soit un islam intégriste ou quasi intégriste, s'opposerait à la religion des laïcs qui serait l'anathémisation de toute foi spirituelle, une caricature de la rationalité sous forme de modernité.[41] Dans les deux cas, on a une attitude intransigeante qui rappelle la notion de vérité absolue, un diktat divin, que la divinité soit transcendante ou immanente au sens détaillé supra.
Pourtant, le peuple de Tunisie, dont la valeur majeure de sa majorité, y compris et surtout dans sa frange mineure en termes d'âge, est sa liberté et son droit à jouir de sa vie, n'a que faire de pareilles querelles byzantines qui restent l'affaire de salonnards, d'un côté, et d'une minorité d'activistes, de l'autre, se nourrissant des peurs et des mythes que son extravagance génère. Cela n'empêche pas les uns et les autres de prétendre parler au nom d'un peuple qui ne s'y reconnaît pas[42] et, bien pis, osent se réclamer relever d'une modernité, religieuse pour les uns, laïque pour les autres, alors que cette modernité est déjà bien morte, puisque l'on relève bel et bien de la postmodernité.
Celle-ci impose une autre conception de la sécularité, moins tranchée que l'on veut bien le faire croire, bien plus en prise avec le réel, cet ordinaire qu'il nous faut réordonner pour le conformer aux aspirations réelles (et non pas nécessairement réalistes) du peuple. Quelles sont-elles? Plus de libertés et moins de dogmatismes, des droits pour tous, incluant du travail pour qui le cherche, et surtout une dignité à respecter en premier, dignité sur le plan à la fois personnel et public.
Ces valeurs ne sont ni religieuses ni laïques; elles sont simplement humaines, elles transcendent tous les clivages politiques. Pour peu que les femmes et hommes en charge des destinées du pays se décident à n'avoir pour finalité que de les servir, alors ils pourront avoir derrière eux tout le peuple libéré du démon de la division qui anime encore nombre de nos politiciens prisonniers d'une conception antique de la politique.
Qu'ils se le disent, cependant : ils n'ont plus de place dans la nouvelle République de Tunisie où la politique doit être originale, excluant le passé, ouverte sur l'avenir, fait de tolérance, et croyant dans les vertus de la fraternité : une politique compréhensive.
Et qu'on ne l'oublie pas : on a tous une part d'ombre en tant qu'humains, donc imparfaits, le sublime en nous, ce côté spirituel représenté par l'âme ou l'esprit, ne pouvant se manifester qu'incarné dans la chair, qui est foncièrement vile.[43] Cette part d'ombre est même, chez certains où la matière l'emporte au point d'étouffer l'esprit en eux, une part du diable.[44]
Le problème actuel en Tunisie chez les élites, modernistes comme traditionalistes, c'est que les uns et les autres ne voient chez autrui que sa part d'ombre, n'osant pas faire l'effort de distinguer sa part éclairée, fut-elle minime. Car elle existe chez eux tous, y compris chez ceux réputés être les plus diaboliques, même si c'est avec des proportions différentes et pouvant varier.[45]
S'agissant des laïcs, il faut dire qu'ils sont encouragés en cela par ce qui se passe dans d'autres pays musulmans qui sont à des années-lumière de la Tunisie en matière d'évolution des consciences. Mais, ce faisant, ils sont aveugles à ce qui fait la spécificité de l'islam tunisien qui a osé faire son aggiornamento et assure être ouvert et prêt à continuer d'évoluer.
Pour ce qui est des islamistes tunisiens, c'est qu'ils sont traumatisés par le rejet dont ils ont fait l'objet et perçoivent mal l'hostilité à leur égard alors qu'ils sont déjà en plein combat avec leurs propres forces du mal. Aussi sont-ils tentés et même amenés à se recroqueviller sur eux-mêmes, revenir dans leur coquille, combien même ils voudraient en sortir, et ce par un réflexe de défense, une réaction de survie. Qui pourrait le leur reprocher? De plus, ils perçoivent, mieux que quiconque, à quel point la lumière de l'Occident moderniste, qui éblouit leurs adversaires, est semblable à celle que nous envoient les étoiles lointaines, déjà éteintes depuis si longtemps.
Il nous faut donc, nous les adeptes de la sécularité de la vie publique (car j'en suis, même si je ne fais pas la même analyse de la sécularité ni de la définition de l'islam que les sécularistes classiques), il nous faut, dis-je, être en harmonie avec nos propres valeurs dont la première est de ne pas pratiquer le discours de la haine et de l'exclusion et de cultiver ce que j'appelle, en bon maffesolien, la culture des sentiments. Et pour rester dans le sillage de cette pensée sociologique la plus originale et la plus prometteuse aujourd'hui, de communier dans ce que M. Maffesoli appelle «Loi des frères ».[46]
b) Réordonner l'ordinaire tunisien : La socialité postmoderne consistant à « chercher la profondeur à la surface des choses »,[47] incitant à « une phénoménologie de l'inapparent » heideggerienne, où l'on ne doit avoir pour seule prétention que de vouloir «donner à penser » pour mieux agir,[48] la pensée claire et déterminée étant le moteur de l'action la plus efficace et qui porte loin, nous pensons qu'il nous faut agir sur cette pensée politique, le rôle de la pensée étant bien plus important qu'on ne le croit communément dans toute action sociale.
Car en sciences sociales modernes,[49] la sociologie est d'abord compréhensive qui est, au sens de son fondateur, une approche qui fait du sens subjectif des conduites des acteurs le fondement de l'action sociale.[50]
Or, comme Weber, dont la sociologie des religions est capitale, considérant que les religions ont eu une contribution décisive à la rationalisation du monde, ainsi que l'islam en Tunisie est en mesure de le faire, nous croyons que le monde politique (lui parle du monde social) est constitué par l'agrégation des actions produites par l'ensemble des acteurs politiques qui le composent, tous les agents sociaux étant des acteurs en puissance, actifs ou passifs, mais ayant toujours une influence, ne serait-ce qu'indirecte, sur les événements. L'unité de base de la politique (soit la sociologie pour Weber) est l'action sociale de cet agent compris lato sensu.
Analyser correctement le politique doit l'être dorénavant en partant des actions et des intentions des agents qui constituent le corps social. Paraphrasant Weber dans sa définition de l'action,[51] nous dirons que l'action politique est le comportement humain emportant nécessairement un sens subjectif. Car, pour Weber, comme pour nous, une telle approche centrée sur l'individu vient de la conviction que les sciences sociales (incluant la politique, et ce n'est pas pour rien que Weber les nomme « sciences de la culture ») diffèrent des sciences de la nature du fait que l'homme est un être de conscience, qui agit en fonction de sa compréhension du monde et des intentions qu'il a.
Ainsi devenue compréhensive, la politique aura à faire sa propre mise au point quasi photographique pour conformer ses objectifs, centrés toujours sur le bien général et coulés dans les bons sentiments, avec ses méthodes souvent indignes, car baignant dans le ressentiment et l'animosité, quand ce n'est pas l'appel au meurtre symbolique.
Concrètement, les deux mamelles d'une future politique compréhensive, celles qui sont susceptibles de l'épiphaniser selon le verbe cher à G. Durand, pourraient être l'amour et la fraternité.
B — Ordo amoris et Loi des frères :
Si la fraternité ou Loi des frères ne pose pas de problème d'interprétation, l'ordre amoureux (Ordo amoris) peut amener à une diversité d'interprétation. Aussi empressons-nous d'apporter ici une précision liminaire écartant tout malentendu. Parlant en effet d'amour, nous l'entendons en tant que la plus noble valeur sentimentale, n'en excluant donc pas celui qui pourrait lier des personnes de même sexe, car pareil sentiment amoureux n'est pas nécessairement et à la base le résultat d'un désir sexuel, mais plutôt d'entente et d'harmonie de sentiments.
Ce à quoi, au demeurant, l'islam ne s'est jamais opposé avant que ceux qui se sont arrogé par la suite le droit de parler exclusivement et abusivement en son nom, imitant en cela la classe sacerdotale juive et chrétienne, ne se soient mis à singer ces deux religions en s'adonnant avec outrance à leur moralisme sexuel.[52]
Aussi, pour illustrer cet amour, choisissons-nous de recourir à sa forme la plus épurée, l'amour soufi qui, pour avoir su se déconnecter des interprétations physiques de ce sentiment, se trouve être la meilleure illustration de la fusion des coeurs qui s'aiment nonobstant leur condition physique, âge ou sexe.[53]
a) L'amour divin soufi : Repensant notre ordinaire, il nous faut y redécouvrir l'espace de socialité qui y a cours, et ce en se gardant de trop y coller, car c'est en maintenant une certaine distance avec les faits observés que l'on est le plus près de ce qu'ils sont à leur vraie nature, en ce qu'ils sont concrètement, ce qu'ils recèlent en leurs entrailles, ne sourdant à la surface que par à-coups, imperceptiblement, mais progressivement.
De cet ordinaire qui n'est qu'un ordre particulier des choses, un réel ordonné par nos habitudes et nos a priori,[54] on est alors en mesure de le réordonner, ordonner autrement les élément en les réagençant selon une appréhension novatrice de l'existence, moins réduite à l'unicité castratrice d'un principe de réalité galvaudé et faussement pertinent qu'ouverte aux formes nouvelles de la socialité, ce réel devenant « réal », selon le néologisme maffesolien, où tout l'imaginaire foisonnant du peuple trouve matière à s'exprimer et à s'épiphaniser sous une loi généreuse d'empathie, de relativisme et d'affrèrement, le terme conseillé pour la fraternité postmoderne.[55]
Dans le nouvel ordre en cours de réordonnancement en notre pays, il s'agira pour les acteurs politiques d'entrer en empathie avec les différents pans de la société, de trouver la juste voie en étant juste de voix, cultivant le meilleur des sentiments en nous, éclairés par les valeurs sublimes d'une religion qui est à la base humaniste et tolérante avec un Dieu clément et miséricordieux. C'est, en quelque sorte, un « ordo amoris » (un ordre amoureux) selon l’expression heureuse du sociologue Max Scheler[56] qu'il échet d'ériger sur une terre qui a été toujours ouverte aux influences de toutes parts, carrefour du monde et des cultures, renvoyant à une constante quasi anthropologique de l'ordre amoureux qu'il soit divin ou humain, amour de Dieu, amour des hommes et des femmes, l'amour avec grand A, l'amour dont serait finalement capable l'homme parfait (ou plus exactement uni) des soufis.
Car il ne faut surtout pas l'oublier, l'islam est apparu comme un appel d'amour,[57] amour fraternel, amour communiant dans une seule et unique dévotion à Dieu, le coran n'étant que le retour à la révélation divine originale faite de paix (et c'est compris dans le sens générique du terme islam) et de liberté, la seule soumission de l'homme n'étant due qu'à son créateur avec lequel la relation est directe, sans intermédiaire.
Or, c'est le rejet de ce message d'amour par ceux qui avaient vu le danger qu'il représentait pour leur pouvoir sacerdotal que l'islam a été combattu et rejeté. Et comme tout rejet entraîne immanquablement un rejet en retour, l'islam a été détourné de ses sources véritables universelles rationalisantes par ses adeptes du fait d'un réflexe d'autodéfense.
Aujourd'hui, on parle du retour de l'islam, et il ne doit pas être le retour d'un islam faussé par l'animosité des autres à son égard, mais un retour aux sources véritables, vers cet ordre amoureux auquel il a appelé bien avant l'Ordo amoris précité de Max Scheler, cette Loi des Frères que Maffesoli voit régir le monde de demain; et elle pourrait être la Loi des frères musulmans, les vrais, ceux qui adhèrent à toutes les valeurs humaines universelles, car elles sont consacrées par un islam aux deux caractéristiques fondamentales que nous avons déjà spécifiées et qui sont son universalité et sa scientificité.[58]
b) La fraternité musulmane : Dans la partie arabe de ce Sud, après ce qu'on a appelé Printemps, et notamment en Tunisie postrévolutionnaire issue de ce que je nomme Coup du peuple, il y a la mise en place en cours d'une nouvelle pratique politique faite pour l'essentiel à partir d'une lecture renouvelée de l'islam, un islam postmoderne après que le peuple se soit réveillé à son être, vivant un moment historique où tout est de l'ordre du possible.[59]
En Tunisie, plus que jamais, il est donné de voir, dans l'effervescence dont sa population est saisie, s'incarner cet affrèrement dont parle M. Maffesoli comme ultime horizon de l'humanité aujourd'hui en crise, la loi des Frères en aboutissement de la postmodernité dans un lieu et une culture apparemment inattendus et qui y étaient, pourtant, adéquatement préparés du fait de la rétromodernité islamique qui y avait cours.
De fait, cette la loi des Frères offre de sérieuses chances de voir le jour et d'être pratiquée en ce pays, pour peu que les choses y évoluent dans le bon sens. Il y a, en effet, dans notre pays un terreau propice, ne serait-ce que par référence à l'idéologie des (frères) musulmans à laquelle réfère le courant politique dominant actuellement, mais qui trempe dans un fort courant soufi — ce spiritisme musulman — prégnant dans l'identité tunisienne et dont la caractéristique majeure demeure la charité, bien évidemment.[60]
Il s'agira de valoriser cette foi dans la signification et la grandeur inhérentes au texte sacré et à la tradition consacrée indépendamment de leur arrière-plan historique et idéologique, comme expression éloquente d'une confiance scientifique en leur force spirituelle intrinsèque, indépendante de leur évolution historique, leur instrumentation idéologique. Or, la meilleure expression de cette vérité est donnée par le soufisme qui est, comme toute mystique, « le porte-parole, le véhicule qui transmet la vérité éternelle d'une génération à l'autre ».[61] Éric Geoffroy, un grand connaisseur du monde arabe musulman ne soutient-il pas que « L'islam sera spirituel ou ne sera plus »?[62]
Or, outre l'esprit soufi, cette fraternité musulmane trouve aussi racine, certes moins mystique mais toujours spirituelle, dans la pratique du prophète que symbolise, par exemple, la geste de fraternisation à Médine entre les Émigrants et les Médinois ou aussi la pratique de ce succédané du contrat de mariage qu'était le pacte de jouissance. Avec ces deux exemples aux antipodes l'un de l'autre est illustrée l'adhésion de l'islam des origines à ce type de « contrats de solidarité » qui ont toujours existé dans toutes les sociétés humaines et qui mesurent la vitalité de la socialité traditionnelle ou tribale, se manifestatnt par des solidarités (incluant la création d'une parenté choisie, non sanguine) en dehors ou contre tout contrôle surplombant, notamment étatique.[63]
C'est en renouant avec pareil esprit des origines que la fraternité musulmane peut retrouver un peu de son lustre et, renouant avec son humanisme original, atteindre à l'universalité. Et il serait temps, à un moment où nous assistons assez souvent à une dérive vers la haine et l'animosité et ce même de la part de nos politiques les plus émérites se laissant aller à une sorte de danse insensée du ventre quand ce n'est pas une crise d'hystérie. Car alors comment reprocher aux plus insensés d'agir pareillement, sinon pire, recourant à la violence tout court, lorsque les politiques se laissent aller bien volontiers à l'art bien plus facile pourtant à maîtriser de la violence verbale dont les ravages peuvent être aussi meurtriers? On ne peut attendre moins des plus violents des minorités agitées et névrosées de la société, intégristes de tous bords. Et n'oublions pas que la psychanalyse nous apprend que la signification de pareil comportement se niche bel et bien aux creux des apparences,[64] à l'abri des regards, quand ce n'est pas au fond de l'insondable inconscience humaine.
Tout cela, malgré les apparences trompeuses, fait le nouveau lien social qui se tisse, plus que jamais, dans les fibres de l'émotionnel dessinant un modèle encore plus épuré, car pouvant être revendiqué en tant que tel, d'une nouvelle manière d'être allant au-delà de la classique mais constante convivialité arabe, cette extension dans la psychosociologie de la tradition de proxénie[65] ancestrale.
Il faut que les sensés donnent l'exemple, acceptant le dialogue et l'échange policé même avec les plus agités, sinon il n'y a pas de politique. Car la vraie politique est celle qui se pratique dans les condtions extrêmes comme l'art de raisonner l'irraisonnable et de calmer le plus agité, y compris et surtout celui qui en veut à ta propre vie. Autrement, il n'y a aucun honneur à faire la politique qui est alors le bas de gamme de la pratique, une politique politicienne des marchands de mots et des commerçants de la langue de bois. Et à ceux-là on n'a aucun mérite d'appartenir !
Aussi, en Tunisie, le politique compréhensif sera-t-il celui qui aura la capacité rare de rester fidèle à ses valeurs tout en dialoguant avec tous, sans rejet d'aucune sensibilité, même celle qui le rejetterait. Car la politique compréhensive est une politique sensible, et la vraie sensibilité est sans pourquoi ni comment, elle est dans l'empathie tous azimuts, éclairée par ses valeurs se déployant à tous vents en une science du coeur sans pareille. La politique compréhensive est ainsi une volonté sincère de rassembler toutes les sensibilités du pays sans lui cacher aucune vérité, sans en rejeter aucune tendance, s'y employant avec vigueur et rigueur personnelles dans la justice et se voulant une justice pour tous par la rigueur et la vigueur. Ainsi la Tunisie saura-t-elle faire preuve d'un génie propre et l'incarner en une nouvelle modernité politique modèle en un temps où la politique continue à se vivre à l'antique, sans valeurs et sans conscience.
Et dans l'exercice de cette politique compréhensive, les lignes rouges à ne pas dépasser deviendront alors des lignes d'alerte et qui ne sont infranchissables que dans le sens où un certain nombre de précautions sont nécessaires pour les franchir sans encombre, sans problèmes. Sinon, elles restent franchissables, la règle demeurant la liberté.
Avec cet appel pour une politique compréhensive, il ne s’agit, en définitive, rien de moins que d’un nouveau discours politique de la méthode postmoderne. Cela participe de la véritable mutation anthropologique en cours de par le monde, n’épargnant aucune société humaine, rompant avec le mépris de la terre et ses humbles enfants ayant abouti à la dévastation du monde. Il y a ici un parallèle à faire avec la sensibilité écologique, l’écosophie maffesolienne.[66] Il s’agit d’aller, en politique, contre le rationalisme de la modernité avec une raison sensible appliquée, substituer à la logique de la domination celle de l’ajustement, inaugurant le temps du réapprentissage d'une sagesse de la modération, caractéristique majeure de la profonde « nature des choses ».
Car l’Esprit du temps est à l’invagination du sens, son retournement et son repliement vers sa signification cachée ou occultée. À cet égard, la Tunisie, à l’occasion des soubresauts actuels de ses mutations, peut être à l’avant-garde de ce saut salutaire faisant sortir définitivement le monde de la modernité, désormais à l’état de momie, à la postmodernité déjà née et en pleine vigueur.
NOTES :
[1] Laure Gaida, Tunisie : « Il en faut peu pour que Le Monde change d'avis », http://nawaat.org/portail/2012/03/28/tunisie-il-en-faut-peu-pour-que-le-monde-change-davis/
[2] Le Monde, éditorial du mardi 27 mars 2012, «Ces islamistes qui disent non à la Chariaa», http://www.lemonde.fr/tunisie/article/2012/03/27/ces-islamistes-qui-disent-non-a-la-charia_1676283_1466522.html
[3] « Ce qui te voile le Réel, c’est l’excès même de sa proximité !» assure Ibn ‘Atâ’ Allâh, l'un des trois maîtres (avec Abû l-Hasan al-Shâdhilî et Abû l-’Abbâs al-Mursî) de la Shâdhiliyya, Tariqa d'origine maghrébine remontant à l’ermite du Rif marocain Ibn Mashîsh, bien plus présente actuellement en Égypte. Elle a aussi droit de cité en Occident auprès de nombre d'intellectuels dont le plus fameux reste René Guénon. Cf. Éric Geoffroy, Une voie soufie dans le monde : la Shâdhiliyya, Gnôsis - Editions de France (Paris), actes du colloque d'Alexandrie d'avril 2003. Il est à noter qu'évoquant le Réel, le soufi cité parle davantage de Dieu que du réel tel que nous l'entendons; mais en cela aussi, il n'est pas loin de notre propos qui le rejoint dans nos développements qui suivent sur le divin social.
[4] On doit ce terme à Émile Durkheim pour qui c'est une « force » qui désigne la société qui est « à ses membres ce qu'un Dieu est à ses fidèles», Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, P.U.F.,1968, p. 295. Pour Maffesoli, dont il sera question abondammant en cet article, c'est la « puissance » irrépressible difficile à cerner, mais qui se révèle au travers des manifestations de la socialité.
[5] Selon la terminologie fameuse de l'éminent théoricien de la socialité en postmodernité et de la compréhension de son imaginaire qu'est Michel Maffesoli qui a su « mettre à plat les grandes structures de la Modernité, comprendre cette épistémè des quatre siècles passés et être à l’écoute de l’émergence à bas bruits des valeurs postmodernes.» Cf. son parcours sur son site : http://www.michelmaffesoli.org/parcours/ Sur Maffesoli, cf. infra note 29.
[6] Cardinal Jules Mazarin, Bréviaire des politiciens, Arléa, 2003. Il y est question de cinq verbes (dont les deux premiers sont Simule et Dissimule) dans le cadre de cinq conseils pour une stratégie réussie d'une « négociation pure et dure ». Voici l'ensemble des conseils : 1. Simule; 2. Dissimule; 3. Ne te fie à personne; 4. Dis du bien de tout le monde; 5. Prévois avant d'agir.
[7] Il s'agit de la phrase de Cocteau extraite du livret du ballet Les Mariés de la Tour Eiffel de 1921: « Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d'en être l'organisateur. ».
[8] Par référence à la métaphore bien connue du lion et du renard théorisée par Machaivel : « Le prince, devant donc agir en bête, tâchera d'être tout à la fois renard et lion: car, s'il n'est que lion, il n'apercevra point les pièges; s'il n'est que renard, il ne se défendra point contre les loups; et il a également besoin d'être renard pour connaître les pièges, et lion pour épouvanter les loups. Ceux qui s'en tiennent tout simplement à être lions sont très malhabiles. » Machiavel, Le Prince, ch. XVIII. Il est à noter que Machavel a emprunté cette métaphore à Cicéron chez qui on la retrouve (avec la méprise à la place de la ruse) dans son Traité des devoirs, LI, XIII, 41.
[9] C'est pourquoi je me suis permis de soutenir dans un article précédent que nos élites politiques, mais aussi leurs amis étrangers, étaient atteintes d'un Alzheimer politique, les rendant agressives, agitées et surtout oublieuses de leurs valeurs propres. Cf. ici sur Nawaat : http://nawaat.org/portail/2012/01/30/lalzheimer-politique-des-elites-tunisiennes/ et sur mon blog Tunisie nouvelle République : http://tunisienouvellerepublique.blogspot.fr/2012/01/un-monde-desenchante-5.html#more
[10] À noter ici que face à pareille maladie politique, comme pour l'Alzheimer proprement dit, je ne conseille pas le traitement chimique, le stigmate ou l'exclusion, mais une thérapie du coeur, basée sur la culture des sentiments, comme il sera question plus loin. En effet, des neurologues réputés soutiennent désormais que l'Alzheimer est un mythe et que le traitement chimique ne fait que l'aggraver. Sur cette nouvelle approche de la maladie d'Alzheimer, encore minoritaire malheureusement dans les cercles scientifiques, tout en progressant, cf. Peter J. Whitehouse with Daniel George : The Myth of Alzheimer's : What You Aren't Being Told About Today's Most Dreaded Diagnosos, St. Martin's Press, janvier 2008; traduit et préfacé par Anne-Claude Juillerat Van der Linden et Martial Van der Linden sous le titre : Le Mythe de la maladie d'Alzheimer. Ce qu'on ne vous dit pas sur le diagnostic tant redouté. Edition Solal, décembre 2009. Sur la méthode que je préconise et que cet ouvrage confirme de la façon la plus éclatante : Farhat OTHMAN, Guérir l'Alzheimer ! Manifeste hors poncifs, L'Harmattan 2012. Pour une vision plus sociologique de l'Alzheimer en relation avec l'ordinaire repensé tel qu'il en sera question plus loin dans l'article, on peut se reporter au texte de mon intervention au Colloque : Re-penser l'ordinaire, qui a eu lieu à Paris les 21 et 22 mars 2012, et reproduit sur mon blog Tunisie Nouvelle République : http://tunisienouvellerepublique.blogspot.fr/
[11] Renvoyant au « trajet anthropologique » de Gilbert Durand. Précurseur de la recherche sur l’imaginaire, G. Durand est celui qui l'a réhabilité, lui donnant une place éminente en sociologie contemporaine et ce grâce à une oeuvre brillante, empruntant à nombreuses disciplines où mythes et symboles occupent une place de choix. Dans l'étude de cet imaginaire, il insiste sur l’importance des perceptions physiques dans la formation des images mentales qui évoluent entre deux pôles : biologique et incarné dans une culture, une langue, une civilisation. C'est le « trajet anthropologique », un va-et-vient entre ces deux pôles, par lequel existe l’imaginaire. Celui-ci étant partout, présent dans les situations de la banalité quotidienne de même que dans les opérations les plus rationnelles, toute raison, quelle qu’elle soit, s’élaborant toujours à partir de son terreau. Et cela se fait soit sous la forme inaboutie du rêve, de la rêverie, des visions et des hallucinations, soit sous la forme aboutie des mythes ou des diverses formes de création artistique. Il est à noter que M. Maffesoli, dont la brillante pensée inspire cet article, est le disciple par excellence de G. Durand.
[12] Il s'agit ici de l'anarchie au sens noble du terme, comme « la plus haute expression de l'ordre » selon ce fameux géographe de l'espace vécu que fut Élisée Reclus. Cf à ce propos le magistral ouvrage que lui a consacré Jean-Didier Vincent : Elisée Reclus. Géographe, anarchiste, écologiste, Robert Laffont, 2010.
[13] La postmodernité est cette posture d'abandon et de perte des illusions et des grands récits modernistes au profit d'une liberté de choix des critères de la vérité. Figure éminente de cette pensée, Jean-François Lyotard, qui a introduit le terme « postmoderne » en philosophie, est celui qui y a le mieux condensé les propositions les plus marquantes. C'est à partir d'une critique du marxisme et de la psychanalyse freudienne (Économie libidinale, 1974) que J.‑F. Lyotard, engageant une mise en question des pensées « totalisantes » que sont à ses yeux le structuralisme, la phénoménologie et le marxisme, publie en 1979 La Condition postmoderne où il affirme son « incrédulité » face aux « grands récits » de la modernité. À la tête de ceux-ci, il place celui des Lumières faisant de l’histoire de l’humanité un long cheminement vers l’émancipation et le progrès grâce à la science, la politique et les arts, quintessence de l’esprit moderne. Avec la postmodernité, selon J.‑F. Lyotard, c’est le constat de l’éclatement de ce récit, chaque domaine de compétence étant séparé des autres et ayant ses critères propres. Aussi n’y a-t-il désormais aucune raison que le « vrai » du discours scientifique soit compatible avec le « juste » visé par la politique ou le « beau » de la pratique artistique. Chacun doit donc se résoudre à vivre dans des sociétés fragmentées où coexistent plusieurs codes sociaux et moraux mutuellement incompatibles. Spécificité de la pensée postmoderne, pareille relativité générale des discours se retrouve aussi chez. J. Derrida et M. Foucault. De fait, elle renvoie à F. Nietzsche chez qui les concepts scientifiques sont des métaphores solidifiées par le temps en vérités acceptées, voyant dans la morale le lieu par excellence d’un affrontement entre une pluralité de discours, la morale des maîtres s'opposant ainsi à celle des esclaves.
[14] Certes, sauf en guerre, mais la politique est-elle vraiment une guerre? Je ne le crois guère, du moins selon ma conception compréhensive.
[15] La maïeutique est l'art de l'accouchement. (Maïa, dans la mythologie grecque, veillant aux accouchements). La maïeutique socratique est l'accouchement des esprits; elle indique que nous portons en nous les problèmes et les solutions, ces dernières venant toujours de l'intérieur; et il nous faut les découvrir, car si nous portons les vérités, nous n'y avons pas nécessairement accès. « L'accoucheur spirituel n'apporte, ne transmet rien à l'âme qu'il éveille. Il la laisse nue en face d'elle-même. » Cf. Michelin Sauvage, Socrate et la conscience de l'homme, Albin Michel, 1962.
[16] D'ores et déjà, on peut prendre connaissance de la présentation de la thèse, publiée sur mes blogs : Tunisie Nouvelle République, sous l'onglet : Islam postmoderne (http://tunisienouvellerepublique.blogspot.fr/p/lislam-postmoderne.html) et : Spiritisme arabe, sous l'onglet Thèse (http://fothmann.blogspot.fr/p/these.html). J'en précise le titre avec d'autres détails infra en notes 58 et 60.
[17] Cf. « Le jasmin aussi se fane ! Pour que la Révolution ne passe pas de l'hymne au requiem ! », article publié le 22 mai 2011 sur Nawaat : http://wp.me/p16NIR-2ff et « Le coup du peuple : Passer de la révolution virtuelle à la révolution réelle en sonnant le glas de la politique à l'antique », article publié sur Nawaat le 9 septembre 2001 : http://wp.me/p16NIR-2xu.
[18] Selon le mot de Paul Claudel « Connaître, c'est naître avec », rappelé par Pierre Bourdieu dans son livre où il explicite sa théorie de l'action : Le sens pratique, Éditions de Minuit, 1980. Il est à rappeler que Bourdieu, incontournable aujourd'hui en sociologie, s'est attaché dans ce livre, inspiré pour l'essentiel des réalités de la société kabyle, à explorer les motifs de l'action, de la pratique dans laquelle il inclut les actions rituelles, cette logique symbolique qui la gouverne.
[19] Pour une analyse exhaustive, cf. l'article détaillé de Ezzeddine Ben Hamida, Professeur de sciences économiques et sociales à Grenoble intitulé : « Quel paysage politique pour la Tunisie en 2013 ? Une analyse projective », publié le 2 mars 2012 sur le site Leaders : http://www.leaders.com.tn/article/quel-paysage-politique-pour-la-tunisie-en-2013-une-analyse-projective?id=7823
[20] Michel maffesoli : La crise comme expression d'un nouveau paradigme, La Tribune du 16 janvier 2009 : http://www.latribune.fr/opinions/20090116trib000332364/la-crise-comme-expression-dun-nouveau-paradigme.html
[21] Il s'agit, entre autres, de la récupération d'un classique du genre, le respect dû à l'étendard, un sentiment dont l'absoluité augmente face à un grave péril menaçant l'intégrité du pays, car sinon il peut ne relever, d'un strict point de vue sociologique, que du cadre des libertés individuelles. Or, la réaction a été en Tunisie unanime face au geste insensé, jugé à juste titre sacrilège par tous, d'atteinte à l'étendard considéré, plus que jamais, le symbole de l'unité de la patrie, d'où la perception gravissime de la situation dans la conscience publique et la nécessité vitale d'orienter sur ce plan les gestes symboliques à venir.
[21] Il s'agit, entre autres, de la récupération d'un classique du genre, le respect dû à l'étendard, un sentiment dont l'absoluité augmente face à un grave péril menaçant l'intégrité du pays, car sinon il peut ne relever, d'un strict point de vue sociologique, que du cadre des libertés individuelles. Or, la réaction a été en Tunisie unanime face au geste insensé, jugé à juste titre sacrilège par tous, d'atteinte à l'étendard considéré, plus que jamais, le symbole de l'unité de la patrie, d'où la perception gravissime de la situation dans la conscience publique et la nécessité vitale d'orienter sur ce plan les gestes symboliques à venir.
[22] P. Bourdieu, op. cit.
[23] On ne peut que rappeler ici l'admiration sans bornes de Bourguiba pour l'exemple turc et sa volonté de faire de la Tunisie un pays, non seulement tourné vers l'Occident, mais détourné de l'Orient, même si dans les faits, du fait notamment de son talon d'Achille : le culte de la personnalité auquel il s'était adonné, il n'a réussi finalement ni l'une ni l'autre ambition, se limitant à des demi-mesures comme le montre son héritage majeur que fut le Code du Statut personnel où la dimension islamique reste intacte malgré l'empreinte modernisante. Cf. à ce sujet l'analyse, en arabe, fort intéressante par son originalité sur le C.S.P. : محمد رضا الأجهوري : الخلفية الإسلامية لمجلة الأحوال الشخصية، دار المعالي، تونس 2012
[24] Déjà, durant le siècle précédent, l'éminent observateur de la vie, toutes dimensions imbriquées, que fut André Malraux, assurait que « le XXIe siècle sera religieux (spirituel selon d'autres versions) ou ne sera pas ».
[25] L'essentialisme est la théorie philosophique qui admet que l’essence est supérieure à l’existence. Aussi, il n'est pas d'essentialisme que religieux; et le véritable philosophe est celui qui croit non pas nécessairement à l'existentialisme (qui est bien entendu un humanisme, comme le rappelle Sartre (Gallimard, Folio Essais, janvier 1996), mais situe nécessairement sa conception des valeurs dans le cadre plus large de la théorie de la relativité universelle einsteinienne.
[26] Michel Maffesoli, Éloge de la raison sensible, Grasset, 1996. Voilà ce qu'en dit l'éditeur : « Comment penser l'irrationnel, comment penser la violence des banlieues, l'ignorance des lois sociales ? L'actualité récente montre bien quel fossé il y a entre une partie de la jeunesse et ceux qui en appellent à l'Etat de droit. Michel Maffesoli propose dans cet essai de penser le non-rationnel, ou du moins d'équilibrer l'intellect et l'affect. D'abord en élaborant un savoir dionysien, au sens où Dionysos était le dieu des fêtes et du chaos. Ensuite, rompant avec l'idéal de raison abstraite héritée du siècle des Lumières, par la proximité que devrait avoir l'observateur avec les événements décrits : c'est justement la Raison sensible. » Et l'auteur d'ajouter sur son site : L’Eloge de la Raison sensible est un véritable traité de déchiffrement du monde contemporain qui, aux raisons de la Raison raisonnante, oppose les intuitions et les fulgurances de la Raison sensible. Une manière d’approcher le réel dans sa complexité fluide, de dresser une topographie de l’aléa et de l’incertain, de suivre les lignes de fusion et d’effervescence du social, et de percevoir la rumeur assourdie des redistributions de la vie collective. Livre de méthode, l’Eloge de la Raison sensible pourra aussi se lire comme le nouveau bréviaire de l‘« esprit du temps » : http://www.michelmaffesoli.org/livres/Éloge-de-la-raison-sensible.html. Cf. en note 28 une présentation de l'intéressé.
[27] Michel Maffesoli, La Connaissance ordinaire. Précis de sociologie compréhensive, Klincksieck, numéro 2, 2007. Voir aussi, chez le même éditeur (Edition 2008 - numéro 3), Alfred Schütz, Le Chercheur et le quotidien. Phénoménologie des sciences sociales.
[28] Max Weber, Économie et société, Plon, 1971; réédité chez Pocket, 1995. Notons que Weber rappelle sans cesse que la connaissance de l'action sociale passe par le sens que l'individu lui confère, la sociologie devenant une interprétation du sens avec un va-et-vient incessant entre compréhension et explication. Or, expliquer ne signifie pas nécessairement faire dériver une action de ses causes psychiques, à la manière d'un G. Simmel ou G. Tarde, mais aussi et surtout la faire dériver des attentes nourries subjectivement.
[29] Par référence à Michel Maffesoli, assurément le plus en vue des sociologues français contemporains. Titulaire depuis dix-neuf ans de la chaire « Emile Durkheim » à l’université Paris V Descartes, fondateur et directeur du Centre d’Étude sur l’Actuel et le Quotidien (C.E.A.Q) qu’il dirige actuellement. il assure également la direction des revues Sociétés et des Cahiers européens de l’imaginaire. Chercheur avant-gardiste, il est considéré comme étant le maître incontesté de la sociologie compréhensive contemporaine la plus originale et la plus inventive. À travers des thématiques aussi riches que celles de l’imaginaire, la postmodernité, l’analyse du quotidien et la critique de l’individualisme eu regard aux résurgences tribales, nomades et communautaires, il a abordé, dans ses ouvrages pléthoriques aussi raffinés et érudits les uns que les autres, les thèmes les plus inattendus et les plus iconoclastes. Il a été un des rares penseurs à initier l’approche académique de l’homosexualité ou à collaborer à l’étude scientifique de pratiques musicales comme la techno ou le métal.
[30] Loin de relever du simple voyage ou de la promenade, la dérive se définit, en procédé situationniste, comme une technique de passage à travers des ambiances variées où demeurent importantes la reconnaissance d’effets de nature psychogéographique et l’affirmation d’un comportement ludique-constructif.
[31] Sur la Théorie de la dérive, cf. l'article du même nom de Guy Debord publié dans : Les Lèvres nues n° 9, décembre 1956 et Internationale Situationniste n° 2, décembre 1958. On peut aussi en prendre connaissance en ligne à l'adresse suivante : http://www.larevuedesressources.org/theorie-de-la-derive,038.html
[32] Cf. les ouvrages incontournables de Michel Maffesoli dont, notamment, sur les tribus : Le Temps des tribus. Le déclin de l'individualisme dans les sociétés de masse, 1988, rééd. La Table Ronde, Paris, 2000; sur la sociologie dyonisiaque : L'Ombre de Dionysos. Contribution à une sociologie de l'orgie, 1982, rééd. CNRS Éditions, Paris, 2010; sur Écosophie (terme qu'il propose à la place d'Écologie eu égard à sa neutralité épistémologique, l'écosophie étant le retour à l’essentielle nature des choses, à « l’invagination du sens »), Matrimonium. Petit traité d'écosophie, CNRS Éditions, Paris, 2010.
[33] Selon la formulation de Heidegger.
[34] Avec un point d'interrogation, c'est le titre d'un ouvrage de Maffesoli aux CNRS Editions juin 2008, réunissant trois titres : La logique de la domination, La violence totalitaire, La conquête du présent. Voici ce que dit la présentation de ce volume essentiel de ce sociologue parmi les plus brillants et les plus débattus, maître incontestable de la pensée actuelle sur l’imaginaire. « Savoir prendre en charge l’impensé, c’est-à-dire le sous-sol d’une socialité demeurée à l’écart du savoir officiel. Un ailleurs qui est pourtant là. Le là de l’être social. Le là de ce qu’Auguste Comte nommait le Grand Être. Prendre en charge l’impensé, c’est-à-dire ce qui est là, dispersé, chez le poète, l’artiste, le prophète. Et, surtout chez cet homme du quotidien, homme sans qualité, qui est un condensé de tout cela. Une pensée présente à la présence de la vie. Penser à même la vie. S’attacher à ce que Walter Benjamin nommait le concret le plus extrême. Voilà bien le chemin emprunté par cette réflexion ruminante qui, au travers de la domination, du mythe du Progrès, du présentéisme, s’employait à désobstruer la sociologie théorique des pensées convenues et divers dogmatismes dominants. »
[35] Pour la modernité occidentale, cette réduction du lien social et de la proxémie s'est faite au travers de la notion du contrat social et de l'idéal de la démocratie représentative. Rappelons que le terme de proxémie, que l'on doit à l'anthropologue américain Edward T. Hall, désigne la distance physique qui s'établit entre des personnes prises dans une interaction.
[36] C'est un terme cher à M. Maffesoli et qui est la contraction du mot réalité (renvoyant au principe de réalité contre lequel il s'élève) et le réel, à la prise en compte duquel il appelle. C'est aussi l'objet de son séminaire doctoral en cette année 2011-2012 : Réalité, Réel, «Réal».
[37] Michel Maffesoli, Du nomadisme. Vagabondages initiatiques, 1997, rééd. La Table Ronde, Paris, 2006.
[38] Michel Maffesoli, op. cit.
[39] Cette écoute empathique préconisée par Maffesoli renoue avec une constante anthropologique rappelée par la Leçon fondamentale de Heidegger, auquel il voue de l'admiration, « Comprendre est inséparable de vibrer. » Martin Heidegger, Etre et temps, Gallimard, 1986.
[40] On considère que chaque groupe humain construit un imaginaire qui lui est propre. Selon Cornelius Castoriadis (L'Institution imaginaire de la société du philosophe et psychanalyste, Paris, Le Seuil, 1975), la caractéristique essentielle du discours de l'Autre est son rapport à cet imaginaire. Or, depuis Les Structures anthropologiques de l'imaginaire de Gilbert Durand, (Paris, Bordas, 1969) cet imaginaire et l'imagination symbolique (titre d'un autre de ses ouvrages : Paris PUF, 1964) deviennent centraux dans l'approche sociologique moderne.
[41] Il n'est pas inintéressant ici de rappeler que selon Castoriadis, pour lequel Dieu est aussi une signification imaginaire, le monde moderne a ses propres significations imaginaires qui s'articulent autour de la rationalité : « La pseudo-rationalité moderne est une des formes historiques de l'imaginaire; elle est arbitraire dans ses fins ultimes pour autant que celles-ci ne relèvent d'aucune raison, et elle est arbitraire, lorsqu'elle se pose elle-même comme fin, en ne visant rien d'autre qu'une 'rationalisation' formelle et vide. Dans cet aspect de son existence, le monde moderne est en proie à un délire systématique... » Ibid., p. 219.
[42] Cela nous renvoie à la distinction que l'on doit à Auguste Comte, entre «pays légal» et «pays réel», soulignant le désaccord profond, sinon l'opposition, entre le peuple et ses représentants. Pour dépasser pareil désaccord, l’émergence de nouveaux leaders est nécessaire, en mesure de « sentir » ce qu’il convient de dire et de faire.
[43] Si le terme vil désigne ce qui inspire le mépris, il est employé ici sans connotation morale, au sens neutre du mépris qui est le fait de considérer quelque chose comme juste sans valeur, indigne qu'on y prête attention.
[44] Lire à ce propos le très roboratif essai de Michel Maffesoli : La Part du diable, Précis de subversion postmoderne, Champs, Flammarion, 2002, dont le prologue commence ainsi : « Il n'y a rien de pire que ceux qui veulent faire le bien, en particulier le bien pour les autres. Il en est de même de ceux qui "pensent bien" Ils ont l'irrésistible tendance à penser pour et à la place des autres. Caparaçonnés de leurs certitudes, le doute ne les effleure pas. Du coup, la vie, en sa complexité, leur échappe... Ce magistère moral, car c'est bien de moralisme dont il s'agit, est dangereux. »
[45] Rappelons que c'est l'inscription suivante du temple de Delphes qui était à l'origine de la méthode précitée de Socrate : « Connais-toi toi-même, nul ne fait le mal volontairement. » Elle pointait, en effet, l'essence de la compréhension de la psyché humaine qui n'est saisissable que bien au-delà des actions apparentes du conscient, derrière les actes violents et haineux se cachant la nature humaine complexe et ignorante d'elle-même. C'est pourquoi il faut la questionner pour y faire accoucher la vérité de l'être et amener l'humanité en lui à être guérie de ses névroses et frustrations qui sont à l'origine de ses actes, volontaires et conscients juste en apparence.
[46] Il en sera question plus longuement en point B suivant.
[47] M. Maffesoli, La Contemplation du monde. Figures du style communautaire, Livre de poche, p. 44
[48] Comme le rappelle Maffesoli, citant Nietzsche, en avertissement de L'Ombre de Dionysos, Contribution à une sociologie de l'orgie, Paris, Les Méridiens, 1982, rééd. CNRS Éditions 2010
[49] Appelées Sciences de la culture par Max Weber.
[50] « Nous appelons sociologie une science qui se propose de comprendre par interprétation l'action sociale et par là d'expliquer causalement son déroulement et ses effets. » Max Weber, op. cit; Pocket, p. 28. Ainsi définie, la sociologie webérienne est une science de l'action sociale, rompant avec l'approche de Durkheim, dominée par le holisme, la sociologie étant pour ce dernier la science des faits sociaux.
[51] « Nous entendrons par "action" un comportement humain quand et pour autant que l'agent lui communique un sens subjectif », Ibid.
[52] Rappelons, à ce propos, que l'une des critiques majeures adressées justement à l'islam était bel et bien sa prétendue lubricité et sa sensualité ! Voici, en écho, la défense de l'islam par Voltaire qui, après avoir dénoncé, en tragédien, le fanatisme de l'église chrétienne, usant de l'anti-islamisme de son époque, dans sa pièce de théâtre : « Le Fanatisme ou Mahomet le prophète », fit oeuvre d'historien objectif et rétablit la vérité, défendant l'islam et lui vouant le plus grand respect : « Chanoines, moines, curés même, si on vous imposait la loi de ne manger ni boire depuis quatre heures du matin jusqu’à dix heures du soir, pendant le mois de juillet, lorsque le carême arriverait dans ce temps; si on vous défendait de jouer à aucun jeu de hasard sous peine de damnation; si le vin vous était interdit sous la même peine; s’il vous fallait faire un pèlerinage dans des déserts brûlants; s’il vous était enjoint de donner au moins deux et demi pour cent de votre revenu aux pauvres; si, accoutumés à jouir de dix-huit femmes, on vous en retranchait tout d’un coup quatorze; en bonne foi, oseriez-vous appeler cette religion sensuelle ? », Voltaire, Dictionnaire philosophique, Gallimard, Coll. Folio, 1994.
[53] Il est indispensable de noter ici que, parlant d'amour, nous n'entendons nullement apporter un quelconque appui à ceux qui appellent à la réconciliation nationale en faisant fi des droits des victimes à voir les responsabilités des coupables reconnues et sanctionnées. L'amour, le vrai, n'exclut pas la détermination d'abord puis la sanction des culpabilités sauf — s'agissant de cette dernière — pardon venant de la part des victimes. Son honneur est cependant de le faire sans le moindre esprit de revanche.
[54]Du
latin ordinarius (soit rangé par ordre), lui-même dérivé de ordo,
ordinis (ordre, soit, avec le suffixe arius, en ordre), l'ordinaire
est cette disposition d'éléments en ordre, cette organisation de la
place de parties dans un ensemble, comme un syst»me où
l'arrangement des pi»ces s'organise selon certains principes, chaque
élément ayant la place qui lui convient. Ce sens originel a tôt
changé pour donner celui de conformité à un ordre habituel des
choses, quelque chose de normal et courant. Voir à ce sujet mon
intervention au colloque Repenser l'ordinaire du CEAQ
: https://docs.google.com/file/d/0B3rnpgTZAWiMUHcwcnNKeGdJT3M/edit?pli=1.
[55] Cf. à ce propos l'opuscule qu'il a édité à l'occasion de la nouvelle année 2012, intitulé La Loi des Frères et qu'il m'a autorisé à mettre en ligne sur me blog Tunisie Nouvelle République : http://tunisienouvellerepublique.blogspot.fr/p/la-loi-des-freres.html. À noter que M. Maffesoli propose désormais un synonyme qui serait plus en harmonie avec la mode accrocheuse du jour : « le pacte delphique ». Sur l'affrèrement, voir infra, note 63.
[56] Bien que centrés sur des déclinaisons particulières : « amour antique », « amour chrétien », les travaux de Scheler sur cet « ordo amoris » si puissamment philosophique ont atteint à l'universel avec une continuité, au sens d'homogénéité, entre l'amour religieux et l'amour profane, la psychologie et la spiritualité, tout en mettant bien l'accent, avec le terme « ordo », sur la logique du coeur qui a sa propre raison. En cela, il ne fait que renvoyer à une littérature bien fournie côté arabe musulman, aussi bien sur le plan profane, marqué par la force de la convivialité, que soufi et religieux et que résume à merveille la terminologie de fraternité dans la foi musulmane, au sens de l'islam universel, spirituel avant tout.
[57] Rappelons ici ce que disait de l'amour Cheikh Mohamed Abdoh dans son Épitre de l'Unicité رسالة التوحيد :
« لو جرى أمر الإنسان على أساليب الخِلقة في غيره لكانت هذه الحاجة من أفضل عوامل المحبة بين أفراده، عامل يُشعر كل نفس أن بقاءها مرتبط ببقاء الكل. فالكل منها بمنزلة بعض قواهاالمسخرة لمنافعها ودرء مضارها، والمحبة عماد السلم ورسول السكينة إلى القلوب، هي الدافع لكل من المتحابين على العمل لمصلحة الآخر، الناهض بكل منهما للمدافعة عنه في حالة الخطر، فكان من شأن المحبة أن تكون حفاظا لنظام الأمم وروحا لبقائها، وكان من حالها أن تكون ملازمة للحاجة على مقتضى سنة الكون، فإن المحبة حاجة لنفسك إلى من تحب، فإن اشتدت كانت ولعا وعشقا.»، الشيخ محمد عبده : رسالة التوحيد، تعليق محمد رشيد رضا، الجفان والجابي للطباعة والنشر، قبرص - دار ابن حزم، بيروت، 2001 .
[58] C'est autour de ces deux thèmes que s'articule ma thèse en cours, abordant le phénomène religieux en postmodernité à travers l'exemple de l'islam en Tunisie postrévolutionnaire, en ayant recours à l'idéaltype qu'est le spiritisme arabe. Inscrite en cotutelle à Aix-en-Provence et à Tunis, Son titre est : Spiritisme arabe : scientificité et universalité en postmodernité. Approche renouvelée de l'islam, du cultuel au culturel.
[59] Ce paragraphe, ainsi que les trois suivants, est extrait de mon intervention au colloque international des journées d'étude sur l'imaginaire de l'ordinaire dans les sociétés postmodernes, intitulées Re-penser l'ordinaire, organisées par le Centre d'Études sur l'Actuel et le Quotidien CEAQ. Le texte entier de l'intervention est en ligne sur mon blog précité : Tunisie Nouvelle République.
[60] Ma thèse en sociologie précitée s'attache justement à décrypter les linéaments de ce futur postmoderne arabe musulman.
[61] D'après Joseph Dan dans une préface à La Kabbale de Gershom Scholem (p. 37), et qui poursuit : « selon les Jungiens, la mystique est l'expression des concepts éternels, archétypaux et universels inhérents à l'âme de tout être humain. Selon Eliade, tout mystique, comme tout homme religieux, exprime les mêmes besoins et les mêmes forces qui font partie de l'attitude chamanique universelle de l'homme à l'égard du cosmos ambiant ». Certes, ce disant, Dan privilégie la conception de Scholem pour qui « chaque expression mystique est la révélation d'un phénomène individuel qui est le résultat de sa propre créativité, soutenue par son expérience et son héritage culturel ».
[62] Titre de son livre paru au Seuil, Paris, 2009. Ainsi, pour Geoffroy, le soufisme peut constituer une alternative au « désenchantement du monde ».
[63] « Tout historien a croisé sans trop s'y attarder les communautés taisibles qui unissaient les membres d'une fratrie «naturelle» après la mort du père, voire le parent survivant et la fratrie, voire, encore, des étrangers associés à la communauté de vie, que l'on disait taisible parce que non prévue dans les droits des personnes et, donc, silencieuse. » écrit le magistrat Yves Lemoine dans une tribune en date du 2 décembre 1998 sur Libération : « Mignonne, allons voir si le PACS ""...». Citant comme type d'apparentement le contrat d'affrèrement, il le définit comme suit : « des étrangers hommes-hommes ou hommes et femmes, des parents-enfants ou encore frères, soeurs, voire cousins, passaient acte devant notaire de communauté de vie par mise en commun des biens et droits présents et futurs, résidence commune, assistance réciproque. Une sorte d'indivision, donc, dont il était interdit de sortir une fois le contrat passé.» Se référant à Le Roy Ladurie, il en souligne « l'usage ancien dans les Cévennes françaises, " terre classique de l'affrèrement qui finit par devenir une dimension essentielle de la vie sociale à partir de 1440; un véritable délire de fraternité"» qui contamine jusqu'au lien conjugal. » Il est à noter que l'affrèrement a complètement disparu à la fin du XVIIIe siècle.
[64] C'est le titre d'un ouvrage de Michel Maffesoli dont la déclinaison intégrale est : Au creux des apparences : Pour une éthique de l'esthétique, éditions de La Table Ronde, coll. La petite Vermillon, janvier 2007. Pour l'éminent sociologue, la postmodernité est marquée par un hédonisme du quotidien irrépressible fait de frivolité, d'émotion, de l'importance de l'apparence et qu'il résume par le mot « esthétique ».
[65] La proxénie est l'hospitalité publique envers un étranger. Ainsi pourrait-on traduire le terme arabe « قرى », emblème d'une haute tradition arabe de convivialité.
[66] Elle traduit une inversion salutaire de la polarité classique, le retour à la Mère Terre, prenant la place de la domination humaine et la mobilisation des énergies, préconisées par la modernité et ayant conduit à l’exploitation à outrance de la terre pour un mythique paradis, céleste ou terrestre.
[66] Elle traduit une inversion salutaire de la polarité classique, le retour à la Mère Terre, prenant la place de la domination humaine et la mobilisation des énergies, préconisées par la modernité et ayant conduit à l’exploitation à outrance de la terre pour un mythique paradis, céleste ou terrestre.