Tout le monde ou presque connaît ces héros de Goscinny et Uderzo, les plus valeureux des irréductibles guerriers gaulois en lutte contre l'impérialisme romain ayant envahi leur pays celte, la Gaule.
Astérix est le petit guerrier blondinet à moustache, intelligent et rusé, qui sait utiliser son cerveau en plus de sa force; seulement, sa force, il la tient d'une potion magique que lui prépare le druide de la tribu, Panoramix, une sorte de sorcier ou homme médecine, sage parmi les sages. Obélix lui est le grand gaillard sans cervelle, mais tout en force; celle-ci est en lui, et il n'a pas besoin de potion magique pour l'avoir, car il est tombé enfant dans la marmite servant à préparer la potion magique.
Vous me direz que viennent faire ces héros en Tunisie et sur Nawaat,* où on parle plutôt de politique et de droits de l'Homme que de bandes dessinées ! Eh bien, il s'agit parfaitement de politique; car Astérix et Obélix sont la parabole de l'attelage actuel et futur au pouvoir en Tunisie postrévolutionnaire.
La Tunisie est ce nouveau petit village d'Armorique en guerre avec l'adversité et les impérialismes de tous ordres et sa révolution est le premier acte de bravoure de son combat inlassable. Dans ce combat inégal contre les forces impérialistes et obscurantistes, la Tunisie a besoin d'une force presque surnaturelle pour tenir face à l'ennemi et sauvegarder son indépendance et son originalité, ce génie propre qu'on s'accorde à lui reconnaître et qu'il faut préserver, comme la Gaule s'est évertuée à sauver son génie celtique.
Or, pour ce faire, ses héros ont besoin de potion magique, et celle-ci est préparée dans la marmite des valeurs du pays, un islam tolérant et humaniste fait d'une triple dimension où malékisme, asharisme et soufisme cohabitent dans la plus merveilleuse des harmonies, tout en restant ouvert à plus d'apports bénéfiques en phase avec les aspirations du peuple dont la volonté de vivre n'est plus à magnifier.
Astérix, le petit guerrier, correspondant au pan de gauche, laïcisant et moderniste du pays, a toujours besoin de la potion pour l'emporter sur ses ennemis; mais, à elle seule, celle-ci ne suffit pas, puisque son pote Obélix, bien qu'il l'ait naturellement dans le sang, ne peut gagner tout seul ses combats, et ce malgré sa force et sa stature. Pour cela, Obélix a toujours besoin d'Astérix et celui-ci ne se sort des plus graves difficultés qu'en faisant usage de sa matière grise.
La potion magique d'Obélix en Tunisie, soit la solution purement islamiste, est donc insuffisante pour faire durer sa révolution. Notre pays a besoin certes que les forces vives du pays en prennent pour se fortifier, mais ils ne peuvent s'en contenter, car ils doivent surtout compter sur leur intelligence, user de leur raison. Et cette raison commande de fructifier l'humanisme certain de notre religion pour en faire un nouvel islam des Lumières.
C'est ce que doivent comprendre tous les politiciens tunisiens aujourd'hui, et à leur tête le parti dominant, pour que la potion magique tunisienne soit moins un islam interprété stricto sensu en un pur culte que plutôt lato sensu en tant que culture, ce qu'il a su brillamment être durant son histoire.
Il ne s'agit pas pour EnNahdha de revivre un épisode connu des déchirements entre ses propres tendances, celle que j'appellerai les rationalistes in extenso, qui ont déserté depuis le parti, et les semi-rationalistes qui sont actuellement à la tête du parti. Bien plutôt, il s'agit pour cette dernière tendance d'user à fond de la carte démocratique qu'elle prétend jouer en acceptant qu'une interprétation réellement démocratique du coran et de l'islam soit possible en Tunisie.
Cela suppose que l'on puisse, tout à fait légitimement et sans aucun anathème ni chasse aux sorcières, faire une interprétation des textes sacrés basée sur leur intentionnalité, permettant, non pas de déclarer caduc un texte coranique, mais de ne pas en activer la portée, notamment en termes de sanctions, et mettre entre parenthèses (en une sorte de moratoire, comme le suggèrent d'aucuns) la conséquence qu'on en tire habituellement et ce pour non-adéquation actuellement, ici et maintenant, avec les exigences du moment telles que majoritairement et démocratiquement reconnues.
Il en va ainsi d'aspects divers comme l'apostasie, l'adoption, la part d'héritage inférieure de la femme, le rang second du non-musulman, la polygamie, la liberté sexuelle, y compris l'homosexualité, et plus généralement la liberté des moeurs dont la liberté, incluant la possibilité de consommer de l'alcool et l'accès à un internet dégagé de toute censure, etc.
En l'occurrence, il ne s'agira que de prolonger un processus d'évolution, lente mais certaine, consacré par l'islam lui-même et qui s'est imposé déjà de lui-même en matière d'esclavage, par exemple, puisque nul musulman, quel que soit son degré de traditionalisme, ne se permettra aujourd'hui de contester le non-recours aux textes coraniques traitant de la matière.
Ainsi, puisant dans la dimension oecuménique de la personnalité tunisienne que lui apporte le soufisme et qu'elle a longtemps combattue avant de l'accepter, EnNahdha réussira réellement sa mue vers une démocratie véritable et s'honorera de ne pas faire avorter la si belle révolution tunisienne, ce merveilleux coup du peuple que son génie a su faire passer du plan purement virtuel à la plus tangible réalité.
Certes, il ne sera pas évident aux troupes de Ghannouchi de faire leur propre révolution mentale, se sentant liées par le diktat de la sainteté de la révélation et ne pouvant, surtout, se libérer de la pression qu'exercent sur eux les plus radicales de leurs troupes. D'autant plus que les plus radicaux en face ne leur facilitent pas la tâche en maintenant sur eux une pression incessante, cherchant à les pousser à la faute, sans le moindre droit à l'erreur.
Pourtant, ils ne doivent écouter en cela que leur conscience, éventuellement les propos mêmes de leur leader assurant et réassurant que son parti a changé, qu'il a fait peau neuve, ayant désormais une nature démocratique et moderniste. Ils doivent alors se soucier davantage du jugement de l'histoire que de celui des plus dogmatiques parmi les leurs. Ils seront alors à la hauteur du génie de ce peuple que leur leader même a reconnu, dans son dernier livre, avoir bel et bien découvert sur cette terre tunisienne.
Et que ce dernier se rappelle surtout ce qu'il confiait, en ce même livre, penser des ulémas et des hommes de la Zitouna inféodés au régime de Bourguiba quand il était allé les démarcher, avec les premiers militants de son parti, pour être les guides de leur mouvement naissant. Ceux-là avaient choisi le confort de leur situation à leur devoir de contrer les menées bourguibistes d'une laïcité voulant raser l'islam en Tunisie.
Agissant aujourd'hui comme eux, mais à l'envers, c'est-à-dire en choisissant le confort du pouvoir et d'une conception semblant être dominante d'un islam certes pas trop dogmatique, mais pas assez démocratique encore, notamment à l'égard de tout ce qui est considéré comme déviance, jugé relevant d'un comportement religieusement incorrect, ils ne feront que faire capoter (ne serait-ce que pour un temps, mais un temps ô combien précieux!) la nécessaire et inéluctable évolution de notre religion si hautement humaniste d'un pur culte en une culture de nouveau universaliste et rayonnante, en harmonie avec la raison et en paix avec l'homme tel qu'il est et non tel qu'il devrait être, l'homme et la femme faits de chair et d'esprit, capables d'être anges et démons à la fois, mais cherchant à se parfaire incessamment.
Il ne s'agit que de cela : avoir en Tunisie un Obélix fort, car gavé de potion magique, mais sans cervelle, ou un Astérix qui se fortifie de temps en temps en buvant de la marmite à potion, mais ne triomphant réellement de ses ennemis que grâce à sa cervelle.
Or, si aujourd'hui, on a les deux héros gaulois agissant encore en tandem, demain, on sera amené à choisir l'un ou l'autre et le futur de l'islam en Tunisie (et ailleurs aussi dans le monde, du moins arabe et musulman) est à ce prix.
Car, sinon, notre religion redeviendra étrangère comme elle a commencé, ainsi que prévu par son messager même comme issue inéluctable. À choisir Obélix au lieu d'Astérix, on ne fera que hâter cette échéance au moment même où l'on croira l'éloigner !
Nous voulons encore penser que l'irréductible et vaillante Tunisie saura faire le bon choix et ce malgré tous ceux qui se prétendent être ses plus dignes chefs, ses propres Abraracourcix. Et surtout, parmi eux, le doyen du village Âgecanonix, bien vert malgré son âge, et Assurancetourix, le barde qui, malgré sa voix épouvantable et son jeu défectueux à la lyre, ne réalise pas que son seul talent, à l'exception de celui de faire la classe aux enfants, est de gâcher les fêtes du village.
* L'article était proposé à Nawaat qui ne l'a pas publié