Pour un scrutin uninominal rationalisé *
* Texte intégral
On ne dira pas assez qu'à de
très rares exceptions, nos élites politiques comme intellectuelles sont
obnubilées par l'extranéité — qu'elle vienne d'Orient ou surtout d'Occident —,
cultivant la pensée venue d'ailleurs comme le nec plus ultra de l'action
publique ou de la pensée académique sans oser innover, faire œuvre de génie.
Pourtant, dans le même
temps, elles reconnaissent la spécificité du talent tunisien et sa capacité à se
montrer si original sur cette terre de Tunisie qui, pour être un carrefour de
civilisation, est propice à l'enchantement révolutionnaire. Dois-je rappeler
ici que le mot « révolution », dérivant du latin revolvere, veut dire,
étymologiquement, « rouler en arrière », « faire revenir quelque chose du passé
», ce passé classé à tort en archaïque et qui est primordial, essentiel ? C'est
d'ailleurs ce qu'enseigne encore l'étymologie.
Or, la révolution
aujourd'hui en Tunisie consiste en des retrouvailles avec une tradition novatrice;
il s'agit de renouer avec les communions émotionnelles qui sont la marque
de notre temps où l'affectuel prime le rationnel sans le contredire, lui
donnant une dimension humaine, humanitaire.
Inévitabilité des communions émotionnelles
Notons de suite que par
affectuel ou encore émotionnel, j'entends le sens que lui donne l'éminent
sociologue Max Weber dans la cinquième
partie d’Économie et société. Il ne s’agit donc pas de la caractéristique
psychologique connue, qui est une marque du conscient et de l'inconscient arabe
et particulièrement tunisien, par ailleurs. C'est l'ambiance générale régnant
dans une société en tonalité majeure résumant sa réalité, ce qu'on appelle
syntonie en termes sociologiques, et qui est le fondement de toute relation
sociale.
En effet, celle-ci se résume
en un procès de communication qui présuppose l'établissement d'un rapport de
« syntonie » entre les individus, se définissant par un partage d'une « durée » et d'un
« courant de conscience », ainsi que c'est le cas lorsque deux individus
s'installent dans un même temps de convivialité. Ce rapport social constitue la
condition de possibilité de toute socialité telle qu'elle peut être représentée
au travers du langage et notamment de la présence des personnes dans un espace
commun.
Ce qui caractérise justement
les sociétés dites modernes que nous cherchons à imiter, c'est cette absence de
syntonie du fait d'une coupure de plus en plus grande entre les élites et le
peuple. De fait, ces sociétés continuent de relever de la belle grande idée du
contrat social; or, celle-ci est désormais dépassée. Ce fut une formulation
d'un être-ensemble rationnel dont les ingrédients sont aujourd'hui saturés,
n'ayant plus sens auprès des masses, comme les termes creux, sans consistance
réelle que sont devenus la démocratie, la liberté ou le travail.
Pourtant, par trop
dogmatique et conformiste, l’intelligentsia bien-pensante, dans cet intégrisme
laïque à dénoncer plus que jamais, continue d’utiliser le discours rousseauiste
sans réaliser que la notion prégnante aujourd'hui est celle du pacte,
émotionnel à la base. Aussi, approfondit-elle le fossé qui la sépare du peuple,
fossé où viennent prospérer les extrêmes de toutes obédiences.
Comme l'a démontré le
sociologue de la postmodernité Michel Maffesoli dans « L’instant éternel. Le
retour du tragique dans la société postmoderne », la Modernité défunte a été
une société dramatique, au sens premier de ce terme pointant la recherche
impérative d'une solution à tout problème. Ce faisant, elle ne faisait que
prolonger la tradition judéo-chrétienne selon laquelle il urge de traverser au
plus vite la vallée de larmes, sortir du désert de l'errance, pour accéder à la
vraie vie qui est ailleurs, étant la cité de Dieu. Au contraire, le tragique s'avère
aporétique, ne cherchant pas de solution, ne se fixant pas d'itinéraire,
surtout pas linéaire. C'est le propre de la postmodernité d'être tragique,
incarnée par la figure dionysiaque, cet homo eroticus selon Maffesoli ou encore
appelé (même si cela emporte d'autres conséquences) homo festivus par Philippe
Murray.
Or, ce qui est en gestation
en Occident l'est déjà en caractéristique première de notre pays; c'est ce qui
fait même sa force alors qu'on s'emploie à le détruire en singeant un Occident
qui ne finit pas de décliner depuis que Spengler a identifié son irrépressible
chute.
Appliquée au domaine
politique, la distinction dramatique/tragique se retrouve dans cette obsession
des politiciens à penser qu’il existe une solution au chômage, à la pauvreté, à
la misère...; bref à la crise. Ainsi ne font-ils que s’éloigner du peuple qui,
pour ce qui le concerne, continue de bricoler sa vie, de survivre, et même de vivre, selon les moyens du bord.
Pour ce faire, il recourt à la politique de ses moyens minables au lieu de
chercher vainement les moyens d'une politique qu'il sait ne jamais pouvoir
avoir, ne dépendant pas de lui dans un monde globalisé comme le nôtre. C'est la
perspective tragique du peuple qui doit commander le comportement des élites
afin d'être raisonnable, véritablement rationnel bien que quasiment intuitif,
nous amenant à nous accommoder des aléas de la vie au lieu de les nier dans une
prétention dramatique inefficace.
Bien que la spécificité de
notre société soit d'être toujours marquée par une grande émotionnalité, ses
élites actuelles entendant la moderniser comme ils disent, voulant lui
appliquer la marque des pays modernes, soit une hyperrationalisation. Et c'est
l'erreur, car il ne s'agirait que d'une marque au fer rouge, une flétrissure
sur l'épaule d'un peuple qui ne fait que chercher à vivre et à exister en toute
dignité. C'est d'autant plus absurde que dans les sociétés qu'on copie, le
retour indubitable et irrépressible se fait vers l'émotionnel, même si la
pensée y reste encore dogmatique, la bienpensance cherchant à étouffer les
affects. Ceux-ci ne continuent pas moins de revenir et de s’exprimer
pleinement; c'est l'expression vraie de ce qu'on appelle crise en Occident.
Traduction de l'émotionnel en termes politiques
Si l'on veut maintenant
traduire en termes politiques cet aspect émotionnel essentiel dans notre
société, on doit se dire que le mode de scrutin de la proportionnelle aux plus
forts restes ne peut être maintenu, car ses présupposés ne cadrent pas avec la
sociologie du pays. D'autant plus qu'il s'est avéré calamiteux, exagérant nos
maux par inadéquation avec la mentalité du pays.
Certes, il n'existe pas de
mode de scrutin parfait; mais il en est un moins mauvais; c'est celui qui est
le plus en congruence avec les traditions du pays et sa mentalité. Celles-ci
étant à la personnalisation des rapports humains, le caractère émotionnel
ci-dessus évoqué, c'est le scrutin uninominal qui l'exprimerait le mieux. En
effet, le scrutin anonyme de liste ne convient pas en Tunisie, y relevant du
proverbe populaire du chat dans un sac.
Il est vrai que le scrutin
adopté lors des dernières élections est conseillé pour contrer les dérives du
culte de la personnalité, privilégiant les programmes politiques. Or, quand nos
partis ne font rien d'autre que substituer une notabilité abstraite aux
notabilités locales concrètes du fait de vacuité de leurs programmes réduits le
plus souvent à de creux slogans destinés à conquérir ou à garder le pouvoir, on
doit logiquement préférer le rapport personnel entre l'électeur et son élu.
En notre pays, contrairement
à ceux ayant une tradition démocratique, il est illusoire de croire qu'on
pourrait avoir à la faveur du scrutin de liste un affrontement de programmes,
que le scrutin uninominal se réduirait à un combat de coqs. Il est également faux d'agiter le danger des
méfaits de l'argent pour l'achat de voix quand nos partis en usent encore plus
efficacement que les notabilités locales tout en prenant moins d'engagements du
fait de l'éloignement et l'anonymat.
Dans le scrutin de liste, on
ne peut non plus éviter les prétendues facilités manœuvrières des candidats du
cru agissant pour leur propre compte tout autant que ce qu'on connaît dans le
scrutin uninominal. Pareilles manœuvres ne disparaissent pas avec une liste,
étant plutôt portées à un niveau extrême grâce aux moyens du parti. La seule
différence dans notre démocratie naissante entre un élu seul agissant pour ses
propres intérêts et un élu sur une liste servant nominalement les intérêts de
son parti, c'est le dogmatisme inévitable dans le second cas, ce qui pourrait
être évité grâce aux individualités éclairées dans le premier cas.
Paradoxalement, c'est avec
le scrutin uninominal qu'on a le plus de chance de voir participer la société civile
à la politique à travers ses jeunes et ses femmes. Certes, on nous dit que ce
scrutin favorise généralement les candidats d'âge mûr et expérimenté; mais
c'est là encore un calque de ce qui est propre aux sociétés démocratiques traditionnelles dont l'exemple
marque indélébilement notre imaginaire; cela ne sera pas nécessairement le cas
dans notre pays. De plus, il suffit d'adopter quelques règles de bonne conduite
pour éviter un tel risque dans le cadre de ce que je qualifie de scrutin
uninominal rationalisé. J'y reviendrai plus loin.
On nous dit aussi que c'est
le scrutin proportionnel de liste qui est à conseiller pour les sociétés
sortant de dictature, étant de nature à favoriser la sortie de clandestinité
des partis interdits et l'émergence de nouveaux ayant enfin la possibilité de
se constituer un électorat. Ce schéma n'est encore qu'une illustration de la
théorie classique qui n'a plus de prise sur notre propre réalité. S'il est vrai,
par ailleurs, qu'un tel scrutin évite le rôle « castrateur » du scrutin
majoritaire donnant toutes les voix à celui qui en a le plus, une telle issue
n'est pas fatale; il suffit de prévoir des règles pour l'éviter à la faveur de
la rationalisation dont je donne un aspect à renforcer par des mesures adaptées.
Et elles pourraient venir soigner l'ultime tort attribué au scrutin majoritaire
uninominal du fait qu'il entraînerait la déperdition de voix dont un certain
nombre n'est en mesure de donner aucun siège.
Car, cette raison ne suffit
pas pour en appeler au maintien du scrutin de liste avec une
proportionnelle aux plus forts restes, même si l'on invite dans le même temps les
partis politiques à se montrer convaincants, privilégiant l'intérêt des
électeurs au leur propre et au service de leurs intérêts et de la carrière de
leurs chefs, sans parler de leur ego. En effet, s'il est logique et de bonne
politique d'appeler à l'établissement de programmes économiques et sociaux
alternatifs, on situe mal la solution en la plaçant dans les alliances
électorales affinitaires et durables et non pas réactionnelles et
opportunistes. L'idée ne serait bonne que si elle se réalise justement en dehors
du système actuel des partis, bien plutôt à travers les associations de la
société civile. Surtout que, par chance, les nôtres sont très actives et assez
politisées, au sens noble du terme qu'est le service de l'intérêt général.
Que faire alors, me
demanderait-on ? Voici quelques pistes de réflexion que je propose à nos
spécialistes qui sont de grand talent, même s'ils n'osent pas assez l'utiliser
pour innover, ce dont ils sont bien capables s'ils s'avisaient de quitter le
cocon du conformisme logique.
1 / Abandonner l'actuel scrutin et opter pour le seul qui soit en
congruence avec l'esprit et la mentalité du peuple tunisien, le scrutin
uninominal.
2 / Ne pas se contenter de recopier ce qui se fait à ce niveau en
Occident, mais mâtiner les spécificités de ce système de correctifs sui generis
qui le rationaliseraient.
3 / Le scrutin uninominal rationalisé doit supposer, par exemple, un
contrat de mission que chaque candidat présentera à ses électeurs. Ce contrat
supposera un engagement détaillé, ferme et chronologiquement précis pour la
mandature. En l'absence du respect de cet engagement, et moyennant un ou deux
rappels à l'ordre, l'élu est déchu de son mandat qui est alors confié à un
premier suppléant s'il s'engage à honorer les obligations ignorées. Une
démarche identique est à prévoir avec possibilité de déchéance du second
suppléant en faveur d'un troisième avant de décider des élections anticipées
pour un nouveau trio en mesure de respecter son contrat de mission.
4 / Le suivi du respect des engagements pris et des contestations
venues des électeurs serait confié à une structure à créer au sein de
l'Instance supervisant les élections et qui contrôlera ainsi la suite des
élections, non seulement les opérations de vote, mais aussi la sincérité des
engagements et leur respect.
5 / Le candidat à élire se présente donc avec deux suppléants,
dont l'un au moins doit obligatoirement être jeune, d'un âge maximum à
préciser, et l'autre une femme.
6 / Pour éviter le jeu des intérêts et de l'argent, il est
impératif que tout un chacun puisse avoir la possibilité de se présenter à
l'élection pour peu qu'il soit soutenu par un certain nombre de citoyens et/ou
d'associations. Ainsi, on donnera leur chance aux compétences nouvelles,
libérées des obédiences politiques et idéologiques.
7 / Un tel mécanisme privilégiant l'enracinement dans les réalités
locales grâce à des élus organiques, il est impératif de le prévoir pour les
élections locales et régionales. Celles-ci doivent d'ailleurs être le
marchepied pour les responsabilités nationales, les élus de l'Assemblée du peuple
devant être issus parmi les élus locaux et régionaux par des élections internes
au sein des corps déjà choisis par le peuple. L'élu local pourra ainsi avoir
l'occasion de se retrouver à l'Assemblée nationale, auquel cas, ses deux
suppléants occuperaient automatiquement sa place à l'assemblée locale et
régionale. De la sorte, on donnera une bien tangible consistance à la
décentralisation en tenant compte des
réalités les plus expressives de la population et en les dotant de réels
pouvoirs. Quel meilleur pouvoir authentiquement représentatif on aurait ainsi, faisant
dériver le pouvoir national des autorités élues localement et régionalement !
Surtout si les élections locales et régionales innovent, ne concernant pas
seulement les municipalités et les instances régionales nouvellement créées,
mais aussi les instances représentatives du pouvoir central comme les autorités
préfectorales. Avis aux spécialistes.
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