BLOC-NOTES : Procès Salah Ben Youssef ou l'injustice au nom de la justice
Nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude, affirme l'adage Nemo auditur, sinon l'on fait injustice de la justice. Cela s'applique tout autant aux dogmatiques tenants d'une justice transitionnelle politiquement instrumentalisée qu'à leurs négateurs.
L'ouverture d'un procès, dans le cadre de la justice transitionnelle, de l'assassinat du militant Salah Ben Youssef a suscité des remous justifiés, quoiqu'excessifs parfois de part et d'autre. C'est que l'on n'assiste ni à une saine recherche de la vérité ni à une bonne administration de la justice, rien qu'une instrumentalisation du processus de justice transitionnelle, créant ainsi une nouvelle injustice. Car, dans la situation actuelle de la Tunisie, l'ouverture d'un tel procès, ciblant à l'évidence des visées politiques et idéologiques bien définies, ne sert point la vérité historique, la desservant même.
La justice travestie
Certes, les instigateurs et supporters de ce procès ont beau dire que le procès ne concerne que les vivants (deux pour meurtre prémédité et le troisième pour complicité de meurtre) et qu’il y a eu classement pour cause de décès pour ce qui est de deux autres, dont Bourguiba. Certes, en l'occurrence, il s'agit bien d'un crime d'État commis sur les ordres d'un chef d'État éliminant un opposant notoire; et il est vrai que ce drame est l'une des tares évidentes du régime de Bourguiba qui ternit ses lumières non moins avérées. Toutefois, il ne s'agit pas, avec Ben Youssef, de n'importe quel opposant; c'était bel et bien une menace grave pour la survie et de son tueur et de son régime, surtout pour la stabilité du pays. Or, tout pouvoir en place agit pour sa sauvegarde; seul un pouvoir éthique ou légaliste se retient de l'irréparable. Ce quoi ramène la question au plan moral et législatif dont il sera question plus loin.
Un tel environnement de lois justes est susceptible de limiter sinon empêcher les effets dévastateurs de l'exercice politique abusif, mais il agit aussi sur la conscience collective et l'imaginaire populaire, y annihilant ces haines et rancoeurs réciproques qui empêchent encore en notre pays une réconciliation nationale impérative, seule de nature à permettre que lumière soit faite, en termes de reconnaissance et de réhabilitation, sur les crimes des uns et des autres. Pour être crédible, une telle démarche incontournable ne peut être ni partielle ni partiale; ce qui suppose qu'avant que les crimes anciens soient passés au crible, l'on commence par les crimes perpétrés plus récemment et ceux qui continuent de l'être à l'abri des lois injustes, sans que l'on daigne s'en soucier, empêchant même que vérité soit faite.
On sait qu'en politique telle qu'on la pratique, il n'est nul parfait saint ni absolu monstre. S'il importe donc de faire toujours la vérité sur le passé cruel, ne faut-il pas déjà commencer par le plus récent, les conditions de la chute de la dictature, faisant la lumière sur les victimes des snipers, par exemple, ce faux mystère ? C'est pareil à ce travestissement de la justice qui est à dénoncer, la supposée justice transitionnelle n'ayant rien de juste au double sens de justice et de justesse, étant même dévergondée en actes de revanche des vainqueurs du jour sur les vainqueurs d'hier. Et nul n'ignore que les vainqueurs sont toujours cruels avec les vaincus. Or, c'est en demeurant au-dessus de tel travers que la justice transitionnelle tire sa noblesse et sa raison d'être.
L'injustice de l'illégalité
Le procès Ben Youssef se déroule dans un pays qui n'est pas encore sorti de l'illégalité; il est tout au mieux un État ou l'on simule le droit, un État de simildroit. Aussi, en l'absence de lois justes et de l'autorité prévue pour que les acquis démocratiques de la constitution soient respectés qu'est la Cour constitutionnelle, on ne saurait séparer les bons crimes, ceux recevables pour être jugés, et les mauvais, comme ceux de Brahmi et de Belaid. Comment donc vouloir la vérité sur les faits passés, connus de tous, et fermer les yeux sur ceux du présent qui continuent, sans parler des injustices commises encore et à commettre du fait de lois injustes en vigueur. Comment avoir confiance en nos juges quand ils osent appliquer des lois abolies par la constitution, donc non seulement illégitimes, mais aussi et surtout illégales ?
En Tunisie, à ce jour, il y a bien eu des victimes vivantes, attendant une vérité qu'on leur refuse pour d'éminentes raisons politiciennes et à cause de l'absence d'État de droit. Aussi, il ne peut y être légitime de faire le procès de la dictature de 1956 à 2011 avant de juger le présent et faire le procès de la nouvelle dictature qui a succédé à l'ancienne. Or, qu'est-ce qui définit une dictature sinon ses lois ?
On ne le sait que trop, les lois scélérates du régime déchu sont toujours en vigueur et appliquées. Si l'on n'était pas une nouvelle dictature, ne se serait-on pas empressé de les abolir ? On le vérifie avec la commission chargée de la réforme législative au ministère de la Justice, et qui relève manifestement de l'expression bien connue que les commissions sont bonnes pour enterrer les dossiers gênants. Ne le vérifie-t-on pas aussi avec l'impossibilité récurrente de respecter la constitution pour la mise en place de la Cour constitutionnelle dont le délai limite d'installation est dépassé depuis longtemps. Pourtant, on ne s'en soucie point, non sans avoir l'impertinence d'invoquer le respect de cette même constitution pour l'échéance des élections, bien moins importante !
Réhabiliter le droit
Nul n’ignore que la cause de la tragicomédie actuelle réside dans les appétits électoraux. Aussi, faut-il agir sur les causes en décidant le report de ces élections pour calmer quelque peu les esprits tout en appelant à des assises urgentes pour finir d'installer la cour constitutionnelle et initier la réforme législative, commençant déjà par abolir les circulaires illégales et geler l'application des lois les plus scélérates.
Il est vrai qu'on peut prétexter que le passé est par trop traumatisant et qu'il importe de réhabiliter au plus vite les victimes innocentes d'hier. Or, il ne faut pas oublier qu'une telle réhabilitation tant réclamée, et à juste titre pour le militant Salah Ben Youssef, a été déjà entamée. Sa veuve est rentrée d'exil en 1987 et a été honorée officiellement par la présidence de la République au début de l'année suivante qui a vu la Tunisie rendre hommage à son mari. Sa dépouille a, au reste, été rapatriée en cette année et inhumée au carré des martyrs du cimetière du Jellaz. Or, on y trouve d'autres martyrs plus récents dont les conditions de l'assassinat politique sont similaires, qui n'ont pas seulement été encore élucidées, mais font également l'objet d'obstruction délibérée.
Aussi, il ne faut pas perdre de vue que les traumatismes du passé sont amplifiés au présent par l'inertie persistante à changer le cadre légal injuste; ce qui maintient le mental figé. Seule une thérapie en forme de choc salutaire, électrochoc même, est de nature à revitaliser les mentalités nourries à la haine et au rejet d'autrui. Ce qui nécessite de légiférer sur les sujets sensibles et d'oser évoquer ce dont on ne veut pas parler ou toucher au prétexte fallacieux de la religion. Sans cette panacée législative dont ne veulent pas les dogmatiques, tenants ou opposants du travestissement de la justice, il n'est nulle échappatoire à l'hystérie. Si le moment est venu de faire la lumière sur les faits et méfaits, historiques et mythiques, elle doit l'être sur toutes les vérités, celles maintenues jusqu’à présent muettes ou plus récentes avortées. Ce qui impose que le cadre du droit soit d'urgence réhabilité.
Une tunique d'Othmane
L'homélie post-mortem que méritent tous les patriotes et martyrs de la Tunisie ne doit pas virer en prêche dogmatique et dithyrambe démagogique. Ce qui est le cas avec le procès actuel qui est déjà une nouvelle violation de la constitution au nom d'une justice transitionnelle faisant office de cette fameuse tunique d'Othmane, troisième calife majeur, arborée dans les mosquées de Damas par son parent et futur premier calife omeyyade afin de légitimer ses prétentions au pouvoir suprême.
Illégal, le procès de Ben Youssef l'est; et il est heureux qu'il y ait eu report à une date ultérieure de l’examen de l'affaire. Il reste à la chambre spécialisée concernée, à la prochaine audience, de se dessaisir de l'affaire pour incompétence, n'étant plus qu'un fantôme judiciaire du moment qu'elle tient mandat d'une instance qui n'existe plus avec la fin de son propre mandat. Certes, il s'agit d'une justice exceptionnelle, mais c'est justement l'argument ad hominem par excellence, l'exception ne supportant jamais d'interprétation extensive. Aussi, l'accessoire suivant le principal, les chambres juridictionnelles de justice transitionnelle créées par l'IVD n'existent plus avec la fin du mandat constitutionnel de leur créateur expiré le 31 mai 2018.
Mais que faire d'utile au vu de l'imbroglio juridique et politique actuel ? Satisfaire à l'appel adressé ici même au président de la République pour sauver la Tunisie des périls imminents qui la menacent de l'intérieur comme de l'extérieur. Ce qui impose de recourir à l'article 80 de la constitution en vue de réaliser une vraie réconciliation entre les enfants du peuple par l'érection enfin d'un vrai État de droit. Rappelons que ledit article prévoit qu'en cas d'un péril imminent "menaçant les institutions de la nation et la sécurité et l’indépendance du pays et entravant le fonctionnement régulier des pouvoirs publics, le Président de la République peut prendre les mesures nécessitées par cette situation exceptionnelle". Comme ces "mesures doivent avoir pour objectif de garantir le retour dans les plus brefs délais à un fonctionnement régulier des pouvoirs publics (et que) durant toute cette période, l’Assemblée des représentants du peuple est considérée en état de réunion permanente", des assises nationales seront convoquées pour abolir les vestiges législatifs de la dictature et de la colonisation en plus de finaliser la mise en place de la Cour constitutionnelle dont le retard est une véritable forfaiture de la classe politique actuelle. Tout cela doit se faire en trente jours comme le prévoit ledit article.
Publié sur Kapitalis