La Tunisie en pilotage providentiel
Dans une tribune intitulée "Qui gouverne,aujourd'hui, la Tunisie", M. Chokri Mamoghli, ancien secrétaire d'État, docteur en finance et enseignant à l'université française, conclut par cette affirmation : "Le peuple, là où je vais, n’a qu’un seul souhait, une seule demande. Il veut un vrai chef, pas un guignol, mais une personne qui décide et qui se fait respecter."
Nos élites déconnectées des réalités
Si un tel constat est juste, il est obéré par la suite qui manifeste l'alignement sur le dogmatisme auquel l'auteur semble ne pas échapper, se faisant l'écho d'une ritournelle bourguibiste : "«Allah Yerham» Bourguiba. Il est le seul à avoir saisi l’âme de ce peuple et à avoir compris quelle Constitution il lui fallait."
En réponse, je partirais par où il a fini avec le slogan galvaudé "Vive la république", et ce en notant qu'on oublie trop facilement que la République est la chose de tous ; or, c'est le cas présentement, ce qui n'a pas été le cas, même avec Bourguiba.
Il est vrai, le Jihadiste Suprême (c'est la meilleure traduction aujourd'hui de son titre, plus que jamais d'actualité) a investi sa vie et sa destinée pour la patrie. Mais l'ayant identifiée à sa personne, il a cumulé le meilleur et le pire. Aussi, au lieu d'avoir avec lui l'état démocratique et réellement moderne que le peuple méritait, on s'est limité au basique, versant même dans la caricature de la démocratie et de la modernité.
C'est un tel manque cruel qui a autorisé les dérives qui ont suivi son règne, et surtout la volte-face rétrograde actuelle. Car on sait que le retour du refoulé est toujours terrible et a pour cause les graines semées dans l'inconscient collectif. Aussi, d’un pur point de vue logique, il n'est pas exagéré de dire que c'est Bourguiba, pour tout ce qu'il n'a pas fait, qui est responsable de ce qui se fait de mal actuellement en Tunisie.
Pour résumer, disons qu'il a agi comme un père de famille qui a certes veillé à l'intérêt de ses enfants, les nourrissant et les éduquant, mais tout en négligeant l'essentiel qui était de veiller aux vaccins obligatoires.
Oui, indubitablement, il a fait quelque chose de capital qui protège aujourd'hui encore la patrie ; mais il est significatif de noter qu'il l'a fait par sentiment et sur coup de coeur en hommage à sa maman : la libération de la femme. Or, là aussi, il s'est arrêté au milieu du guet en ne donnant pas déjà à la femme sa totale égalité avec l'homme.
Aujourd'hui, petit à petit, la Tunisie se découvre à elle-même dans le chaos qui n'est qu'une étape obligée pour le nouveau monde en gestation, l'ordre ancien étant obsolète. Aussi, personne ne gouverne la Tunisie et ne peut la gouverner ; même pas l'Occident ou les États-Unis ! Ce sont les masses diffractées dans les différentes strates de la socialité, politiques, économiques et surtout sociales, qui se gouvernent à tâtons, mais sûrement. On en verra plus tard le résultat
Le peuple, machine à faire des dieux
Il manque juste à ces masses pour moins de perte de temps les élites éclairées et qui ne soient pas trop positivistes au point d'être cartésistes, plutôt organiques donc, pour n'être nullement déconnectées de telles réalités et aider enfin le peuple sinon en défrichant pour lui le terrain — ces chemins qui ne mènent nulle pas de Heidegger —, du moins en le leur éclairant de leur savoir devant être incorporé.
Pour cela, ces élites ne doivent pas verser dans leur péché mignon du dogmatisme stérile et d'occidentalocentrisme néfaste, car ils ne font alors rien d'autre que renforcer les dogmatiques d'en face qui eux se réfèrent à un orientalocentrisme encore plus pernicieux, tout en ayant aux yeux des masses l'avantage indéniable de l'enracinement, bien que vicié.
Il nous faut impérativement faire en sorte qu'un tel enracinement soit dynamique ; ce qui suppose que l'on ne jette pas l'eau du bain de religiosité avec le bébé de la Tunisie spirituelle. Et c'est ce coup du peuple révélateur de la société à elle-même avec ses vices et ses vertus qu'il faut protéger en allant dans le sens de la soif populaire de droits et la faim de libertés.
C'est ce que ne font pas nos élites, les plus éclairées notamment, qui se dévoilent ainsi être, sans s'en rendre compte ou en l'assumant pour certaines, les plus sûres complices des acteurs obscurantistes n'existent que grâce à elles et à leur démission de l'impératif catégorique d'une société de droits et de libertés.
La foi aujourd'hui en Tunisie — cette foi pouvant être scientifique et non la croyance dogmatique — est une nécessité impérative ; mais elle se doit être une sorte de fair-pray, une foi en l'exception Tunisie, une volonté pour la faire advenir, car elle reste encore en puissance
Et c'est la seule voie de salut pour notre patrie qui est moins celle de Bourguiba, ou de quiconque de nos politiciens imbus de sa personne, que du peuple en effervescence. Or, comme le disait Durkheim un tel peuple est une machine à faire des dieux ! On a bel et bien affaire à un divin social dont tout coin de rue et de ruelle de Tunisie ; que nos élites y fassent donc attention, surtout celle vivant à l'étranger, la distance devant aider à mieux voir l'invisible et non à occulter les réalités tangibles.
Ainsi assureront-elles le meilleur pour ce peuple dont elles doivent faire partie en ne cherchant plus à le représenter, mais juste à le présenter tel qu'il est. Car il est désormais en pilotage providentiel du fait de sa foi intrinsèquement soufie ; c'est même tout le pays qui l'est étant une terre ardente plus que jamais protégée de ses saints.
Publié sur Kapitalis