Tunisie : Ennahdha et le défi de mutation en Démocratie Islamique
On ne peut avoir le beurre et l'argent du beurre; le parti islamiste tunisien est confronté à cette antique sagesse. S'il veut rester ou revenir au pouvoir, il doit s'adapter à ses exigences et contraintes. Donc, il ne doit oser le changement, ne pas en avoir peur.
Or, le changement fait peur pour qui est poltron et parce qu'on le redoute; sinon, il n'est que fatalité relevant de la nécessaire évolution, ce passage d'un âge à un autre si on a la lucidité de ne pas vouloir rester enfant à demeure; ce qui finit assurément en débilité.
Le dixième congrès du parti tunisien Ennahdha, se tenant du 20 au 22 mai, doit confirmer la nouvelle résolution du parti islamiste se voulant une formation politique comme une autre, digne surtout de la confiance de ses soutiens occidentaux. Ceux-ci, les Américains en premier, tablent sur le parti de M. Ghannouchi afin de réussir leur pari d'une Tunisie voulue un laboratoire pour une démocratie libérale.
Le dilemme libéral
Or, le péché mignon des Occidentaux est qu'ils entendent le libéralisme comme étant surtout réservé au domaine économique, se désintéressant des dimensions politiques et sociales, se suffisant des apparences qui sont, comme on le sait trompeuses. En cela, le parti Ennahdha paraît en mesure de satisfaire leurs attentes.
Pourtant, l'observation psychosociologique est catégorique : la réussite en Tunisie du libéralisme ne saurait se limiter au programme de capitalisme sauvage du parti islamiste qui intéresse tant les Américains. Il est tenu de se doter pour le moins, afin de ne pas décevoir et surtout de durer, d'un contenu conséquent en termes de droits et libertés, notamment dans la vie privée. Un domaine où le parti islamiste continue à louvoyer, ne voulant pas se délester de son dogmatisme liberticide, ou alors contraint et forcé, par petites doses qui plus est.
En effet, la société tunisienne est libertaire et hédoniste; elle se désintéresse de la couleur politique de ses gouvernants pour peu qu'elle ait la garantie de la possibilité de vivre librement, à bas bruit, sa vie privée. Ce qu'elle fait, au reste, malgré le milieu légal et moral contraignant, mais en catimini et à ses risques et périls.
À la veille de leur congrès, les islamistes semblent s'être déjà pliés, pour certains aspects majeurs du parti, à la volonté américaine, se résolvant en une mutation de nature, du moins en apparence, bien douloureuse pour certains des faucons qui ne voient pas le parti se départir de son fonds de commerce de propagande religieuse.
En déférant ainsi à l'une des exigences majeures de leurs sponsors américains conditionnant la poursuite de leur soutien indéfectible, le parti croit avoir fait l'essentiel. Or, serait-ce suffisant ? N'est-ce pas entrer de plain-pied dans un cycle de concessions à la chaîne aussi indispensables que fatales, comme dans un jeu de dominos, la première impulsion ayant été donnée ?
C'est en cela que s'est résumé, au demeurant, le plus grand argument de la résistance au changement des plus intransigeants dans le parti qui menacent même de le quitter. Ce n'était pas moins un risque à prendre contre l'assurance de la perte du pouvoir et les désagréments inévitables pour les erreurs et excès commis. L'exemple égyptien étant dans tous les esprits, le réalisme semble avoir fini par l'emporter à l'orée du congrès.
À l'heure de la rédaction de ce billet, ce dernier ne s'est pas encore tenu. Nous ne pensons pas qu'il dérogera, quant à l'affichage, à la tradition du double langage du parti. Il faudra, en effet, du temps pour qu'il évolue à ce niveau. Aussi l'y aiderions-nous en livrant ce qui constitue de notre point de vue les dix commandements qui doivent régir la future action du parti Ennahdha new-look. Ce qui se situera au-delà des bonnes intentions affichées par les congressistes islamistes, car on le sait bien, l'enfer en est pavé.
Avant cela, et une fois rappelés succinctement les défis du congrès, nous dirons quelques mots, en deux paraboles, sur les spécificités majeures de la société tunisienne dont tout parti doit tenir compte s'il veut réussir : une caractéristique psychosociologique et une évidence se rapportant à la vie des sociétés humaines, particulièrement maghrébines.
Les défis du congrès du parti islamiste
Ce dixième congrès n'a bien évidemment rien d'anodin. Il est à noter qu'il a déjà été maintes fois retardé notamment pour parer à des dissensions. Il est voulu être celui d'un supposé changement de cap afin de répondre aux attentes occidentales de la naissance, à la manière des partis chrétiens occidentaux, d'une Démocratie islamique souhaitée en Tunisie.
Il y va donc de la réussite du défi américain en Tunisie qui, pour réussir sa mainmise libérale sur le pays, a fait de ce dernier un véritable laboratoire en vue de cette démocratie arabe islamique attendue.
On y annonce un revirement sinon stratégique, du moins tactique du parti qui irait jusqu'au changement ou adaptation du nom, semblant s'être accordé à garder le nom actuel d'Ennahdha, tout en y accolant une épithète : patriotique, par exemple.
On évoque aussi l'impératif assumé ou la contrainte inévitable de séparer l'activité partisane de ce qui faisait la spécificité du parti, son côté idéologique et de propagande. On s'est résolu, en effet, à parler de revirement par rapport au passé, décidant de séparer désormais l'action politique du parti de celle de prédication qui serait abandonnée aux associations gravitant autour de lui.
Bien évidemment, les Tunisiens qui sont habitués à la manière de faire la politique à l'antique de sa classe politique et connaissant le double langage légendaire des islamistes supputent la ruse. C'est d'ailleurs bien elle qui permet à ce parti conservateur de se faire passer pour le chouchou d'une société qui ne l'est pourtant nullement, sinon en apparence et juste à la surface, du fait de l'environnement légal répressif et des minorités intégristes activistes qui ne dédaignent pas tremper dans la violence et le meurtre.
S'agira-t-il donc d'une véritable peau neuve pour le parti où l'âme sera enfin renouvelée ou plutôt juste une sorte de changement de peau pour un serpent ?
À notre sens, cela ne saurait se vérifier que par rapport à des positions nettes prises sur des questions sensibles qui interpellent l'inconscient collectif du parti et remuent son imaginaire. Or, de tels sujets, le parti ne veut ni parler ni débattre, se limitant toujours à les faire relever de la religion et de l'ordre du tabou et de l'intouchable; ce qui est illégitime et trompeur de sa part. Nous y reviendrons infra.
Paraboles du moucharabieh et de la bicyclette
La société tunisienne, pour qui sait l'observer, est un véritable patchwork où les contraires ne s'opposent pas, mais se complètent comme dans une réalité contradictorielle. C'est ce qui fait sa postmodernité dont le pays est une bien bonne illustration basique.
Ainsi, si le Tunisien est attaché à ses racines, c'est un attachement qui n'exclut point une propension certaine à l'innovation ; c'est qu'un tel enracinement est dynamique. Et si le Tunisien est volontiers attentif aux valeurs de la tradition religieuse, ce n'est pas pour autant de sa part par religiosité, mais plutôt par spiritualité; l'islam populaire est, en effet, bien plus culturel que cultuel.
Deux phénomènes résument cette société en pleine effervescence depuis le Coup du peuple — appelé révolution et qui ne l'est que dans son anomie spécifique de la postmodernité — et que je résume dans les paraboles de la bicyclette et du moucharabieh.
S'agissant de la première, rien n'est jamais définitif, ni le meilleur ni surtout le pire tant que cela roule et que l'on croie en une issue; car en Tunisie, comme pour une bicyclette, rien n'est définitif tant qu'on y agit, comme le bicycle ne tombe que s'il s'arrête ou est arrêté.
Il faut dire que l'espoir a une grande importance dans la psychologie populaire, l'imaginaire populaire et l'inconscient collectif en étant fait. Il peut être langue de bois, bien évidemment, mais il peut être aussi volontarisme; c'est ce qui fait la réussite de certains. Car alors il mue en charisme, tel ce qu'avait Bourguiba ou le leader syndicaliste Hached.
C'est pour cela qu'on parle du génie tunisien du compromis, cette possibilité latente de sortie toujours possible de toute crise, que ce soit par le bas, bien souvent, mais aussi par le haut, si l'on s'y prête. Cela demeure parfaitement réalisable pour qui y met le temps et la peine nécessaires.
Les apparences qui sont trompeuses ne doivent donc pas induire en erreur sur un tel savoir-faire. Surtout que le Tunisien aime, comme tout Arabe, à se montrer original malgré sa manie à imiter ce qui lui semble justement imitable.
Pour cela, il a une faculté d'adaptation qui devient excessive si elle est instrumentalisée et/ou contrariée. D'autant que s'y greffe ce que je nomme parabole du moucharabieh qui peut, au demeurant, se transformer en complexe.
La parabole du moucharabieh est cette constante tunisienne de pur tact, s'obligeant à veiller à une nécessaire congruence à l'altérité; ce qui suppose une maîtrise de la situation, une anticipation pouvant ou devant autoriser de voir ce qui se passe pour s'y adapter sans être vu. C'est ce que permet le balcon grillagé qui n'est pas nécessairement une forme anthropologique machiste ou misogyne, contrairement à ce que certains se sont laissés aller à dire.
Un tel stratagème n'est nullement motivé par une quelconque cachotterie ou de la tromperie; il relève de cette ductilité psychologique ou labilité sociale. Bien évidemment, poussée à l'extrême, elle se transforme en ruse de vivre ou même en ce "jeu du je" que ne peut qu'imposer un milieu de contraintes excessives. Or, brimant une psychologie rétive ontologiquement à la moindre contrainte de par sa conception radicale de la liberté, une vision anarchique au sens premier, elle fait des ravages. C'est alors que la parabole se transforme en complexe.
Dix commandements pour une mue authentique
En ayant en regard les spécificités de la psychosociologie du Tunisien, ce que je nomme tunisianité, voici les dix commandements pour réussir assurément à séduire ce qui fait l'essence de la société tunisienne. Et cela se fera au-delà de sa surface de convenances qui n'ont de réel que leur superficialité, ce vernis fait pour tromper ou protéger, tel ce grillage de bois du balcon de l'architecture traditionnelle arabe.
Commandement premier
L'égalité successorale tu réaliseras
La structure basique de la société tunisienne, en ses fondements non seulement berbères, mais aussi bédouins arabes, n'est nullement inégalitaire ou machiste; elle honore la femme qui y occupe une place éminente à l'égal de l'homme. Ce sont les lois, devenues impératifs catégoriques de bienséances et de congruence à la morale sociale, qui font croire le contraire. Il suffit de les abolir pour découvrir la réalité de la psychosociologie tunisienne. Au demeurant, on l'a vérifié avec les mesures prises par Bourguiba dans le cadre du Code du statut personnel, une révolution qui a fait peu de remous contrairement aux craintes de certains et menaces des autres.
Commandement second
L'homophobie tu aboliras
La société tunisienne est tolérante et est même libertaire en matière de sexe. Elle n'a jamais été homophobe, le sexe y étant bisexuel, comme l'est d'ailleurs le sexe arabe. Il n'y a eu homosexualité en Tunisie en tant que catégorie sexuelle à part que depuis l'instauration du protectorat qui a imposé sa morale judéo-chrétienne par la loi. En effet, il n'existe aucun anathème en islam pur sur les rapports entre gens de mêmes sexes qui n'ont jamais été autant chanté que par la littérature arabe.
Commandement troisième
Au ramadan toutes les libertés tu protègeras
En aucun cas, l'islam n'impose par la force ses préceptes, l'adhésion aux obligations cultuelles et leur respect devant êtres libres et en conscience. Car il n'y a pas en islam de sacré en termes de forme et de tabou, la sacralité étant surtout morale se manifestant par des actes en conscience. Aussi, ramadan, qui est le mois sacré par excellence, ne doit pas déroger à ces principes cardinaux en se transformant en pure formalité respectée. Les libertés individuelles doivent y être respectées, toutes les libertés, afin que le jeûne soit véritablement sincère, ne supposant aucun doute sur son caractère pieux, étant voulu librement, sans la moindre contrainte.
Commandement quatrième
De l'alcool tu libéreras commerce et consommation
C'est l'ivresse qui est interdite en islam et non l'alcool auquel l'islam reconnaît des bienfaits, et qui est présent au paradis. C'est bien évidemment l'alcool qui ne rend pas ivre; aussi boire avec modération et sans risque d'être ivre est parfaitement licite en islam. Par conséquent, le commerce et la consommation de l'alcool doivent être totalement libres et nullement entravés sinon par une volonté personnelle librement manifestée qui ne peut l'être qu'avec la parfaite licéité de son commerce et sa consommation.
Commandement cinquième
Le cannabis tu dépénaliseras
Le cannabis est une drogue douce dont il a été prouvé qu'elle est moins nocive que la cigarette. De plus, elle est répandue dans la jeunesse. Aussi, être juste suppose soit de ne pas en criminaliser la consommation, comme pour la cigarette, soit de criminaliser le tabac aussi. De plus, on ne peut ruiner la vie de jeunes innocents pour un joint, car c'est alors être inique et commettre un bien plus grand tort. Aussi, le cannabis doit-il être dépénalisé au nom de la vocation de l'islam d'être totale justice.
Commandement sixième
Sur la nudité tu lèveras l'interdit
Il n'y a pas de péché de la nudité en islam qui a toléré à son premier pèlerinage, après la conquête de la Mecque, la nudité totale des pèlerins masculins et féminins selon la tradition antique arabe. La création du péché actuel est une oeuvre des jurisconsultes influencés par la tradition judéo-chrétienne. La nudité ne doit donc plus être interdite, d'autant plus qu'il n'y a aucune pornographie dans le nu.
Commandement septième
Le sexe libre entre majeurs consentants tu reconnaîtras
L'islam est la religion la moins pudibonde; il a d'ailleurs longtemps été dénoncé par ses ennemis comme étant hédoniste et licencieux. Du temps du prophète, le sexe n'était même pas interdit durant le pèlerinage. C'est que l'islam a compris que le sexe est une dimension essentielle de l'être humain. Aussi faut-il libérer le sexe entre gens majeurs consentants, quel que soit leur sexe. Certes, l'islam a interdit l'adultère, mais pour des raisons bien précises, notamment la protection de la lignée. Or, en l'absence des raisons fondant un interdit, ce dernier doit être levé selon les règles du droit musulman.
Commandement huitième
Le Jihad tu déclareras illicite
L'islam est une foi qui est valable pour tout temps et tout lieu, étant le sceau des révélations. En cela, il est venu en parfaite congruence avec son temps tout en déployant progressivement ses préceptes en une évolutivité obéissant moins à la lettre du texte sacré qu'à ses visées. Ainsi, après l'émigration qui a pris fin dès l'érection de l'État islamique, le jihad armé, jihad mineur, est clos, laissant sa place au jihad akbar, l'effort majeur sur soi. Le jihad armé aujourd'hui n'est donc plus licite et doit être solennellement déclaré illicite.
Commandement neuvième
Le soufisme tu encourageras
L'islam en tant que riche spiritualité a fait l'objet de lectures diverses; la plus proche de son esprit originel et original tout autant que de ses visées est le soufisme qui est humaniste, tolérant et oecuménique. Il a été d'ailleurs la lecture de l'islam durant les riches heures de sa brillante civilisation universelle. Au vrai, il est le meilleur du sunnisme ainsi que cela a été démontré par Ghazali et Chatibi. Aussi, le soufisme doit-il être encouragé au détriment du salafisme qui est la lecture de l'islam du temps de crise.
Commandement dixième
L'État civil tu concrétiseras
La constitution en Tunisie a consacré la notion d'État civil qui doit être concrétisée, et ce en conformité avec l'esprit authentique de l'islam distinguant la sphère privée réservée à la foi — où le rapport entre le fidèle et son créateur est direct, sans interférence externe — et la sphère publique où ne doit point pénétrer la religion. Toutes les manifestations d'interférence du religieux dans la sphère publique doivent donc être progressivement bannies afin d'y concrétiser l'État de droit. Par exemple, l'appel à la prière ne doit plus être diffusé sur les ondes publiques ni interrompues les séances des organisations officielles, comme le parlement, pour la prière qui est une affaire privée entre Dieu et le fidèle, lequel n'est point tenu de faire sa prière à l'heure s'il est au service de sa patrie. C'est cela le vrai islam souple, tolérant et soucieux en premier de l'intérêt majeur de la communauté.
Publié sur Le Courrier du Maghreb et de l'Orient
actualisé après le congrès du parti sous le titre :
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TUNISIE – Les dix commandements de la « démocratie islamique »