L'homosexualité au Maghreb
Réponses à TelQuel
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Q 1 - Pensez-vous que les actions des Femen au Maroc (ou en Tunisie) puissent participer d'une logique perverse malgré leur bonne volonté - de mise sous tutelle des mouvements gays du Sud, d'une certaine islamophobie, ou encore d'une "normativisation" des luttes et des vécus homosexuels sur un modèle occidental ?
R 1 - Cette question est complexe et nécessite plusieurs niveaux d'analyse. Je commencerais par noter qu'il est impératif de relever qu'on est en postmodernité, l'âge des foules et des sens en émoi du fait de communions émotionnelles tensionnelles. De plus, le monde n'est plus le village qu'on le pensait être, il est encore plus rétréci, se réduisant aux dimensions de ce que je qualifie d'immeuble planétaire. C'est en ayant une telle image en tête qu'il importe de juger des phénomènes qui agitent notre monde. Car il s’y passe, au fond, exactement ce qui se passe quotidiennement dans un immeuble nonobstant la nature des événements.
Je dirais ensuite que Femen a une logique d'action en cet immeuble qui peut ne pas plaire ; elle n’est pas moins tout à fait légitime, étant l'un de ses habitants. Ses agissements peuvent ne pas convenir à certains; or, du moment qu'ils ont lieu dans les parties communes de l'immeuble, ils relèvent de leur droit, convenant de plus à d’autres habitants. Ceux qui n'apprécient pas n'ont pas à les inviter chez eux, mais n'ont aucun droit à les empêcher de disposer des espaces communs. Le vivre-ensemble en société exige de s'accepter les uns les autres avec nos différences, en sachant que les excès des uns ne peuvent que donner des excès équivalents chez les autres.
S'agissant de l'instrumentalisation possible de Femen, ce n'est pas à exclure; mais qu'est-ce qui n'est pas instrumentalisé aujourd'hui ? Il est vrai qu’on peut relever une certaine et même forte dose d'islamophobie ; toutefois, n'est-elle pas générée par l'homophobie des islamistes ? Quand on allume le feu, on ne peut se plaindre de la fumée.
Personnellement, je parle d'islamohomophobie, mettant dans le même sac les homophobes et les islamophobes, ayant démontré dans mes articles et essais que l'islam est loin d'être homophobe.
Pour ce qui est du modèle occidental imposé ou qu'on veut imposer aux homosensuels (c'est le terme que je préfère au classique homosexuel par trop connoté sexe et création occidentale du 17e siècle), c'est bien réel. J’ai d’ailleurs mis en garde les associations arabes de ne pas trop dépendre dans leur lutte du schéma occidental réducteur, car elles négligent ainsi une arme majeure pour faire avancer leur cause, à savoir que l'homophobie n'est pas islamique, mais justement une infiltration de la tradition judéo-chrétienne en islam.
Or, nombre d'associations maghrébines n'osent pas user d’une telle arme du fait de l'encombrant soutien d'associations occidentales ne voulant pas trop aborder la question de ce point de vie. Pourtant, c'est le seul qui soit de nature à faire abolir l'homophobie en terre d'islam, un argument massue qui plus est.
Effectivement, il n'est aucune commune mesure entre la réalité homosexuelle occidentale, catégorisant et stigmatisant les comportements, et la pratique homosensuelle ou homoérotique arabe qui est même érosensuelle — néologisme que je propose pour qualifier tous les rapports en milieu arabe, l’ensemble des sexes confondus. Et qui sont bien moins sexuels à la base que sensuels.
Aussi, on a bien raison quand on dit qu’il n'y a pas d'homosexuels arabes, au sens stigmatisant de l’Occident; on n'a, en effet, que des homosensuels, et encore mieux des érosensuels. Ce qui veut dire que le rapport entre sexes ou chez le même sexe n’est pas forcément sexuel, étant d’abord un émoi sensuel, une communion émotionnelle.
Q 2 - Les associations et activistes du Nord devraient-ils selon vous laisser les mouvements homosexuels éclore au Sud, les laisser formuler une demande de soutien avant de se manifester ainsi en public ?
R 2 : Du fait de l'immeuble planétaire, on ne peut interdire aux voisins de se rencontrer et de s'entraider, surtout en cas de difficultés. Ce qu'il serait plus judicieux de faire serait plutôt de ne pas tenir compte des spécificités arabes et de vouloir les interpréter selon une vision procustéenne, à l'occidentale. Comme je l'ai déjà dit, il est une arme magique entre les mains des associations arabes de nature à leur permettre l'obtention de l'abolition des lois homophobes assez vite; c'est celle de rappeler ce qui a été déjà démontré, à savoir que l'islam n'a jamais interdit l'homosensualité. Il suffit d'ailleurs de voir vivre les gens dans nos sociétés pour réaliser à quel point ils sont naturellement sensuels et érosensuels.
C'est aussi de dire que les lois homophobes sont, du moins au Maghreb, la survivance de la colonisation, puisqu'elles ont été adoptées du temps de la présence française dans nos pays, la France n'ayant aboli l'homophobie qu'en 1982, ne l'oublions pas ! Jusque-là, ses autorités faisaient exactement comme les nôtres actuellement, fustigeant les moeurs supposées dévergondées du peuple.
Q 3 - Pensez-vous que la démarche des Femen ou du musicien de Placebo puisse avoir l'effet inverse à celui escompté : une crispation et la diffusion de l'idée selon laquelle l'homosexualité va de pair avec l'occidentalisation et une certaine culture gay occidentale ?
R 3 - Comme je l'ai déjà dit, l'excès entraîne l'excès. On peut ne pas apprécier ce que fait Femen ou Placebo, mais on est obligé de relativiser leurs actes eu égard à l'excès opposé qui en est la cause.
Or, si on compare les deux excès, ceux de Femen et de Placebo relèvent de l'innocence tandis que ce qu'ils sont amenés à dénoncer relève du délit sinon de la criminalité, puisqu'on brime et on persécute des innocents.
Il est vrai, le risque de confondre lutte contre l'homophobie et occidentalisation est inévitable, surtout en ces temps de confusion des valeurs. Toutefois, il serait bon de se demander qui est responsable d’un tel risque de confusion. Ce sont justement ceux qui crient à la singerie de l'Occident puisqu'ils s'accrochent à des lois qui sont non seulement l'oeuvre de l'Occident, mais aussi le reliquat de sa tradition judéo-chrétienne dans notre foi ainsi défigurée.
Il y a bien piège que les gays pourraient éviter et y faire tomber les homophobes en rappelant qu'ils militent pour leurs droits reconnus et défendus par l'islam, et que ce sont bien ceux qui s'accrochent à l'article 489 du Code pénal au Maroc qui perpétuent le modèle occidental au Maroc, celui de la colonisation qui plus est !
Q 4 - Ces actions participent-elles selon vous de ce que des personnes comme Jospeh Massad appellent "l'Internationale gay", une internationale qui participerait d'un certain impérialisme culturel ?
R 4 - Si internationale gay il y a, elle n'est pas pour étonner dans un monde où les internationales ne manquent pas, à commencer par l'internationale intégriste. Au moins l'internationale gay est pacifiste et lutte pour un ordre amoureux mondial, un ordo amoris universalis, l'un de mes chevaux de bataille dans la cadre de mon combat pour un humanisme intégral.
S'agit-il d'impérialisme et d'impérialisme culturel ? Je rappellerai d'abord qu'une culture florissante est par vocation universaliste; ensuite que l'impérialisme est une constante anthropologique dans la nature des États; et il n'est à dénoncer que lorsque sa domination se fait injuste, oppressive et liberticide. Sinon, si cette domination est éclairée, porteuse de valeurs, c'est moins un impérialisme qu'un universalisme, le propre de notre univers actuel.
Il y a donc lieu de juger sur pièces. Or, s'il y a impérialisme culturel gay, c'est bel et bien comme antidote à un impérialisme religieux intégriste; or, notre poète national le rappelait d’ailleurs, seul le terrorisme, ici l'impérialisme, est en mesure d'arrêter le terrorisme. Chebbi dit ainsi
لا عدل إلا إذا تعادلت القوى | وتصادم الإرهاب بالإرهاب
Aussi, un tel impérialisme gay est bien de nature à contrer l'impérialisme daéchien. C'est ainsi qu'il faut l'apprécier si l’on doit le qualifier d'impérialisme; ce qui n'est pas si vrai que cela.
Pour finir, laissez-moi vous dire que la figure de l’homosensuel en terre d’islam est celle d’un chevalier postmoderne ; car étant le symbole du différent absolu, il incarne le vivre-ensemble démocratique et sa cause est bien celle de tous les humanistes et ceux qui luttent pour les droits et les libertés.
Accepter le droit de l’homosensuel dans nos sociétés, c’est agir efficacement pour lever dans notre inconscient ces freins qui bloquent notre avancée vers la démocratie, polluant notre imaginaire de stéréotypes et de clichés rétifs à tout esprit pluraliste.