Il faut sauver le soldat Ghannouchi !
On présente Rached Ghannouchi comme un parfait animal politique, pratiquant l'art politicien à la perfection. Ses détracteurs le critiquent même pour ce qui serait un excès de pratique politique à l'antique, jouant de la ruse du renard pour être pris pour un lion. Ce qui est vrai, lui ayant réussi lors de l'expérience de la troïka où il a tiré force d'une alliance permettant à son parti d'avoir l'apparence d'un colosse, cachant ses pieds d'argiles.
Aujourd'hui, la donne ayant changé, le projecteur est braqué sur les pieds d'Ennahdha, et cheikh Ghannouchi est le premier à le faire. Aussi, démontre-t-il son sens des réalités, ce qui permet de vérifier que s'il est l'animal politique ci-dessus décrit, il l'est aussi au sens grec du zoon politikon qui emporte en premier un enracinement dans la réalité du peuple en termes de citoyenneté.
Ainsi, au moment même où le président sortant use en populiste du terme de citoyens, M. Ghannouchi démontre que la citoyenneté est une balance devant toujours pencher du côté des devoirs afin justement que les droits placés sur l'autre plateau puissent être assurés. Pour lui, zoon politikon est aussi philia politikon, un amour de la patrie passant avant son parti.
Ghannouchi, patriote réaliste
C'est ce qu'il vient de déclarer dans une interview au journal algérien Al Khabar où il justifie ce que certains de son parti et d'ailleurs jugent comme une erreur de stratégie, ce choix de ne pas présenter de candidat à la présidentielle.
M. Ghannouchi démontre son sens aigu des réalités en déclarant qu'un tel choix aurait dérapé en terrorisme, entraînant éventuellement un soulèvement ou une série d'attentats. On ne doit pas, en effet, oublier les menaces entourant le pays et les feux d'artifice quotidiens ressemblant fort à des exercices de guérilla urbaine. C'est aussi à rapprocher de ce qui s'est passé après l'officialisation des résultats. Qu'on imagine un peu ce que cela aurait donné si un candidat officiel du parti islamiste était celui qui a perdu la présidentielle !
M. Ghannouchi parle lucidement de « balance des forces » défavorable à son parti pour diverses causes, aussi bien internes qu'externes, et — ce qui l'honore assurément — conclut : « J’aime mon pays et la Tunisie démocratique est plus chère à nos yeux qu'Ennahdha ».
Ghannouchi contesté en son parti
Or, il se trouve que M. Ghannouchi est aujourd'hui contesté au sein même de son parti, non seulement par les plus radicaux, mais aussi par certains des modérés.
C'est pourquoi il est de l'intérêt du pays que les forces démocratiques lui viennent en aide, l'encourageant à persévérer dans son réalisme qui sauvera et la Tunisie et l'islam politique en terre arabe.
Car il n'est aucune raison empêchant que l'on ne puisse pas avoir un jour l'équivalent dans notre pays de ce que sont les Démocraties chrétiennes en Occident. Le terreau islamiste, contrairement à la lecture caricaturale qu'on en fait, est bien plus pluraliste et ouvert à la démocratie que celui de la chrétienté qui a pourtant donné de telles démocraties aux couleurs de la religion.
Il nous faut donc sauver le soldat Ghannouchi en l'impliquant dans le changement en cours en notre pays, sans rien céder bien évidemment sur nos valeurs libérales, mais sans refuser non plus ce que l'islam politique correctement interprété recèle de valeurs.
Surtout, il ne nous faut pas pratiquer à notre tour un dogmatisme à rebours qui, bien que profane, n'aurait rien à renier à l'intégrisme religieux le plus hideux.
Ghannouchi, soldat de la Démocratie islamique
Dans le célèbre film de guerre de Steven Spielberg « Il faut sauver le soldat Ryan (Saving Private Ryan) », on voit comment, lors du débarquement de Normandie, une escouade risque sa vie derrière les lignes ennemies pour cette mission particulièrement périlleuse consistant à sauver un simple soldat.
C'est que les raisons morales, l'éthique et la conscience doivent aussi avoir leur place en politique qui aujourd'hui, plus que jamais, est une « poléthique ».
Oui, on peut tout risquer pour sauver la vie d'un homme si cet homme est précieux pour la sauvegarde de nos valeurs d'humanité dans un monde trop robotisé, dominé par une matérialité sans âme. Or, Ghannouchi a prouvé en faire partie, et c'est ce qu'a compris le président élu depuis le fameux été de leur rencontre historique de Paris.
Notons, pour terminer, qu’outre ses nombreuses distinctions, le film de Spielberg est conservé à la bibliothèque du Congrès pour ses qualités non seulement esthétiques et historiques, mais aussi culturelles.
En effet, un peuple qui renie sa culture n'a pas d'avenir. Et l'islam fait partie intrinsèque de la culture du peuple tunisien. Mais certainement pas l'islam de Daech ; bien plutôt l'islam tunisien, tolérant et parfaitement altruiste.
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