Les douze travaux d'Hercule du nouveau gouvernement tunisien
La passation de pouvoirs en Tunisie se fera en cette fin d’année
2014 avec la prestation de serment du président élu M. Béji caïd Essebsi devant
l’Assemblée des représentants du peuple ce mercredi 31 décembre. Alors
commencera une nouvelle donne en Tunisie; ce sera le nouveau défi à relever par
la Nouvelle République après la réussite de ses élections, éminent aspect de la
transition démocratique en cours.
Une gouvernance nouvelle
Nombre d’observateurs et d’acteurs parlent de la nécessité
impérieuse pour l'État tunisien, s'il veut avoir une chance de s'en sortir, de
nettoyer les écuries d'Augias.
Une telle référence mythologique pointe en premier ce que
l'économiste Ezzeddine Saidane qualifie pudiquement de secteur de non-droit :
commerce informel, corruption généralisée, passe-droits, banditisme, etc.
Toutefois, le ver est dans le fruit, car le mauvais exemple, comme
tout le monde en convient, vient d'en haut, les mœurs maffieuses qui se
généralisent en Tunisie ayant été instaurées par l'État lui-même du temps de la
dictature.
C'est ce qui a donné et donne lieu ici et là à des appels
pathétiques ou homériques de se libérer de certains boulets; un appel pouvant
même prendre chez certains, jouant volontiers à Cassandre, des aspects
apocalyptiques, fondant un pessimisme qui ne serait pas malvenu s'il n'était
démobilisateur à un moment où toutes les compétences sont requises pour servir
le pays.
Ces compétences le sont-elles ? Et celles qui le sont, leur
donne-t-on assez la parole, les écoute-t-on suffisamment ou ne pratique-t-on
pas à leur égard cette caricature de la démocratie qui consiste à laisser
toujours causer, pendant judicieux du « la ferme !» de la dictature; ce qui
n'est guère mieux, juste un peu plus policé.
Aussi appartient-il à la nouvelle équipe bientôt au pouvoir de
fonder une gouvernance nouvelle, aussi originale qu’est l’âme profonde de ce
peuple, tout autant enraciné dans ses traditions qu’ouvert dynamiquement à
l’altérité et au monde.
Les voix de justesse en ce pays sont nombreuses et doivent enfin
être écoutées et non seulement supportées, car elles sont aussi celles de la
voie de raison, même si une telle raison peut être en avance sur son temps. De
telles voix ne doivent plus être juste comme ce sel, ingrédient nécessaire dans
ce qu'on mange, mais dont on se garde d’user trop.
Il faut justement pour la Tunisie assez d'un tel sel qui est bel
et bien ce sel de la terre sans lequel elle n'est plus arable. Un programme de
réformes nécessaires s'annonce donc au pays qui, s’il veut vraiment s'en
sortir, est forcément tenu d’en supporter les ingrédients douloureux,
semblables à ceux proposés par Churchill à ses compatriotes lors de la dernière
guerre mondiale : du sang, de la peine, des larmes et de la sueur.
Des travaux d'Hercule
Nettoyer l'État, lui rendre son prestige, rendre à la loi son
autorité est certes nécessaire, mais ce sera insuffisant; ce n'est qu'un aspect
de la problématique que vit la Tunisie. Le nettoyage des écuries d'Augias
évoquées par certains contempteurs des gouvernements précédents ne fut qu'un
des douze travaux d'Hercule. Il en faut onze autres pour s’en sortir.
Il s’agit, en fait, de les adapter à la situation actuelle
laquelle, pour être funeste, n'est pas moins annonciatrice d'enchantement pour
peu qu'on sache comment faire déchanter les oiseaux de mauvais augure qui ne
manquent pas. On doit commencer par ne plus les écouter, car la richesse de la
Tunisie est d'abord celle de la matière grise de ses plus sincères enfants, ce
génie populaire si original. C'est en écoutant ceux-ci que la Tunisie
réenchantera le monde actuellement désenchanté.
1. Nettoyer donc les
écuries d'Augias
Déjà, dans le mythe, ces écuries ne l'avaient jamais été; et c'est
le cas de la Tunisie. Malgré certains aspects sains de la politique d'antan en
totale rupture avec la politicaillerie encore au pouvoir hier, l’État tunisien
ne fut jamais démocratique, le ver ayant été dans le fruit du temps même du
fondateur de la Tunisie moderne.
Il faut donc beaucoup d'humilité pour ne pas mélanger le désordre
actuel comportant des espaces réels de libertés à l'ordre d'antan qui n'était
que celui des cimetières. Il importe de renouveler tous les concepts éculés de
la classe politique, dont celui de comprendre le désordre comme une unité alors
qu'il est multiple.
Le désordre n’est, en effet, qu’une multiplicité d’ordres (des
ordres), emportant travail en sourdine, ce travail du négatif dont parlait
Hegel. Personne ne peut raisonnablement douter qu'il y a une infinité de
désordres dans la société tunisienne, mais il faut assez de lucidité pour
réaliser qu'il s'agit d'ordres multiples, des ordres. Pareillement, il n'y a pas
un déséquilibre, mais des équilibres dans le système politique, mal agencés,
mais n'ayant pas moins le mérite d'exister, permettant à l'État de rester
debout. Qu'on y réfléchisse sérieusement; les choses changeront forcément dans
les têtes !
2. Étouffer le lion
de Némée
Ce lion avait la peau impénétrable et notre héros devait en
rapporter la dépouille. Pour la Tunisie, il s'agit de la dictature dont la
dépouille, faite des réflexes d'autoritarisme, est toujours dans les têtes,
sans parler des menées occultes des nostalgiques de l'ancien régime.
Là aussi, il faut beaucoup d'humilité et surtout de force d'âme
pour ne pas tomber dans les simplifications et le manichéisme opposant le bien
de l'ordre fallacieux, celui des tombes, au désordre (des-ordre) déstabilisant,
mais prometteur, de la vie qui grouille; le meilleur signe de vitalité.
Car une bonne partie de la classe politique nage en plein délire
sans le savoir, relevant d'un Alzheimer politique. Rappelons ici que j’adhère à
la conception humaniste la plus récente en neurologie parlant de mythe de la
maladie d'Alzheimer, l’estimant une soi-disant maladie créée par des intérêts
financiers et non pour des raisons et avec des arguments purement
scientifiques.
Aussi, pour guérir ce vieillissement précoce et problématique,
j’ai conseillé la Bécothérapie qui serait, en politique, une bécopolitique.
Outre le fait que cette méthode a été pratiquée avec succès en sa déclinaison
première rejoignant l'approche humaniste et révolutionnaire que conseille la
médecine américaine aujourd'hui, elle est en sa seconde déclinaison conforme à
la sociologie politique actuelle dite compréhensive, qui donnerait ainsi lieu à
une politique compréhensive.
3. Tuer l'hydre de
Lerne
On sait que les têtes tranchées de ce monstre repoussaient sans
cesse. Cette hydre est la maffia, et elle a des formules diverses, commençant
par le noyau familial pour se transformer en une fraternelle mondiale sans foi
ni loi, même si elle use souvent des oripeaux de la morale pour chercher ce qui
n'est pas sain de ses activités en adoptant l'allure d'un saint, pour reprendre
la belle expression de l’expert tunisien Ezzeddine Saidane.
Or, l'habit et l'allure font de nos jours le religieux, quelle que
soit son obédience; la maffia pouvant être financière et commerciale. Et un
pays zawali, dont la majorité est pauvre, comme la Tunisie, est un terrain
fertile pour toutes sortes de menées maffieuses, des plus anodines aux plus
criminelles.
De plus, il ne suffit pas de rendre justice à quelqu'un qu'on
privait de ses moindres droits pour espérer son adhésion au nouveau système
censé être plus juste. Cette adhésion est lente à venir, surtout quand il
s'agit du pardon d'avanies. Un pardon doit se mériter en changeant de pratique,
faisant pénitence par l'action humble et sincère bien plus que par une parole
pouvant toujours tromper.
Combien sont nombreux pourtant dans les actuelles élites
tunisiennes ceux qui ne se contentaient pas de subir la chape de plomb de
l'omerta de la dictature, la servant frénétiquement, au vu et au su de tout le
monde ou subrepticement, et qui veulent passer aujourd'hui pour des
révolutionnaires, ne se satisfaisant même plus du peu obtenu à la faveur de la
confusion au lendemain de la révolution, voulant encore et toujours plus !
A-t-on au moins rendu leurs droits aux militants de l'ombre,
humbles et sincères, dont le seul tort qu'on peut leur reprocher est d'avoir
choisi la dignité de demeurer effacés pour plus d'efficacité, agissant dans
l'antre même du diable ? Et on se paye le luxe de trouver mille et une
excuses pour refuser aux jeunes blessés de la Révolution une réparation méritée
! Elle leur est pourtant due, ne serait-ce que pour leur état de misère, quant
les gouvernants, les représentants du peuple y compris, se monnayent grassement
le service du peuple qui se passerait volontiers d'eux au vu du rendement
minable de nombre d'entre eux.
4. Tuer les oiseaux du
lac Stymphale aux plumes d'airain
Ces volatiles sont les sornettes du libéralisme économique qui ne
voit de liberté de circulation que pour les marchandises et non pour les
hommes, seuls véritables créateurs des richesses.
Ces oiseaux sont aussi ces lois plus sophistiquées les unes que
les autres auxquelles on se réfère dans un galimatias hermétique fait pour
n'être compris que par les initiés, réduits souvent en une docte ignorance.
Or, la plupart de ces concepts sont saturés, ayant perdu de leur
vérité, étant en déphasage avec la réalité. Que celle-ci ne paraisse pas
logique ou rationnelle ne fait pas problème; la question essentielle
aujourd'hui est d'être en congruence avec nos réalités et non de les réduire à
nos vues. Sinon, on agit comme Procuste; mais son lit ne peut plus servir en
cet âge des foules bien plus nombreuses pour tenir dans un lit et être ajustées
à sa taille.
De plus, la prétendue irrationalité de ces foules est en fait une
rationalité différente à découvrir ou redécouvrir; c'est ce qu'un observateur
attentif avait déjà qualifié de merveilleux scientifique.
On vilipende aujourd'hui le ressentiment de la jeunesse à l'égard
des riches, y compris ceux qui n'ont rien à se reprocher; or, ces jeunes jugent
les nantis coupables de se distinguer du commun du peuple qui est
essentiellement pauvre. Et ce n'est pas le modèle libéral, s’il n’est intégral
et non réduit à l’économie, qui diminuera les inégalités sociales, et les
efforts qu'il exigera ne seront acceptés que s'ils se traduisent par des
compensations en termes d'articulation réelle à ce système ainsi que proposé
ci-après, supposant entre autres la libre circulation humaine.
On stigmatise aussi la jeunesse tentée par l’intégrisme religieux quand
les lois en vigueur, en brimant leurs désirs et leur sensualité, les poussent à
un tel extrémisme. Citons, en exemple symbolique, la législation sur les
stupéfiants et les rapports homosexuels qui, de notoriété, sont une fabrique de
délinquants.
5. Descendre aux
Enfers et enchaîner Cerbère, le chien aux trois têtes :
Il s'agit ici des terrorismes, terme qui doit n’être écrit qu'au
pluriel, car il n'y a pas qu'un seul terrorisme. Celui qu'on connaît n'est que
la face apparente d'un iceberg; il y a aussi ceux qu'on ne connaît pas où
barbouzes et tontons flingueurs sont légion, avec des barbouzeries défiant
l'imagination la plus fertile.
Le peu nécessaire à dire à ce sujet est que le terrorisme le plus
grave est moins le fait de ceux qui s'y adonnent, souvent de pauvres hères
manipulés, au cerveau lavé et lessivé, que celui qui se cache derrière. Il est
clair que ce sont toujours les donneurs d'ordre qui sont les premiers
bénéficiaires de la sale et criminelle œuvre réalisée.
Or, notre monde de l'image et du chiqué nous fait nous contenter
des apparences pour négliger les plus coupables, bien moins visibles, qui
tirent les ficelles. Souvent, semble-t-il, ces forces occultes ont même pignon
sur rue ; ils se démasquent à leur discours lorsqu'on est attentif à son
manichéisme, qu'il le soit d'une manière directe et haineuse, comme c'est le
cas de nombre des intégristes religieux, ou d'une façon faussement policée se
voulant civilisée, mais qui ne traduit pas moins un dogmatisme religieux pire
que celui des premiers, ces faux salafis. En l'occurrence, on a affaire à une
religion civile qui n'est profane qu'en apparence, étant aussi intégriste que
l'intégrisme vulgarisé.
6. Battre à la course
la biche de Cérynie
Créature sacrée d'Artémis, cette biche avait les sabots d'airain
et les bois d'or. Aujourd'hui, elle serait en quelque sorte le modèle
occidental de démocratie prétendument basé sur la souveraineté du peuple, alors
qu'il la confisque pendant un temps plus ou moins long en faveur d'une caste de
politiciens professionnels qui ne sont que l'incarnation moderne du clergé des
temps anciens.
Ils sont tout aussi imbus de leur personne, avec un ego
surdimensionné, n'ayant en vue que leur carrière et non l'intérêt des masses
considérées en estrade commode, juste bonne à être montée comme pour les
dominer des hauteurs du pouvoir, seul objet de leurs désirs, et profiter de ses
délices.
Aussi, ils n'ont aucune parole, ne respectant pas leurs
engagements qui ne lient que ceux qui veulent bien y croire, et ce pendant une
période plus ou moins longue où le peuple et sa souveraineté relèvent des
slogans creux.
Est-ce une telle démocratie comme pure tromperie qu'on veut ériger
en Tunisie ? Elle n'aboutirait qu'à une coupure plus grande avec le
peuple, coupure qui devient coupable au moment où la société civile et les
associations se substituent aux partis classiques dans une entreprise désormais
impérative de développement solidaire organique.
Il faut réinventer la démocratie — qui sera une
« postdémocratie » — par une action humble de terrain auprès des
masses, seules souveraines et désormais éveillées à sa puissance sociétale.
C'est le peuple qui doit être le pouvoir instituant dans ce pays et qui doit
garder la main sur les élites censées le représenter.
Celles-ci doivent être issues d'instances véritablement
représentatives dans le cadre d’une décentralisation poussée avec une relation
personnalisée et des engagements dont ils seront comptables selon un mécanisme
proche du scrutin uninominal, mais rationalisé, emportant contrat de mission.
C'est d'un politicien organique que le pays a besoin, au sens que lui donnait
Gramsci, parlant d'intellectuel.
On doit être du peuple, non pas en termes de slogan ou de vêture
folklorique, mais dans les actes et le comportement. Car le peuple tunisien est
loin d'être bête et il sait où se trouve son intérêt distinguant de par son
sens inné de la sagesse qui dit vrai chez ses politiciens et qui a la langue
fourchue. Or, qu'on le veuille ou non, le temps est celui de la puissance
sociétale.
7. Dompter le taureau
crétois de Minos
Les plus connaisseurs savent que ce taureau était séquestré alors
qu'il devait être rendu à Poséidon. C'est ce qui arrive aujourd'hui à l'esprit
révolutionnaire de la révolution, mais aussi de l'islam qui fut une révolution
mentale avant tout et qu'on galvaude par une interprétation se voulant conforme
à la tradition des anciens et qui ne l'est que par rapport à la tradition
judéo-chrétienne.
L'islam original — je le qualifie de postmoderne — est séquestré
par une dogmatique étrangère à son esprit véritable; ceux des démocrates qui le
vilipendent ne font, consciemment ou inconsciemment, que voiler ses lumières
qui furent une modernité avant la lettre, une rétromodernité, selon mon
néologisme.
L'islam en cours aujourd'hui dans nos pays, surtout ceux se
prétendant salafis, est marqué par une forte empreinte de la tradition
judéo-chrétienne qui a été répudiée par les siens à la faveur de la démocratie.
Or, les musulmans, particulièrement les intégristes, cultivent cette tradition
étrangère à l'esprit de l'islam que le Coran dénonce, la qualifiant d'islam
bédouin, instrumentant le vrai au service du faux.
C'est ce qu'il faut dompter pour ramener l'islam à sa juste
interprétation et sa vraie nature : un islam tolérant, humaniste et œcuménique,
cet islam dont le soufisme — qualifié de spiritualité de la vérité — a donné la
meilleure illustration et qui a séduit nombre d'Occidentaux. C'est l'islam
spirituel que j'orthographie pour ma part i-slam.
8. Rapporter les
pommes d'or du jardin des Hespérides
De nos jours, ce jardin est l'Europe, seule réalité théoriquement
démocratique aux portes de la Tunisie malgré la crise qui la secoue. Et comme
Ladon qui gardait les Hespérides était une créature imaginaire, l'Europe est
aujourd'hui gardée par un serpent des mers.
C'est le système fabuleux de surveillance, dominé par l'agence Frontex,
qui produit presque quotidiennement des drames et des malheurs, un « holocauste
moderne » osa dire avec justesse une voix européenne, autorisée et juste.
Il faut impérativement que la Tunisie se désolidarise de cette
politique européenne criminogène, qui en plus veut garder le pays attaché à son
marché et à sa culture, mais juste en une réserve, à la manière de celle qu'on
a érigée pour les Indiens d'Amérique.
Or, l'époque a changé et cela n'est plus possible. Il est temps de
renvoyer ce mythe sécuritaire de l'ostracisme et du dogme de fermeture des
frontières au ciel des étoiles brillantes, mortes depuis longtemps.
Aujourd'hui, l'Europe doit revivre en renouant avec son esprit de
conquête d'antan; sa frontière sud doit être celle de la Tunisie. Hegel, déjà,
disait que l'Afrique du Nord faisait partie de l'Europe, ce qui a justifié
pendant longtemps la colonisation. Or, l’Europe est encore au Maghreb du fait
des présides de Ceuta et Melilla qui, en toute logique, supposent l’extension
du Maghreb à l’Europe.
Ce n'est donc pas parce que l'intérêt de l'Europe ne semble plus
dépendre de sa véritable partie sud qu'elle doit se renier. Je dirais même — et
je ne suis plus le seul — que le salut de l'Europe dépend désormais de ce qui
se passe en Tunisie.
Aussi, de part et d'autre de la Méditerranée, il faut oser sauter
le pas et déclarer inévitable l'intégration de la Tunisie en transition
démocratique au système de démocratie en vigueur en Méditerranée dans le cadre
d'un espace de démocratie, qu'il soit européen ou, pour le moins,
francophone.
Cela initiera une aire de civilisation conciliant les
religions monothéistes, toutes ces fois et croyances se voulant humanistes,
autour de valeurs communes. C'est ce qu'imposent les communions
émotionnelles qui sont la marque majeure de notre époque postmoderne.
9. Capturer les
juments mangeuses d'hommes de Diomède
Ce sont aujourd'hui la misère, l'intégrisme et la haine de l'autre
différent, quel qu'il soit. Ces tares que nombreux bien-pensants réservent aux
pays du sud sont ce qui est le mieux partagé comme travers par tous les
humains; seule la forme change.
La misère est d'abord intellectuelle; et on l'a vu avec l'ineptie
du conflit des cultures ou avec celle du rationalisme de la modernité qui n'est
qu'un scientisme passé de saison.
L'intégrisme n'est pas non plus purement islamique; j'ai déjà
démontré en quoi le salafisme de nos rues était à base judéo-chrétienne; et il
est inutile de rappeler les racines judaïques et messianiques de l'Occident et
de la démocratie occidentale. Limitons-nous donc à rappeler que l'islam fut
démocratique de par son esprit comme le
capitalisme eut pour base l'éthique protestante. Quant à l'exclusion, pour ne
donner que deux exemples paroxystiques, il suffit de se référer, d’une part, à
la tragédie palestinienne et l'attitude occidentale erratique à son
égard ; et d’autre part au drame humain de l'holocauste dont fait usage
avec manichéisme l'État hébreu au lieu de s’en inspirer pour ne pas verser dans
de nouvelles turpitudes auxquelles la nature humaine se laisse aller si la
conscience n’est pas éveillée par une politique qui soit éthique, une
« poléthique ».
Il faut dire que, de nos jours, le messianisme judéo-chrétien se
manifeste dans un dogmatisme partagé par nombre des modernistes arabes dans le
reniement de l'essence démocratique de l'islam et l'encouragement de la
pratique prétendument modérée, qui n'est qu'une variante policée de l'esprit
islamique véritable qui ne peut être lui-même que révolutionnaire.
Or, l'islam est une révolution mentale telle qu'en parlait
Spengler, diagnostiquant en son temps le déclin de l'Occident. Il est vrai, on
a toujours tort à avoir raison avant tout le monde, ceux qui font du moins
l'opinion. Et je ne dirais pas l'opinion publique, mais juste l'opinion
publiée, pour reprendre la fameuse distinction de Michel Maffesoli, la
véritable opinion publique, celle dont on se soucie si peu, ne pensant pas
différemment de ce que je dis.
10. Vaincre le géant
aux trois corps et voler son troupeau de bœufs
Le géant Géryon est aujourd'hui le capital et toutes les théories
dépassées qu'il a générées. La première d'entre elles est la valeur travail;
elle n'est qu'une de celles qui sont saturées dans le paradigme postmoderne,
tout comme les valeurs de la république, de la démocratie, de l'égalité ou de
la liberté.
Il ne s'agit pas ici de céder sur l'essence de la notion, mais à
la saisir au concret, en l'articulant aux réalités inévitables, même si elles
nous heurtent. La sociologie compréhensive peut nous y être de grand intérêt;
c'est pour cela que je dis qu'il nous faut une politique compréhensive.
De fait, ce n'est pas l'effort qui a perdu sa valeur, mais sa
forme actuelle qui en fait un travail désincarné. Ainsi, l'économie solidaire
ne fait rien d'autre que réinventer cette valeur travail saturée en insistant
sur l'intéressement qui est à son plus élevé degré dans la solidarité. Elle
montre bien que Keynes est dépassé avec son salaire imposant la peine, ne
serait-ce que pour la forme, dans l'application qu'on en fait.
Je rappellerais juste deux vérités, une théorique et une autre
pratique, pour mieux saisir ce phénomène rétif à notre intelligence
conditionnée par les concepts de la modernité. La première est celle de la
rareté qui fait la valeur. Or, ce qui est gratuit est ce qui est le plus rare
aujourd'hui en un monde où tout se paye ou se fait payer, surtout la
non-valeur.
La seconde est celle du cœur battant de notre monde d'aujourd'hui
qui est l'espace virtuel de l'Internet. Celui-ci est fondamentalement basé sur
la gratuité; les logiciels Open Source étant là pour le confirmer.
D'ailleurs, ce qui était une hérésie il y a peu a été adopté
récemment par le géant Apple connu pourtant par l'âpreté au gain outre
l'ingéniosité de son système d'exploitation; en effet, il a offert gratuitement
la dernière mouture d’OS X. Il nous faut donc sortir des schémas antiques de
l'économie et oublier que la gratuité, ce géant mythique, est l'ennemi d'une
saine croissance.
Il suffit de changer nos postulats et nos axiomes en une époque où
ce sont les sens qui dominent et l'émotionnel. Et je terminerais juste avec un
exemple à méditer se rapportant au secteur de la presse écrite qui vit une
terrible crise, où les gratuits se portent bien mieux que les titres payants, y
compris les plus prestigieux.
11. Rapporter la
ceinture d'Hippolyte, fille d'Arès et reine des Amazones
Le monde ayant donc changé, il nous faut impérativement modifier
nos mentalités. Or, comme la postmodernité suppose le retour de la
spiritualité, il nous faut retrouver nos valeurs spirituelles vivantes, bien
préservées dans notre culture et notre foi, au-delà de ses rites, car elle est
d'abord un trait identitaire, une culture avant d'être un culte.
C'est ce que n'a pas su faire en Tunisie Bourguiba qui a été un
faux laïc. S'il avait été démocrate, il aurait certainement fait gagner
énormément de temps à son pays. Au lieu de heurter inutilement le sentiment
religieux du peuple avec des attitudes de provocation ne servant que son culte
de la personnalité, il aurait dû et pu poursuivre la réforme de l'intérieur de
l'islam, car il n'a été en quelque sorte qu'un continuateur des réformateurs de
l’islam de Tunisie et d’ailleurs. Et l'islam s'y serait prêté à merveille avec
l'aide des institutions du pays notamment celles informelles qu'il vilipendait,
comme le soufisme.
C'est d'un espace de démocratie bien réelle qu'il nous faut, où
l'avis et son contraire cohabitent paisiblement, y compris et surtout en
matière religieuse, que ce soit la vision spirituelle que nous connaissons ou
la religion civile qui est actuellement le dogmatisme laïque empoisonnant
nombre d'esprits se croyant au-dessus de tout soupçon.
La ceinture représente donc ici les retrouvailles avec l'esprit
islamique plus conforme à ses origines au-delà des lectures réductrices qui
l’ont défiguré dans la tradition musulmane qui nous est restée et qu'il faut
renouveler par un nouvel effort d'interprétation que commande d’ailleurs cette
religion.
Il s'agit en quelque sorte de reprendre l'œuvre bourguibienne en
la remettant sur pied, loin du moindre culte, qu'il soit celui de la
personnalité ou d'une institution religieuse officielle déconnectée des
réalités populaires qui sont bien moins intégristes qu'on le croit.
Dans le mythe, la ceinture symbolise l'objet recherché pour sa
valeur symbolique. Les cultures traditionnelles en faisaient une pièce
vestimentaire essentielle, à haute valeur symbolique; c'est un peu ce qu’a fait
le président Marzouki avec son burnous, mais juste en termes d’affichage sans
contenu réel.
Cela peut aussi être l'étui phallique dans certaines tribus
manifestant leur vision apaisée du sexe; il y avait bien des dieux phalliques
dans les sociétés anciennes avant que la conception puritaine judéo-chrétienne
ne vienne faire du sexe un péché.
Or, chez les Arabes, et même en islam, le sexe n'est pas un péché
du moment qu'il est pratiqué selon les exigences de la nature, laquelle peut
même être originale, notre religion étant conforme à l'instinct humain.
12. Ramener vivant
l'énorme sanglier d'Érymanthe
Le sanglier à ramener vivant est cette bête gigantesque qui
terrifie les musulmans, et qui est la fausse sacralité érigée en islam faisant
des apparences une idole, alors que notre foi a aboli toutes les idoles. En
islam où la foi est d'abord dans les cœurs, l'apparence de sainteté compte peu;
c'est l'intention qui compte. En effet, il y est établi que face à la sagesse
divine, le savant est celui qui se reconnaît être un ignorant.
Or, on a importé en cette religion iconoclaste par excellence le
culte des icônes par un attachement au comportement ostentatoire. Pire,
l’attachement au texte écrit du Coran, quitte à violer son esprit, est
contraire à l'essence de l'islam. Car en dehors des questions du dogme, son
interprétation relève du droit et de l'obligation de l'effort que commande et
recommande fortement la religion elle-même, allant jusqu'à rétribuer l'erreur
du moment qu'elle est sincère et qu'elle s'inspire des visées de la Loi divine
et de ses intentions.
C'est l'esprit dogmatique essentialiste contraire à l'essence de
la religion dont il nous faut nous défaire en n'oubliant toujours pas que
l'islam est le sceau des révélations et qu'il est, pour le musulman, la
religion universelle par excellence. Ce
qui ne peut se réduire au culte purement musulman bien moins important que la
croyance plénière qui est le monothéisme abrahamique dont l'islam est la
manifestation juste et pure. C’est d’un colonialisme mental contrôlant
l’imaginaire musulman qu’il faut libérer les esprits, y compris ceux supposés
modernistes, faisant rimer islam avec sous-développement.
Publié sur Contrepoints