Jerba la douce, Jerba la battante : l'île originale
Notre île Jerba est réputée, touristiquement, être douce; c'est assurément la douceur dont parle Jean de la Fontaine dans Phébus et Borée, qui « est souvent plus efficace que la violence pour obtenir un résultat ».
En effet, l'île est le berceau des idées arrêtées, tant en matière politique que religieuse. C'est le terreau d'une vision radicale des choses qu'on incarne avec cette douceur des battants sûrs d'eux-mêmes, sûrs de leurs convictions.
C'est ce que nous donne à voir l'histoire théologique de cette île originale , improprement appelée l'île des Lotophages qui serait plutôt Kerekennah.
Une île fière de son originalité
Si l'île est connue pour être le foyer des commerçants les plus réputés de la Tunisie, au point que jerbien est quasiment devenu synonyme de marchand ou d'épicier, elle n'a pas que le commerce pour lettres de noblesse.
Ainsi abrite-t-elle la synagogue juive de la Ghriba, un site sacré qui fait la fierté de toute l'île et non seulement d'une communauté juive aussi discrète religieusement qu'active économiquement et fervente patriotiquement.
Cela n'est pas pour rien dans la réputation internationale de Jerba aux côtés de ses superbes plages et la douceur d'y vivre. C'est que l'île est une terre ouverte à l'altérité; elle est l'altérité même, ce qui fait tout son charme inimitable.
Un creuset d'Hommes libres, les Amazighs
L'île est essentiellement peuplée de Berbères, ces Hommes libres ou Amazighs, premiers habitants du Maghreb. La langue amazighe y est d'ailleurs couramment parlée, encore une fierté îlienne !
À cette spécificité l'île a toujours été attachée, cultivant un goût pour l'indépendance depuis que l'islam conquérant l'a forcée à subir la loi du vainqueur en l'an 47 de l'hégire.
Une telle volonté d'autonomie est bien ancrée dans l'inconscient des insulaires que taquine régulièrement le démon de la rébellion, les amenant à contester de tout temps le pouvoir central qui a souvent eu, au long de l'histoire, bien des difficultés pour garder l'île soumise à son autorité.
Les habitants de l'île ont été aussi de vaillants corsaires bataillant contre les chrétiens en Méditerranée du temps de la course.
Mais Jerba est surtout réputée pour être également la terre du plus contestataire des courants religieux de l'islam, le kharijisme. Il est toutefois de la tendance modérée des Ibadhites.
Le foyer du kharijisme Ibadhite
L'île abrite en effet les descendants de Abdallah Ibn Ibadh de Tamim, mort en 705 après J.-C. (86 de l'hégire) et dont l'étoile a brillé du temps du calife omeyyade Abdemalek Ibn Maoruane.
Au Maghreb, ce courant éminent du Kharijisme a commencé par s'installer à Tripoli, puis dans les monts Naffoussa et dans la région du zeb algérien. Et c'est ce courant qui a été à l'origine de l'émergence de la dynastie roustoumide au Maroc dont le fondateur était Abdelwaheb Ibn Roustom. Son apparition a d'ailleurs entraîné une division du courant ibadhite, notamment en Wahbia, partisans du fondateur de la dynastie, et Nakkaria, désignant ceux qui se sont opposés à lui.
Ces deux tendances ont par la suite rejoint l'île où était déjà installée et dominait une troisième tendance Ibadhite, celle de la khalafia, se réclamant de Khlaf Ibn Assamh.
De tout temps, les deux premières tendances, les Wahbias et les Nakkaras, ont entretenu une rivalité farouche, moins dogmatique que politique, trouvant sa source dans la lutte pour l'hégémonie sur l'île entre deux grandes familles opposées par leurs intérêts économiques. Ces intérêts sont tellement antagoniques qu'on a vu dans l'histoire des alliances d'une famille avec l'ennemi commun, allant jusqu'à lui livrer l'île par animosité à l'égard des frères ennemis., si l'on croit Al Abdari parlant au 13e siècle. D'ailleurs, dans sa Rihla datant du début du siècle suivant, Tijani qualifiait ces deux familles de véritables pharaons de l'île.
Une telle division théologique et économique divise aussi l'Île géographiquement. Ainsi, les Wahbia occupent le nord-ouest de l'île et les Nakkaria se concentrent dans le centre et l'est; le reste de l'île étant occupé par les plus anciens des Kharijites, les Khalafia.
Un esprit démocratique
La religion dans l'île est à forte sinon exclusive coloration kharijite ibadhite. On sait que cette tendance, parmi les Kharijites, est la plus proche du sunnisme majoritaire.
On sait aussi que les Ibadhites ne manquent pas d'emprunts aux rationalistes de l'islam que sont les muatazilites. Surtout, comme tous les kharijites, ils sont attachés à l'esprit démocratique, puisque le pouvoir en islam, selon la doctrine kharijite, peut échoir à tout un chacun des croyants aptes à gouverner. De plus, ils honorent le nécessaire devoir de déposer tout gouvernant injuste.
Rappelons, à ce sujet, que le célèbre homme à l'âne, devenu un prototype du rebelle du sud tunisien incarnant la soif d'égalité des zones déshéritées, était un ibadhite (de tendance nakkarite).
Il a d'ailleurs occupé l'île en 942 (331). Et malgré sa défaite, ses fidèles restèrent dans l'ile formant la seconde branche importante de ses habitants et y perpétuant son souvenir, rappelant au quotidien sa geste toujours vivace dans l'inconscient des originaires du sud tunisien.
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