Du bon sens dans le non-sens actuel
Le bon sens populaire est bien plus sage qu'on ne croit, et la sagesse est souvent tellement banale qu'on la perd de vue dans les montages sophistiqués destinés à tromper au point de tromper leurs propres auteurs.
Usons de cette antique sagesse pour mieux parler de la situation fort confuse que vit le pays. Et un peu à la manière socratique, reprenons certaines des questions pertinentes que se pose le plus commun des Tunisiens qui n'est pas moins perspicace en cogitation que le plus supposé doué de nos politiciens.
Parlons d'abord de ce qu'impliquent les terrorismes qui ont des visages multiples, évidents mais aussi cachés, bien plus dangereux pour notre pays et supposant des mesures déchirantes pour son salut.
Les élections ou le terrorisme, il faut choisir !
Il est clair que c'est la menace terroriste est le plus grave danger pour la Tunisie, son existence même, et non seulement pour sa transition démocratique. Pourtant, que voit-on ? Nos politiciens y pensent à peine et continuent à se diviser idéologiquement. L'union sacrée est certes évoquée, mais juste en purs mots et slogans creux dans cette langue de bois devenue la règle sur la scène politique.
Cela ne trompe plus en un temps où ne comptent désormais que les actions concrètes. Or, l'une de ces actions est d'être logique avec ce que l'on dit. Ainsi, si l'on a soutenu avec raison que la Tunisie est en guerre totale contre le terrorisme, cela suppose qu'elle le soit concrètement. Or, quand on est en guerre, et même pas totale, on ne se laisse pas divertir par l'accessoire. Et les élections ne peuvent qu'être accessoires dans ces conditions et ne doivent venir qu'après la victoire sur cette terrible menace qui est d'autant plus grave qu'elle ne concerne pas seulement la Tunisie, mais aussi toute la région, sa grande voisine l'Algérie en tout premier. Et l'expérience algérienne en matière de terrorisme n'est pas à négliger ni son poids sur le sort de notre pays. C'est ce qu'on semble finir par comprendre à la tête de l'État.
On nous dit que cette lutte contre le terrorisme est de longue haleine, et c'est un argument supplémentaire pour ne pas perdre de temps inutile à organiser des élections, d'autant plus qu'elles ne seront pas conformes aux attentes populaires en matière de transparence ni de résultat connu à l'avance. C'est ce qu'a compris le peuple qui les boycotte et les boycottera encore plus le jour du scrutin s'il a lieu effectivement.
Pourquoi donc tenir à ces élections en prétextant faussement une légalité et la démocratie qu'on bafoue? Il est bien clair que ceux qui ont tout fait pour que ces élections soient taillées à la mesure de leurs ambitions du pouvoir tiennent à ne pas voir tomber à l'eau tous leurs efforts. Il s'agit bien évidemment en tout premier lieu du parti islamiste qui ne veut plus lâcher le pouvoir quitte à le partager avec ses ennemis d'hier. Ce n'est un secret pour personne.
Aussi, il faut choisir : soit on veut réussir la lutte contre le terrorisme et tous les efforts du pays doivent être concentrés sur cette cause devenant nationale et exclusive, soit on n'a pas cette volonté et on continuera la comédie électorale d'une démarche démocratique purement formelle qui risque fort de nous amener à un chaos similaire à ce qui existe en Libye.
La stratégie double du parti islamiste
On le voit en Libye dont des volontés malveillantes veulent reproduire le scénario en Tunisie : les islamistes ne croient pas à la loi démocratique de l'alternance. C'est que leur programme idéologique a gardé ses tabous inconciliables avec la politique. Le parti Ennahdha au pouvoir a démontré aussi son imperméabilité à l'esprit démocratique malgré nombre de concessions. Il ne cède que sous la pression, mais jamais sur le coeur de cible de sa stratégie, sa raison d'être consistant à islamiser le pays, et ce de force s'il le fallait. Tous les moyens sont bons, à commencer par le mensonge de la langue de bois.
Malgré ses évolutions, le parti est resté une poupée gigogne gardant le fond de sa stratégie durant les années d'opposition aux régimes en place en Tunisie; il n'a que peu changé, se limitant d'ajouter une strate superficielle à cette stratégie pour faire bonne apparence. Pourtant, il aurait pu et dû le faire, en ayant eu la chance; et nombre de bonnes volontés l'ont sincèrement souhaité pour le pluralisme en Tunisie, à l'intérieur du parti comme à l'extérieur. Mai la preuve a été faite presque quatre ans durant que cela ne relevait que du voeu pieux, le parti ne pouvant encore raisonnablement, du fait de ses réflexes conditionnés, faire sa révolution culturelle et combler la faille béante qui le sépare d'une saine pratique démocratique. Cela n'est évidemment pas impossible, mais nécessite du temps et surtout une sortie du pouvoir. C'était même la conviction de son vice-président, cheikh Mourou, y conseillant vivement. Or, de cela, son parti ne veut rien entendre.
En effet, il est conscient que sa stratégie double, gardant plusieurs fers au feu, risque de se retourner contre lui une fois hors du pouvoir, ses ennemis irréductibles en face pouvant à tout moment lui demander des comptes sur sa proximité, même officiellement passée, avec le terrorisme.
Aujourd'hui, la seule façon pour Ennahdha de démontrer que ses efforts de conversion démocratique sont réels est d'accepter que la priorité des priorités ne soit plus les élections, mais la lutte contre le terrorisme; et il doit commencer par lutter contre les aspects mentaux de ce fléau chez nombre de ses membres et sympathisants. La meilleure façon d'y réussir et de quitter le pouvoir avec la garantie qu'on ne cherchera pas à lui réclamer des comptes pour un passé répudié, ce qui le terrorise à juste titre, ses erreurs ayant été graves.
Le compromis historique envisagé avec le partage du pouvoir après les élections entre Ennahdha et le parti de M. Béji Caïd Essebsi peut bien se réaliser, mais sans l'onction d'un scrutin bidon. Il doit l'être à travers la perpétuation de la formule du gouvernement de compétences — qu'on a au demeurant convenu de garder malgré les élections —, mais sans renouvellement de la légitimité perdue d'Ennahdha ni une nouvelle légitimité pour ceux qu'on taxe d'être des nostalgiques de l'ancien régime.
C'est bien meilleur pour la démocratie en Tunisie. En effet, une loi sociologique connue confirme qu'en l'absence d'État de droit, les libertés sont paradoxalement plus grandes en temps d'instabilité institutionnelle qu'avec des institutions stables.
Or, si la Tunisie, avec des institutions provisoires, arrive déjà difficilement à fonder l'État de droit, elle ne le sera plus demain sous des institutions stables, car les forces politiques en présence ne veulent déjà pas d'État de droit, juste du droit d'être au pouvoir et de s'en servir.
C'est l'État de droit qui est en cause avec les élections qu'on tient à organiser coûte que coûte bien que le pays soit en temps de guerre et n'en veuille pas . A-t-on jamais organisé des élections en temps de guerre ? Le moment étant grave, il est nécessaire de se concentrer exclusivement sur le salut du pays.
Une confiance mutuelle inexistante
Il est vrai, il n'existe pas de confiance de part et d'autre de l'échiquier politique; or, en démocratie, un minimum d'entente sur les valeurs cardinales de la société est nécessaire. En Tunisie, la seule entente possible entre les protagonistes politiques est la maîtrise du pouvoir, quitte à le partager, l'essentiel étant de ne pas le lâcher.
C'est cette absence de confiance qui a amené le parti islamiste à placer ses fidèles partout. C'aurait été assez légitime si ses affidés étaient par ailleurs compétents et animés de sens patriotique véritable en mesure, le cas échéant, de faire prévaloir l'intérêt suprême du pays sur les intérêts partisans. Cela n'a pas été le cas.
Au pouvoir, Ennahdha n'a en rien innové dans la pratique politique, usant des mêmes procédés que la dictature. D'ailleurs, c'est bien simple, le parti a gardé l'arsenal juridique répressif de l'ancien régime pour s'en servir. Et s'il a cédé sur certains droits et libertés lors de la rédaction de la constitution, il a gardé la ferme volonté de les laisser lettre morte tout en violant quotidiennement l'État civil que la Tunisie est censée être désormais. Le dernier ramadan en a donné une illustration éloquente ainsi que les harangues publiques dans les rues et les places publiques où la religion est politiquement instrumentalisée.
C'est ce qui explique le tollé suscité par la dernière mesure du président de la République, la goutte faisant déborder le vase du dévergondage du politique au service de l'idéologique. La fameuse réhabilitation de militaires écartés de l'institution aurait relevé de la justice rendue, si on n'a voulu dans le même temps placer des fidèles dans une institution encore assez indépendante de la politique.
On sait d'ailleurs que la coutume, confirmée par le droit, veut qu'un cadre écarté injustement depuis longtemps de son institution d'appartenance n'y revienne pas, étant juste dédommagé et son droit reconnu. C'est ce qu'on a appliqué à nombre de cadres dans d'autres institutions, comme les Affaires étrangères, où on n'a même pas voulu reconnaître pour d'aucuns leurs droits pourtant avérés. On aurait été plus crédible avec les militaires de Barraket Essahel si l'on n'avait pas osé pratiquer en la matière deux poids deux mesures.
Des friandises pour l'affamé
Pour cultiver l'entente manquante et ramener la confiance absente, il n'y a pas mieux que la formule du Dialogue national et le non-recours au formalisme des élections qui ne servira qu'à déprécier encore plus la politique aux yeux du peuple et dénaturer la démocratie déjà en crise partout dans le monde.
Le gouvernement de compétences doit faire preuve de sa réelle indépendance par rapport aux intérêts politiques et idéologiques; il semble y arriver enfin eu égard à la gravité de la situation. Affirmer son indépendance des intérêts partisans, c'est donner de l'efficacité à son action et de la crédibilité.
La responsabilité d'un gouvernement en temps de guerre est d'être le seul maître à bord et de se délester de tout ce qui est de nature à contrecarrer une stratégie prioritaire tout en la définissant clairement. Or, la mission première du gouvernement n'est pas, comme on tient à le dire, dans la tenue des élections, ce qui est du ressort de l'ISIE, mais bel et bien de sauver le pays des plus graves de ses maux, le terrorisme.
Cela suppose aujourd'hui l'acte courageux déjà évoqué consistant de suspendre des élections dont l'issue sera bien pire pour la transition démocratique que leur report. Il urge, en effet, que les complicités diffuses existant dans le pays avec les terroristes, aussi bien dans son tissu sociologique qu'au niveau des mentalités, soient d'abord éradiquées, ce qui permettra de clarifier la situation, seule manière sérieuse de rétablir la paix et d'envisager des élections qui auront alors un peu plus de chance d'être plus ou moins crédibles.
Tenir les élections ainsi que prévu, c'est signer la victoire des terroristes, étant donné les ombres qui n'ont toujours pas été levées sur les nombreuses complicités objectives qu'ils semblent posséder en notre pays, car même de simples intentions velléitaires restent dangereuses en puissance, étant de nature à prendre forme, basculer dans l'horreur à la faveur de la confusion qui marque le pays et sa classe politique durera. Y barrer la route, c'est agir pour un sursaut patriotique généralisé. Plus que jamais donc, le sens populaire est à faire prévaloir en évitant de juste donner des friandises à un affamé.
Publié sur Leaders