Gramsci parlait d'intellectuel organique en mesure de comprendre son peuple et de faire entendre sa voix en indiquant une direction, cette voie qui est la voix du peuple.
C'est de cela que nous manquons dans le monde arabe. Et c'est bien ce qui a été noté sous toutes les coutures lors de la rencontre organisée à Gammarth les 17 et 18 mai par la fondation Moulay Hicham, traitant des intellectuels arabes et des transformations historiques qui agitent leur monde.
Partant du constat que les intellectuels s'adonnent de plus en plus à la politique, ce qui est nécessaire pour atteindre à l'organicité précitée, on a relevé et regretté, M. Djaït en premier, leur appétit exagéré pour le pouvoir.
C'est ici que se situe le nœud du problème. En effet, on a hérité de l'Occident une conception de la politique basée sur le jeu partisan; or, par définition, un parti n'a en vue que la conquête du pouvoir. Aussi, prétendre moderniser le pays selon les canons de la démocratie occidentale et reprocher en même temps aux acteurs l'appétit du pouvoir relève du non-sens.
Il est vrai, toutefois, que ce n'est pas de pareille pratique de la politique que nous avons le plus besoin. Ce qui fait problème donc, c'est notre vision dépassée de la politique — une vision qu'on croit indépassable — faisant du système partisan et de la représentation électorale le nec plus ultra des régimes démocratiques.
Aujourd'hui, en Tunisie, on voit les partis s'affairer à reconquérir le pouvoir pour renouveler une légitimité perdue; et ils tiennent pour cela à organiser des élections nationales qui seront irrémédiablement un échec. Car, d'abord, le peuple s'en désintéresse et il suffit de le fréquenter pour le savoir. Au mieux aurait-on un taux de participation similaire à celui de la dernière élection. Une catastrophe pour la démocratie.
Ensuite, car le scrutin retenu est taillé sur mesure pour les ambitions des grands partis, ce qui reconduira, à peu de choses près, l'actuelle assemblée; il y aura donc une coalition, certes nouvelle, mais nullement inédite puisqu'elle consistera à allier aux islamistes des laïques, leurs ennemis d'hier, et ce au nom de la nécessaire autorité à rétablir de l'État quitte à ce qu'il redevienne hégémonique comme avant.
On sait parfaitement, pourtant, que la démocratie n'est plus représentative, étant désormais participative, et l'urgence est de ramener le peuple à la politique moyennant les seules élections de nature à l'intéresser, à savoir des élections locales. Il faut rappeler ici, pour la vérité historique, que c'est ce que disait le président de la République Marzouki avant que le pouvoir et ses délices ne le changent.
Or, il est encore temps de réparer la grosse erreur qui est en train d'être commise avant l'irréparable. Il suffit que l'assemblée du peuple décide, dans un saut salutaire pour sauver le pays des affres qui s'annoncent, le report des élections nationales et l'organisation à leur place d'élections municipales et régionales avec la modification qui s'impose du scrutin pour se rapprocher du mode uninominal rationalisé responsabilisant le futur élu.
C'est ce que disent des intellectuels qui font la politique sans être attirés par le pouvoir. Contrairement à ce que semble croire M. Djaït, ils existent bien, même si leur terrain d'action n'est pas fait de plateaux de télévision ou de médias classiques, devenus des pages et des plages de variétés, mais de sites virtuels et de rencontres directes avec le peuple.
Ces intellectuels sont véritablement organiques et leur parole — encore assez inaudible — représente mieux l'opinion publique tunisienne véritable que l'opinion publiée. Et l'opinion populaire est pour une démocratie participative.
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