Quand M. Ghannouchi use d'une langue politique morte
Ennahdha a fêté ses députés à l’Assemblée samedi dernier alors que
le peuple, dans son écrasante majorité, arrive difficilement à joindre les deux
bouts et n'a nullement la tête à fêter quoi que ce soit. Ainsi, ces députés qui
sont déjà rétribués au-delà de toute décence au vu de leur comportement
inqualifiable s’offrent-ils le droit de festoyer au moment où l’on demande au
peuple de serrer encore plus la ceinture !
Et il ne s'agit nullement d'exagération puisque je le mesure tous
les jours, sur le terrain, dans la Tunisie profonde, un pays sinistré,
abandonné par ses élites.
Quelle était la motivation d’une telle nouvelle ineptie? Saluer
ses députés pour avoir « offert à la Tunisie une des plus grandes
constitutions depuis la constitution de Médine », Ghannouchi dixit ! Il
est vrai, comme le dit encore le gourou d’Ennahdha, la constitution « englobe
l’islam et la modernité, l’islam et tous les principes de l’humanité ».
Toutefois, le chef d'Ennahdha aurait été sincère s'il avait reconnu que ce ne
fut ni l’œuvre de ses députés ni seulement des autres élus, y compris les
démocraties. Ce fut d’abord et avant tout sous la pression de la société civile
que cette constitution prit forme; et ce ne fut pas par la volonté des
islamistes, mais contre leur bon vouloir.
Alors, jusqu’à quand continuer à prendre le peuple tunisien pour
des idiots? Jusqu’à quand se référer au passé mythifié lorsque le présent est
rayé, justement du fait de son aspect dramatique à voir, terrible à vivre pour
les plus pauvres de nos concitoyens?
On sait que M. Ghannouchi est passé maître dans l’art de
l’amalgame, mélangeant — comme ne
l’autorise pas la religion dont il se réclame — le vrai au faux, tirant
avantage de la confusion des valeurs au nom de la nécessaire ruse qu’impose la
guerre. Pour lui, comme pour nos autres politiciens, la vie politique est une
guerre permanente.
Le problème est que si guerre il y a, c'est d'abord celle
d'intérêts politiciens; ensuite, c’est le pauvre peuple qui en fait les frais, puisqu'il
constitue alors les munitions d'une telle sale guerre. Enfin, il est impossible
de construire en état de guerre alors que le pays a besoin de reconstruction et
non de destruction continue.
Dans ce galimatias de
peu du vrai, cachant un bien trop de faux, M. Ghnnouchi ne dit juste que quand
il justifie la volte-face de son parti au sujet de l’exclusion des responsables
de l’ancien régime, affirmant que la décision revient au peuple. Or, il a tout
fait pour subtiliser cette décision au peuple en tricotant à sa mesure, et
celle de son nouvel allié stratégique, un mode de scrutin qui reconduira
l’exclusion du peuple que nous avions avec l’élection dernière.
En effet, tous les spécialistes objectifs le savent et le disent :
le mode de scrutin retenu est taillé sur mesure pour les ambitions des grands
partis en ne faisant qu’écarter des instances du pouvoir le peuple que n'est
susceptible de ramener en politique qu’un scrutin uninominal emportant
redéfinition du rôle de l’élu sous forme de contrat de mission.
Ne se contentant pas d’agir contre les appels de plus en plus
audibles en vue de l’organisation des seules élections respectueuses de la
souveraineté du peuple et son droit à s’autogérer que des municipales et des régionales,
M. Ghannouchi défend les privilèges de ses élus en se prononçant pour leur
maintien.
Prétendant que c’est violer la constitution que d’appeler à
l’autodissolution de l’Assemblée, il ne fait que se prononcer pour les
avantages exorbitants des députés. Car c’est le maintien d’une assemblée qui a
été élue pour rédiger une constitution qui viole l’État de droit qu’on est loin
de mettre en place avec une pareille mentalité partisane.
Aujourd’hui, ce ne sont plus les partis qui représentent le
peuple, mais c’est le peuple qui se représente directement ou à travers sa
société civile. Il ne sert à rien de vouloir organiser des élections
nationales quand le peuple entend
gouverner lui-même ses localités et ses régions grâce aux compétences apolitiques
qui ne manquent pas au pays.
On l’a vu hier à Sidi Bouzid, et on risque de le revoir plus
souvent un peu partout en Tunisie profonde : il y a un rejet de la politique
politicienne pour l'instauration d'une démocratie de responsabilité et de
participation. Il est temps pour nos dirigeants de se reconvertir dans une
politique qui soit éthique (une poléthique) en abandonnant leur légendaire
langue de bois; sinon ils risquent d’être emportés assez vite par une histoire
en marche qui ne pardonne pas à ceux qui cherchent à contrarier son cours.
Or, le discours de M. Ghannouchi est une parfaite illustration de
cette pratique éhontée d’une langue usée, morte depuis longtemps et qui, même
si quelques gérontes de la politique peuvent en déchiffrer la signification,
est refusée irrémédiablement par un peuple qui ne croit plus que dans la
démocratie directe et participative, participale même.
Publié sur Leaders