Pas de capitalisme sauvage en Tunisie !
Il y a quelque aberration en Tunisie, quelque chose de vicieux
auquel il urge de ne pas se laisser aller; sinon c’est d'une tare que sera
marqué notre pays, relevant de l'escarre sans détersion, faisant les pires
dégâts à notre santé. Et il est question ici de santé physique tout aussi que
mentale.
Des pratiques de capitalisme sauvage
On nous parle, sans état d’âme, de destruction de la récolte de
pomme de terre, trouvant cette ineptie absolue logique et la défendant. Plusieurs
tonnes ont été détruites alors que nombre de nos concitoyens ne trouvent même
pas de quoi se nourrir. Pour quelle raison? S’agit-il d’un problème de santé,
quelque raison empêchant de crier à la folie, manifester sa désolation ? Eh
bien non ! La cause en est l’absence de circuits de commercialisation, outre
une baisse de la demande du marché.
Encore une fois, alors que l’on réjouissait d’une bonne production
cette année, le marché et sa loi inhumaine s’invitent en notre pays, imposant
sa loi d’airain. Peu importe si c’est immoral, car c’est conforme à la logique
du marché; belle logique, de cette beauté du diable, assurément !
Hier déjà, la même logique d'un tel marché inhumain a fait déverser
des tonnes de lait dans nos rues, sous les yeux ébahis des plus pauvres et de
leurs enfants, n’arrivant plus à en avoir. Ce fut aussi pour des raisons
semblables, triviales, sinon criminelles, dans un pays pauvre où la loi
première doit être la solidarité avec les plus démunis, d’abord et avant
tout.
Voilà la Tunisie que veulent certains des nôtres ! Et ils sont
fermement soutenus par des capitalistes en rupture de ban avec les évolutions
que le capitalisme occidental a été contraint d’adopter pour survivre. Ils ne
font que substituer à la loi de Dieu, une loi du marché, impitoyable avec les
démunis, ne se souciant que de profit; encore et toujours plus de profits est
leur seule loi. En cela, ils ne sont guère différents des terroristes, nos
intégristes salafis; les uns tuent physiquement au nom d'une foi religieuse
caricaturée, les autres massacrent moralement au nom d’une foi profane
surannée. Dans les deux cas, c’est le peuple paisible de Tunisie qui trinque,
ce peuple si zawali.
Or, cela ne peut ni ne doit durer ! Il est plus que temps que nos
consciences, toutes tendances confondues, se réveillent à la réalité des leurs
et donnent enfin un coup de pied à la fourmilière de leurs idées convenues et à
l’économie de papy. Il est plus que temps que l’on ne se contente plus des lois
classiques de l’économie et qu’on fasse en Tunisie, le pays ne pouvant
supporter un capitalisme sauvage, une «social-économie», un développement
solidaire inclusif imaginatif. Manque-t-on à ce point de talent et d’imagination
au pouvoir ou est-ce la conscience éthique qui manque au nom d’un soi-disant
principe de réalité, non seulement réducteur mais également suicidaire ?
Apologue de l'acacia d'Afrique
Nous croyons qu'il est une mesure à ne pas dépasser en tout; en
politique, en Tunisie, c'est une sorte de «poléthique» tenant compte des traits
essentiels du Tunisien marqué par une forte et saine spiritualité. S'il est
légitime d'ancrer la Tunisie au système économique de l'ère à laquelle elle
appartient géostratégiquement, il est illégitime de le faire selon les
techniques surannées qui n'ont même plus cours en Occident. En matière de
valeurs essentielles, on ne peut pratiquer — surtout pas aveuglément — la
technique de l'externalisation dans notre pays de ce que l'État de droit occidental
réprouve.
Il est vrai que la Tunisie est réputée paisible et son peuple
conciliant. Mais, et je le redis ici, c'est un pays acacia. Cet apologue réfère
à l'acacia d'Afrique qui pousse au beau pays ayant offert au monde la
conscience juste que fut Mandela. Cet arbre a la particularité d'avoir un
feuillage qui devient amer et toxique à un certain moment, alors qu'il ne l'est
pas à l'origine. Il s'agit d'un phénomène naturel que la science constate, mais
ne comprend pas encore.
La plus sérieuse des explications est qu'il s'agirait d'une
réaction chimique de défense de la part de la plante quand on s'attaque à son
intégrité. En effet, on a constaté que ce phénomène étonnant se déclenchait
imparablement après que des animaux venus brouter le feuillage de l'acacia
continuent à le faire au-delà d'un certain temps.
Ce mécanisme est infiniment sophistiqué, en ce sens qu'il ne se
déclenche pas sans raison et toujours en présence d'un herbivore; mais jamais
de suite, plutôt au bout d'une dizaine de minutes. Les scientifiques en
concluent que l'acacia veut bien être brouté, mais pas dévoré.
Concrètement, c'est quand ses feuilles sont mangées au-delà d'un
certain taux, généralement au bout de dix minutes donc, que la plante émet un
courant électrique qui la traverse de bout en bout, produisant un tanin qui
commence par rendre la digestion des feuilles difficile avant de se transformer
en poison mortel. Ensuite, elle se met à diffuser un gaz éthylène qui se
propage dans le vent, touchant les autres acacias.
Les savants, notamment ceux relevant de la science appelée
bio-psychokinèse, considèrent qu'il s'agit d'une réaction « intelligente » de
la part de la plante, des mesures de protection destinées à se protéger contre
les prédateurs et à alerter les plantes voisines de même espèce contre l'ennemi
commun.
Voilà un phénomène scientifiquement prouvé, même s'il reste encore
inexplicable rationnellement, sur la capacité de défense que possèdent les
plantes que des chercheurs sérieux dotent même de certaines aptitudes humaines,
comme celle de voir et d'entendre.
Sagesse d'un pays
Notre propos n'étant pas de s'interroger sur ces phénomènes
surprenants de la nature, nous en tirons juste la parabole que la Tunisie est
comparable à cette plante africaine, en ce sens que c'est un pays au peuple bon
enfant, où il fait bon vivre, mais à la condition de ne pas chercher d'en
profiter plus que de mesure ou de raison.
La Tunisie est à l'exemple de l'acacia d'Afrique; elle est
consciente de la nécessité de dépendre d'autrui, mais dans un rapport qui soit
équilibré, sans excès. C'est un pays dont le peuple est assez mûr pour évaluer
à sa juste valeur son statut en ce monde et le rôle qui lui est dévolu dans le
concert des nations. Ce rôle est certes fonction de sa situation actuelle, bien
modeste, mais il est aussi à la mesure de son passé, grandiose. Naguère,
Bourguiba incarna cet esprit à merveille, y ajoutant toutefois une déformation
qui lui était étrangère, son culte de la personnalité.
Or, la Tunisie est un pays qui vient de se réveiller à son propre
être au bout d'un sommeil qui n'a annihilé aucune de ses aptitudes naturelles,
bien spécifiées par son grand poète Chebbi, dont la justesse et l'acuité sont
rappelées par une sagesse populaire quotidienne. Aujourd'hui, ce peuple sage
est bien conscient de la petitesse de ses dimensions multiples, mais tient à sa
dignité, car éveillé à sa grandeur d'âme et sa fortitude, issues de valeurs
inaltérables vécues au jour le jour. Une telle dignité commande qu'il soit traité,
au pis, en ancien mineur ayant accédé à la majorité démocratique, et
nécessitant un traitement d'égal à égal en termes de relations internationales
sages et équilibrées.
La Tunisie veut bien que les capitalistes nationaux et
internationaux trouvent sur sa terre accueillante un marché pour s'y adonner à
leurs affaires; mais elle exige que son peuple ne soit pas traité moins bien
que les marchandises et demande que la conscience soit intégrée à la politique
qui soit compréhensive, s'adonnant à une éthique de l'esthétique de la poétique
sociale.
Elle pense aussi que si l'on veut arrimer solidement le pays au
système occidental cela doit se faire dans le cadre d'un rapport qui soit
« gagnant-gagnant », supposant une intégration totale à ce système, non au
rabais. Car on ne peut lui demander d'être le meilleur élève du système
capitaliste tout en exigeant que cela se fasse dans un statut second, comme d'ériger
dans une démocratie un statut de seconde zone pour les citoyens égaux par
définition. Or, des mesures telles que celles évoquées ci-dessus ne font que
confirmer la division du pays en privilégiés et en exclus d'une vie de dignité.
Voici donc ce que la Tunisie, pays acacia d'Afrique, dit à ces dirigeants
et leurs partenaires et amis d'Occident : broutez des délices de ce pays, mais
n'exagérez pas et pensez à son droit à brouter des vôtres; sinon la nature se
révoltera. En effet, comme elle a horreur du vide, la nature — surtout humaine
— a horreur de l'injustice, particulièrement lorsqu'elle est flagrante et qu'on
cherche mensongèrement à le nier.*
Ce billet est une actualisation de l'article :
Publié sur Leaders