La nouvelle bataille de Méditerranée
Aux plus noires heures de l'humanité, quand
l'Europe pliait sous le joug de l'innommable, la chape de plomb nazi la coupant
du monde libre, en faisant une citadelle de la haine et de l'arrogance inhumaines,
le salut est venu du sud de la Méditerranée avec les forces de la liberté,
missionnaires de la solidarité.
Un nazisme mental
C'est à partir de nos côtes maghrébines, après
des batailles décisives sur nos terres où le sang tunisien coula à flot pour le
salut de l'autre, cet autre soi-même, que l'Europe retrouva sa liberté. À cet
élan de solidarité unifiant les forces du bien contre le mal nazi, les enfants
de Tunisie furent nombreux à contribuer, s'offrant à une cause qui n'était
formellement pas la leur, mais dont ils faisaient leur plus noble cause.
Aujourd'hui, c'est une pareille bataille qu'il
nous faut livrer, puisque nous voyons renaître un nazisme mental en Europe. Et
il se manifeste par une politique migratoire insensée, transformant notre lac —
qu'on aurait aimé être de paix — en ce tragique lieu d'un holocauste moderne
selon les propres termes d'une voix européenne autorisée.
La haine et l'exclusion de soi, l'autre étant donc
notre propre reflet, progressent en Europe qui ressemble de plus en plus dans
les mentalités aux camps de triste mémoire. Fermée à la libre circulation, l'Europe
force à la clandestinité des travailleurs qu'on n'hésita pas à faire venir, par
tous moyens, même dans l'illégalité, quand on en avait besoin. Le pire, c'est qu'une
telle mythologie de l'immigration alimente le terrorisme et le rejet d'autrui;
terrorisme et intégrisme qu'on dénonce par ailleurs dans un jeu qui aurait été
puéril s'il n'était insensé et criminel du pompier pyromane !
Hier M. le président du gouvernement tunisien a
brossé un tableau noir de la situation en Tunisie, exhortant ses compatriotes
au travail; mais il a omis l'essentiel qui est la cause de l'absence de
confiance des masses en leurs élites. C'est que le Tunisien n'est ni fainéant ni
bête, et il sait que son pays ne s'en sortira pas sans sacrifices douloureux.
Or, il est prêt à faire les sacrifices nécessaires si tout le monde en fait de
même, et s'il a une cause digne de sacrifices.
Le Tunisien voit bien cependant qu'il existe
toujours dans son pays une minorité de privilégiés, une pléthore de
passe-droits, d'injustices flagrantes, et il n'accepte plus de payer pour les
profiteurs, quitte à aller à la catastrophe; au moins irait-on ensemble, se console-t-il à tort ou à raison. De plus,
on ne lui propose aucune cause valant le coup de s'y sacrifier. Et il sait que
la Tunisie, quoi qu'en en dise, n'est pas si mal lotie en richesses bien mal
distribuées, et qu'elle ne saurait s'en sortir sans le soutien sérieux et sans
arrière-pensées de ses partenaires
d'Occident.
Le salut tunisien de l'Europe
C'est dans le cadre de l'espace méditerranéen
que se trouve le salut de la Tunisie. Et c'est aussi en Méditerranée, véritable
cœur de l'Europe, qu'est l'espoir de sortie de la crise européenne. L'Europe
doit renouer avec son esprit de conquête qui ne peut s'incarner qu'en étant
tourné vers le sud de l'Europe en un partenariat de nouvelle génération dans le
cadre d'un espace de démocratie et de libertés. Sa crise actuelle est d'abord
mentale, ses manifestations économiques ne faisant que traduire la saturation
des modèles politiques et idéologiques utilisés pour la résoudre.
La Tunisie est aussi le cœur battant de cette
Méditerranée qu'on transforme à force d'aveuglement coupable en cimetière. Faisons-en
donc celui des idéologies dépassées de l'exclusion; osons marcher sur ses eaux
! Il nous faut de part et d'autre de cette mer commune créer un espace de
démocratie où communieront les peuples libres de circuler et appartenant à des
pays démocratiques ou en train de le devenir.
La Tunisie est dans cette situation. Elle reçoit
un hôte de marque aujourd'hui aux profondes convictions méditerranéennes avec une
ambition pour une solidarité accrue entre deux rives devenues ennemies. Qu'on
l'aide de notre part à faire le pas décisif !
Hier, j'ai appelé M. Renzi à être l'avocat de la
Méditerranée, espace de démocratie où les hommes comme les marchandises
circuleront en toute liberté dans le cadre d'un système sécurisé, celui du visa
biométrique de circulation pour les humains. Or, le ministère d'avocat n'est
utile que s'il est sollicité;
alors, que la Tunisie fasse, à l'occasion de cette visite, une demande
officielle d'intégration à l'Europe avec comme immédiate manifestation la libre
circulation pour ses ressortissants !
De la
sorte, nous offrirons une cause à nos citoyens, leur redonnant confiance en
leurs élites, pour le moins. Car la circulation est créatrice de richesses, et
tant les clandestins en Europe qui pourront alors revenir en leur pays quand
ils le voudront, que nos jeunes chômeurs empêchés de bouger, sont porteurs
d'espoirs. Tant de projets économiques viables, aussi bien en Tunisie qu'avec
l'Europe, alimentent leurs rêves, mais ils ne peuvent les concrétiser du fait
de la fermeture aberrante des frontières.
Cette bataille d'Europe, il nous faut l'engager,
car elle nous aidera à consolider notre démocratie naissante et à dynamiser
l'esprit d'entreprise de nos jeunes et de nos entrepreneurs, remettant au
travail tout le peuple dont on aura ainsi reconnu la dignité et qui aura enfin
une cause et un statut reconnu à honorer. Elle nous permettra surtout de
réaliser le saut qualitatif dans le nouveau monde en gestation qui ne peut
continuer à tourner dans le vide, les outils anciens n'étant plus d'aucune
utilité, nous engageant non seulement dans une impasse, mais nous poussant
droit au mur. Et l'échec de la Tunisie ne saurait qu'aggraver la crise en
Europe.
Notre devoir d'humanistes
C'est de notre responsabilité d'innover aujourd'hui
en diplomatie en osant tenir autre chose que la langue de bois habituelle, continuant
d'aller dans le sens des desiderata des instances européennes actuelles qui
agissent sans le savoir à faire de notre Méditerranée un lac de guerre. Nous
devons rompre avec notre politique dénuée de vertu, nous amenant à signer avec
l'Union européenne cet accord honteux d'un soi-disant partenariat pour la
mobilité et qui n'est que celui de l'immobilité.
En l'occurrence, il ne s'agit de l'avis de tous
les experts sérieux et honnêtes que d'un dispositif supplémentaire qui, au
prétexte d'octroi de facilités fallacieuses pour l'obtention de visas, bétonne
encore plus le système sécuritaire européen aussi criminogène qu'inefficace, et
ce en s'assurant notre complicité active. C'est un affront caractérisé pour
l'esprit de notre révolution qui est celle de la liberté et de la dignité,
doit-on le rappeler.
Alors, M. le président du gouvernement, osez
être en phase avec votre peuple et, recevant aujourd'hui le président du Conseil
italien, formulez au nom de la Tunisie une demande officielle de création d'un
espace de démocratie. Et que la
première manifestation concrète d'un tel espace soit l'ouverture à une circulation
libre sous visa biométrique, augurant d'une communion franche et sincère dans
les valeurs démocratiques en une aire de civilisation entre un Occident et un Orient
enfin réconciliés.
Soyons des politiques de bonne volonté, faisons
qu'il n'y ait plus en Méditerranée un seul mort ou perdu — tunisien pour le
moins, pour commencer — pour cause de recherche de dignité. Car ceux qu'on
appelle clandestins ou immigrés ne sont que des combattants à leur manière pour
la liberté, des missionnaires de la dignité.
Scellons à l'occasion de la visite de notre
illustre hôte démocrate une alliance pour la paix, nous permettant de repousser
nos frontières idéologiques en nous engageant à bannir — du moins entre la Tunisie
et l'Italie, pour commencer — les hideuses scènes des barques de la mort ! Abolissons
ce mur insensé qu'on veut ériger sur les eaux de la Méditerranée; arrêtons d'y
alimenter cette moderne et criminelle industrie d'holocauste ! C'est notre
devoir d'humanistes ! C'est notre honneur de démocrates !
Et qu'on ne s'y trompe pas; il ne s'agit pas de notre
part de quémander quoi que ce soit; on ne fait que réclamer notre droit dans un
monde globalisé réduit à un immeuble planétaire. Hier, quand l'intérêt de
l'Europe l'a commandé, elle s'est invitée dans nos pays, puisant leurs
richesses. Aujourd'hui, l'intérêt de notre pays commande un partage équitable d'une
richesse enfin commune, celle de la démocratie. Cela ne peut se faire que dans
un espace de libre circulation aussi bien pour les marchandises que leurs
créateurs, les humains. Et c'est une question d'éthique !
L'histoire nous regarde. Que Carthage et Rome, ces
intimes amies jusqu'à l'inimitié parfois, enfin réconciliées, ouvrent ensemble
le futur livre de l'histoire humaine s'offrant à nos plumes. Que les
descendants de la Rome éternelle et de Carthage éternellement ressuscitée écrivent
la première page dudit livre sur cette terre de civilisation ancestrale. Et que
le nom de la Méditerranée y soit liberté.
Méditerranée, ma mie, libre liberté, nous
écrirons bien ton nom!
Publié sur Leaders