L'État contre la société, la preuve
par le kif
Stupéfiants ! Oui, ils sont bien stupéfiants, nos gouvernants,
supposés incarner la Révolution, quand ils osent garder en l'état la politique
en matière de drogue douce de la dictature. Où est le prétendu esprit
révolutionnaire dont ils osent se réclamer ? Et ils sont encore plus
stupéfiants en démontrant ainsi qu'ils incarnent un État aussi autoritaire et
liberticide que celui de Ben Ali, un État dictatorial qui est foncièrement
contre non seulement la jeunesse, mais la société tout entière. La preuve est
apportée par cette stupéfiante affaire du kif. Qu'on en juge !
Une constante sociale
Le kif, ou ce qu'on appelle aujourd'hui zatla, c'est bien sûr cette
drogue douce faite à partir de chanvre donnant le haschich ou résine de
cannabis. Il n'est nullement question ici de nier les méfaits inhérents à sa
consommation, mais bien plutôt de sortir de l'hypocrisie qui entoure la
question. En effet, si cette drogue douce est dangereuse par le risque de
dépendance et d'intoxication qu'elle entraîne, c'est au même titre que d'autres
produits comme l'alcool, les médicaments ou les cigarettes, lesquelles sont
même plus nocives pour la santé. Or, pourquoi ne pas punir la consommation de
la cigarette ? L'objectivité scientifique et l'honnêteté politique le
commanderaient !
De nombreuses études scientifiques les plus sérieuses prouvent que
la cigarette est bien plus dangereuse que le kif, et elles amènent nombre
d'États à rompre avec le dogmatisme suicidaire d'une gestion répressive qui ne fait que produire des délinquants.
Combien ainsi de vies de jeunes ont été brisées pour un malheureux joint,
entraînant la descente aux enfers des prisons qui en font irrémédiablement des
ennemis de la société dans cette machine à produire la délinquance que notre
législation liberticide entretient ? Au prétexte de protéger la société contre
des méfaits supputés, médicalement contestables au vu de la consommation
généralement constatée, on la violente, sa jeunesse surtout, au lieu d'accompagner
les difficultés des uns et des autres par une législation axée sur la
pédagogie, la prévention et le secours et non la vengeance et la répression.
C'est d'autant plus nécessaire que le kif est bien incrusté dans les
habitudes; et cela ne date pas d'aujourd'hui ni ne se limite à notre pays. Lisons
Dans la dune et ce qu'y écrit l'Algérienne Isabelle Eberhardt : « Après le souper, Sélem et Bou-Djema s’endormirent
bientôt. Hama Srir, à demi couché près de moi, tira son matoui (petit sac en filali pour le kif) et sa petite
pipe. Je portais, moi aussi, dans la poche de ma gandoura, ces insignes du véritable Soufi. Nous commençâmes à
fumer. »[1]
Voici
aussi ce que dit le Marocain Driss Chraïbi en 1972 dans La Civilisation, ma
Mère ! : « Tout le
monde fumait : du kif, du tabac,
la pipe, le cigare et des herbes que je n'ai jamais pu définir. »[2]
S'agissant de notre pays, voici ce qu'écrit dans
ses beaux souvenirs de Tunis Chadly Ben Abdallah dans un chapitre intitulé :
Les fumeurs de kif : « Si aberrant que cela puisse
paraître, le takrouri se trouvait non seulement en vente libre, mais encore il
était apprêté et mis à la disposition du public dans les débits de tabac, au
même titre que les cigarettes. Pour tout dire, c'était un produit manufacturé
et mis en circulation par l'ex-direction des Monopoles et Régie des Tabacs ! On
pouvait donc s'en procurer à toute heure et en toute saison. On se contentait
parfois d'envoyer un gamin ou une gamine chez le débitant du coin pour qu'ils
vous apportent le petit cube en carton contenant la drogue. »[3]
On
l'appelait mettouyi, en raison du pliage du sachet contenant le kif par ses
consommateurs qu'on désignait par le terme de tekareri. Ceux-ci augmentent particulièrement
au mois de ramadan. Lisons encore Ben Abdallah parlant de ces derniers : « Ils prétendaient que la religion
prohibait le vin et ses dérivés, mais pas l'usage du takrouri. Ainsi,
contrairement à l'ivrogne qui avait quand même conscience d l'infraction
religieuse qu'il commettait et s'en remettait avec un soupir à la miséricorde
divine, le keïef, lui, se livrait sans remords à l'usage du haschich... La
bouteille étant reléguée au profit du sebsi, la consommation du kif augmentait
donc dans des proportions très notables durant le mois de ramadan. Les
débitants de tabac le savaient et
ils renouvelaient leur stock en conséquence tant en takrouri qu'en tuyaux et en fourneaux à pipe.
Car il faut signaler que, si le véritable tekrari... fumait son kif... dans une
pipe... »[4]
Le devoir du juge
La loi répressive de la dictature
en la matière n'est donc que le symbole de la tyrannie de l'État et sa
politique contre la société et ses traditions. Aussi, une telle loi, comme
toutes les lois répressives de l'ancien régime, doit être abrogée sans plus
tarder. Bien mieux, fort de l'esprit de la constitution et des lois et droits
qui y sont désormais consacrés, le juge doit oser prendre l'initiative
d'honorer les libertés constitutionnelles en s'arrogeant le droit au nom du
peuple de s'abstenir d'appliquer les lois de l'ancien régime qui y
contreviennent. C'est non seulement son devoir, mais c'est aussi ce qu'impose
une conception nouvelle du droit en période de transition révolutionnaire. Le
juge, autorité indépendante, parlant au nom du peuple, a tout autant qualité
que les politiques pour mettre en échec les lois taillées sur mesure par ces
derniers pour lier la société et ses juges et ce nom au nom d'un bloc de
légalité comme on parlerait du bloc de constitutionnalité. Ainsi, et ainsi
seulement seront-ils les gardiens des droits et des libertés pour la protection
desquels on a fait d'eux une autorité indépendante. On ne peut plus aujourd'hui
se satisfaire de l'hypocrisie antique de la primauté de la loi quand elle est
manifestement scélérate. Or, la législation en matière de kif, zatla ou
cannabis l'est.
Une nocivité relative
Dans le livre de notre poète au talent inégalé Ben Abdallah, nous
lisons ceci sous le titre Des mœurs paisibles : « Les tekerari
sont, d'une façon générale, de mœurs paisibles. la cannabine contenue dans le
chanvre provoque en effet une torpeur mêlée de sensations agréables avec
parfois, des hallucinations (la médecine emploie le haschich ou plus exactement
la hachischine, comme narcotique analgésique et notamment comme sédatif des
douleurs gastriques).»[5]
Tout a été dit, par ailleurs, sur les bienfaits de l'usage médical
ou à titre médical du kif. C'est ce que confirment de plus en plus les
scientifiques qui ne sont pas au service des intérêts idéologiques ou politiques.
C'est ce qui fait que de plus en plus de pays, ayant en vain utilisé la
répression devant un phénomène social, véritable constante anthropologique,
reviennent à la raison et arrêtent la politique insensée consistant à
incriminer l'usage du cannabis. Car outre ses bienfaits thérapeutiques, son
usage occasionnel n'est pas dangereux.
Voici ce qu'on peut lire
notamment dans un rapport récent de l'Institut national de la Santé et de la Recherche médicale
en France (INSERM) commandé par une Mission interministérielle
de lutte contre la drogue et la toxicomanie : « Si la consommation n'est pas
régulière, le
cannabis a des effets réversibles, sur le psychisme pendant 2 à 10 heures,
une durée qui est fonction de la sensibilité de chacun et de la dose consommée.
L'ivresse cannabique est caractérisée par la somnolence, une euphorie et une
sensation de bien-être. Cet état s'accompagne d'une incapacité à remplir des
tâches complexes, de troubles de la mémoire immédiate. En cas de consommation
forte, on a des difficultés de langage et de coordination motrice, parfois des
attaques de panique ou des angoisses de dépersonnalisation, voire,
exceptionnellement, une psychose cannabique avec des bouffées délirantes. Dans
ces cas de consommation isolée, aucun cas de décès n'a jamais été rapporté.
Dans le cas de consommation
répétée et régulière, un
phénomène de tolérance est observé, ce qui augmente le besoin de fumer plus
pour obtenir l'effet recherché. Aussi, le risque de dépendance. La mémoire à court terme est altérée pour des
consommations intensives, toujours de façon réversible. Par ailleurs, le
cannabis en lui-même n'est pas cancérigène. Par contre, les goudrons présents
dans la fumée d'une cigarette de cannabis y sont en plus grande quantité que
dans le tabac et leur concentration en produits cancérigènes est aussi plus
élevée. Le cannabis, par l'un de ses principaux cannabinoïdes, serait un
facteur de risque pour la survenue de cancers bronchiques et des voies
aéro-digestives supérieures (bouche, pharynx, œsophage et larynx). »[6]
En finir avec la couscous connection
Il est clair que la politique actuelle n'est utile qu'aux trafiquants
qui, profitant de la situation, ajoutent des produits frelatés au cannabis le
rendant bien plus dangereux qu'il ne l'est. Alors, jusqu'à quand la Tunisie restera-t-elle à la
remorque des États qui mettent moins l'accent sur la répression que la
réhabilitation ? S'ils n'abandonnent pas la législation de l'ancien régime, nos
gouvernants risquent d'être taxés de se ranger du côté des trafiquants. On
sait, en effet, que la maffia qui était au pouvoir sous la dictature était le
plus gros trafiquant en Tunisie au point qu'on l'a nommée Couscous connection.
Même notre voisin bien plus attaché aux traditions que nous qu'est
le Maroc s'apprête à franchir un pas important en la matière en légalisant le
cannabis et surtout en dépénalisant la détention et la production pour usage
médical. Il est vrai que notre voisin présente la
spécificité d'être producteur de cette plante dans les montagnes du Rif; mais
comme le dit l'un de ses parlementaires « le kif ne tue
pas, la faim, si ».
Effectivement, les dépenses énormes qu'on met dans notre politique
répressive en l'objet serviraient mieux à nourrir nos concitoyens dont le
nombre en dessous du seuil de pauvreté augmente de manière exponentielle. Alors,
à quand le réveil de nos autorités de leur léthargie afin d'ouvrir les yeux sur
les réalités de leur société et d'en tenir compte?
S'ils veulent se maintenir au pouvoir, leur propre drogue dont ils
sont devenus intoxiqués, qu'ils reconnaissent celle du peuple, qui n'est que
son droit à vivre librement ses mœurs, quelles qu'elles soient, tant qu'elles
relèvent de son espace privatif. Qu'ils kiffent enfin le vrai esprit de la
Révolution, sinon elle leur fera subir une cure de désintoxication du pouvoir
et de ses délices !
Notes :
1
Isabelle Eberhardt, Dans la
dune, 1921, Voir : Histoire de déserts, textes réunis par Alain Laurent, Sortilèges, 1998. Le texte est sur
internet à l'adresse suivante:
http://www.biblisem.net/narratio/eberhdld.htm
Rappelons que cette grande dame, morte en
Algérie, a bien connu ce pays et ses habitants et ses récits présentant leur
réalité quotidienne au temps de la colonisation française. Ses carnets de
voyage racontent notamment la vie nomade au Sahara.
2 Driss
Chraïbi, La Civilisation, ma
Mère !..., Denoël, 1972., Gallimard 1988. Il s'agit du portrait vif et plein d’humour d’une
mère aimée et aimante qui se heurte avec entrain aux multiples progrès de la
modernité. Naguib Arzel sur Afrik.com, y voit « la véritable naissance d'une femme marocaine qui,
avec l'aide de ses deux grands fils, petit à petit se libère des carcans
sociaux, des préjugés, de l'ignorance, de l'aliénation conjugale, en découvrant
l'écrit, le savoir, le monde extérieur qui existe autour de cette maison où
elle est restée trop longtemps recluse, auprès d'un homme qui n'était ni
méchant ni cruel, exprimant simplement un mode de vie ancré dans la tradition ».
3
Chadly Ben Abdallah, Tunis au passé simple, STD, 1977, p. 98.
4
Ibid.
5
Op. cit., p. 102.
6
Un résumé du rapport est disponible à cette adresse. Cf. aussi le compte-rendu qu'en fait le site Doctissimo,
dont nous reproduisons des extraits ici.