Séminaire de l'AICD : Pour un développement durable solidaire *
* Publié sous le titre : Le cri de détresse des économistes
Il y avait une belle
brochette de personnalités et de hauts commis de l'État, dont l'ancien premier
ministre Rachid Sfar et nombre de
diplomates, dont l'ancien ministre des Affaires étrangères M. Ahmed Ounaies, au
lancement officiel, en cette matinée du 20 février à Tunis, des activités de la
nouvelle association présidée par l'ancien secrétaire d'État khemaies Jhinaoui.
La manifestation a été rehaussée, en plus, par la présence du secrétaire d'État
à la coopération internationale qui en profita pour brosser succinctement le
tableau de bord de la politique tunisienne en matière de coopération
internationale avec le but affiché de hisser la Tunisie à la place qui lui
sied. Et ce sera en profitant du climat consensuel actuel augurant d'un vrai
processus participatif de l'ensemble des forces vivres du pays, notamment sa
société civile représentée par ses associations, comme la nouvelle venue.
Créée le 2 mars 2013,
l'Association Internationale de Coopération et de Développement Durable
(AICD) a choisi de réunir nombre
de compétences du pays autour de la thématique suivante : Transition
démocratique en Tunisie : Défis de développement et enjeux de partenariat. La
matinée était structurée autour de deux panels, le premier présidé par M. Tahar
Sioud, ancien ministre, traitant du développement en Tunisie, état des lieux et
impératifs d'une relance équitable et durable. Le second, sous la présidence de
l'ancien premier ministre M. Tahar Sfar, devait évoquer les enjeux de
partenariat : quelle coopération internationale pour la relance en Tunisie ?
Impératifs
d'une relance pour l'économie tunisienne
Au premier panel, on eut
droit à une magistrale intervention de la part de M. Ezzeddine Saidane exposant
sur les impératifs d'une relance pour l'économie tunisienne. Il était prévu de
la faire suivre par une autre, de M. Abdeljelil Bedoui, traitant du
développement alternatif; mais un événement familial malheureux empêcha
l'intéressé d'être de la partie.
Dans son allocution
d'ouverture dont nous proposons le texte en téléchargement à la fin de
l'article, le président de l'association a fait le point des trois années
écoulées depuis la Révolution, insistant sur le fait que le pays se trouve
désormais à une étape historique dont tout le monde est tenu de maîtriser le
cours. Il a aussi évoqué l'activité sur le terrain déjà assez avancée de
l'association dont les membres restent bien confiants dans l'avenir du pays, la
reprise étant possible pour peu que l'on repense le rôle de l'État en vue de
parvenir à rétablir la confiance chez le peuple et le respect des institutions.
C'est dire que le problème
du développement humain ou non, est à repenser, comme le nota M. Sioud, en
s'attelant sans tarder aux études des enjeux et en faisant pression sur les
décideurs pour s'engager dans une voie qui soit la plus prometteuse afin de
voir revenir l'ordre et donc la vitalité.
L'état
dramatique de l'économie
L'éminent expert
économique, Monsieur Saidane, dressa l'état réel de la situation en Tunisie de
ce point de vue, insistant sur ce qui doit changer en nous, car il s'agit de
reconstruction. Chiffres à l'appui, il se montra très soucieux pour ne pas dire
pessimiste, sans verser dans le catastrophisme, juste par volontarisme. Si la
situation est difficile, reconnaît-il, il n'y a pas eu d'effondrement; aussi,
la relance demeure possible, moyennant des sacrifices et de claires règles du
jeu.
Parmi les faiblesses
relevées figure bien évidemment le mal endémique qu'est le déséquilibre social
et régional, s'ajoutant à l'état dramatique de l'emploi et à la plaie du
chômage. Mais ce qui préoccupe par-dessus tout notre spécialiste, c'est ce
qu'il appelle l'économie hors la loi qui a pris une ampleur sans précédent
depuis la Révolution.
Outre l'ordre, l'impératif
de la relance en Tunisie commande l'investissement qui ne peut venir de la
consommation. Une politique d'austérité est inévitable et elle doit être
accompagnée de projets d'investissements productifs dont le but sera de
corriger les déséquilibres multiples.
On ne conteste plus que le
modèle de développement a atteint ses limites et qu'il faut le repenser dans le
sens d'une correction avec l'intention affichée d'améliorer le potentiel de
croissance. À ce propos, on pense que le modèle libéral demeure valable, avec
le rôle majeur du secteur privé, mais dans le cadre de règles du jeu et des
conditions d'entreprendre honnêtes. Il faut donc promouvoir un développement
économique soutenable prévoyant une dose d'équilibre régional avec le soutien
notamment de l'infrastructure et la qualité de la vie.
Sont nécessaires aussi une
nouvelle stratégie de développement, des choix sectoriels créateurs d'emplois
et le rééquilibrage et la diversification des relations de la Tunisie, dont 80%
des exportations se font vers l'Europe, alors qu'elle n'est plus la partie du
monde la plus dynamique. Entre autres pistes, on suggère l'orientation vers un
modèle de développement qui soit de nature à pénaliser la culture de rente, car
cela contribue à aggraver la perte de la valeur du travail. Autre secteur de
développement à ne point négliger, le système bancaire dont on doit veiller à
ce qu'il soit sain et non saint, en tentant d'assainir ses maux chroniques. En
effet, ceux-ci empêchent que l'économie soit bien financée; or, un tel
financement doit être l'une des préoccupations majeures du gouvernement actuel.
On ne manqua pas non plus
de noter que l'on a intérêt d'avoir à l'esprit que l'extrémisme que nous voyons
se développer dans notre pays fleurit dans des situations où les voies
respectables n'offrent plus de solutions pour vivre.
Un second
panel improvisé
Le deuxième panel a été
lancé emphatiquement par l'ancien Premier ministre R. Sfar qui a dénoncé avec
fougue la gabegie qui s'est emparée du pays, puisant dans ses souvenirs pour
faire le distinguo entre la politique responsable et la politicaillerie
irresponsable. Il considère que la Tunisie a dérapé et qu'elle traîne un boulet
qui l'empêchera de se relever pendant longtemps, sauf à faire sa devise des
terribles mots de Churchill n'offrant à ses compatriotes, lors de la Seconde
Guerre mondiale, que du sang, de la peine, des larmes et de la sueur.
Et M. Sfar de dénoncer la
double fracture du pays, sociale et identitaire, au retour sur les ondes à des
discours antiques irrationnels au lieu de dialoguer sur les choix économiques
et sociaux dans le pays. Et de noter la mentalité des jeunes exclus des régions
défavorisées qui, à leur sentiment réel de frustration, ajoutent du
ressentiment faisant le terreau d'une nouvelle révolution qui promet d'être
atroce. L'ancien premier ministre
finit son introduction en appelant au lancement rapide d'un dialogue officiel
avec la société civile sur nos choix sociaux et économiques afin d'aider le
gouvernement à remettre le pays sur les rails.
À pareils tirs à boulets
rouges sur le modèle défaillant du développement du président du panel, à son
interrogation si on pouvait le rectifier, M. Radhi Meddeb s'est senti
interpellé et a préféré improviser sur un sujet qui l'habite malgré tout,
constituant en plus le sujet de l'heure, délaissant le thème initial sur lequel
il devait intervenir, et qui fera l'objet d'un autre séminaire.
Un
nouveau modèle de développement
M. Meddeb a commencé par
noter qu'on n'a fait que de la politique durant les trois dernières années avec
des débats et de faux débats, dans une concertation ahurissante sur la
politique politicienne, délaissant la politique vraie qui est, au sens grec du
terme, l'intérêt pour les affaires de la cité. Or, c'est moins la politique qui
compte aujourd'hui dans la gestion de la cité; tt de citer le cas des grands de
ce monde chez qui la dimension politique (et encore sous sa forme géopolitique)
est minime par rapport aux préoccupations économiques, financières et sociales,
constituant le quotidien des peuples.
Essayant de répondre à la
question de savoir pourquoi on en est là, M. Meddeb rappela les trois raisons
qui étaient derrière la révolution tunisienne en signalant qu'elles n'étaient
pas propres à la Tunisie, ayant été déjà évoquées en 2002 dans l'introduction
au rapport du PNUD. On y notait ainsi que le monde arabe avait fait d'immenses
progrès de développement humain sauf dans trois domaines correspondant à une
triple exigence non satisfaite :
— une exigence de la voix
ou la capacité de s'exprimer et la liberté de conscience;
— une exigence de
meilleures conditions sociales, avec les inégalités les plus flagrantes et le
taux de pauvreté le plus élevé dans le monde atteignant moins 40%. En Tunisie,
rappela M. Meddeb, on parlait officiellement d'un taux de 4% alors qu'on était
réellement autour de 16 à 17%. De plus, la fracture numérique y était la plus
forte avec 10% seulement avec un accès à internet dans le monde arabe. Et
l'analphabétisation était de 18%, soit deux millions, et ce malgré l'œuvre de
Bourguiba.
— une exigence de plus
grandes opportunités économiques avec la liberté d'entreprendre. D'ailleurs, il
n'est pas étonnant, nota-t-il, que cette liberté fût en quelque sorte
l'étincelle de la révolution, rappelant que les constituants ont refusé de consacrer
cette liberté. Cela montre bien qu'on n'a pas cherché à répondre aux exigences
de la révolution.
Évoquant la situation
actuelle, notre expert relève que les finances sont exsangues et qu'on connaît
juste une partie de la réalité, certainement pas tout. Un groupe de réflexion
vient d'ailleurs d'être créé auprès du président du gouvernement, dont M.
Meddeb fait partie, appelé à informer M. Jomaa sur la réalité de la situation.
Celle-ci est extrêmement difficile. Et il pense que le président du
gouvernement, fidèle à sa promesse de dire la vérité au peuple, ne tardera pas
de le faire dans un discours à la nation.
Car l'héritage des trois dernières
années est très lourd. On ne s'est pas occupé des anciens problèmes, et on en a
créé; aussi, le gouvernement actuel paye l'addition. Dire donc qu'on peut
revenir à une croissance et nous en sortir est un leurre, sauf à satisfaire aux
trois conditions suivantes d'un nouveau modèle de développement qui soit inclusif, avec la disposition d'institutions
durables et d'une gouvernance pour la performance.
L'inclusion, ce sont les
solidarités multiples : sociale pour remplacer la solidarité traditionnelle,
régionale surtout, supposant de donner les attributs de la compétitivité aux
régions tout en tirant les leçons des expériences réussies des pays ayant
travaillé sur l'équilibre entre les régions; et enfin solidarité
intergénérationnelle touchant à la gouvernance macroéconomique et la gestion
durable des ressources naturelles. À ce propos il cita le chiffre ahurissant de
25000 ha de terres arabes détruits tous les ans, notamment sous l'effet de
l'urbanisation.
Évoquant le sujet
d'actualité de l'eau, il se démarqua des propos récents du président Marzouki,
rappelant que si la Tunisie est dans une situation de stress hydraulique depuis
longtemps, la solution est loin d'être dans le leurre de la mobilisation des
ressources qui se réduisent déjà à 4% ou dans le dessalement qui revient très
cher tout en étant énergivore et polluant. Traiter le problème de l'eau appelle
à s'occuper non plus de l'offre, mais de la demande. Ainsi, en agriculture,
l'absence de politique agricole avec en priorité l'homme fait que si on y a 83%
de consommation de la ressource, on n'a que 12% de rendement.
S'agissant du secteur de
l'économie sociale et solidaire de marché, ne faisant pas appel aux subventions
de l'État, M. Meddeb a précisé que c'est le principe de subsidiarité qui
s'applique ici, à savoir que les institutions s'adonnant à une telle solidarité
s'ajoutent aux secteurs public et privé et ne les remplace pas. Et il donna
l'exemple du Japon où la plus grande mutuelle relève de pareil secteur. C'est
par ce secteur d'économie solidaire que la relance pourrait se faire dans le
cadre de la coopération euroméditerranéenne appelée à tirer le pays vers le
haut.
Pour ce qui est de la
gouvernance, l'expert donne des pistes portant sur l'ancrage structurel de la
Tunisie à l'Europe, et qui est encore plus profond, étant aussi culturel, mais
également dans une réelle interdépendance, tout autant économique que
commerciale et humaine.
Les
écuries d'Augias
Faisant la synthèse du
séminaire, l'ancien ministre Ounaies rappela que si la Révolution tunisienne
eut lieu dans un environnement international porteur, elle évolua dans un environnement
régional hostile. Il martela aussi que l'ancrage de la Tunisie à l'Europe est
conceptuel et non seulement financier. Il affirma de même que l'immense leçon
de la Révolution tunisienne est qu'elle a fait la société se tourner vers ses
problèmes essentiels : la démocratie, la réforme de la société et ses problèmes
fondamentaux.
Il a également estimé que
le non-État instauré dans le pays depuis 25 ans a favorisé le développement du
marché parallèle, du trafic et de la corruption; car toutes ces tares ont
commencé à partir de l'État. Or, ce qui est très grave, c'est que l'on soit
arrivé aujourd'hui à 50% de non-État; aussi faut-il absolument nettoyer les
écuries d'Augias ! Un tel travail herculéen suppose le retour à un concept rigoureux
de l'État, la suprématie de la loi et l'État exemplaire. Et il finit par affirmer
qu'il nourrit l'espoir de la réussite d'une telle performance grâce à l'exemple
du dialogue national qui est un pur produit du génie tunisien. Mais il doit
pouvoir se structurer au-delà de l'électorat, des expertises et des partis
politiques sous la forme d'une haute instance nationale incarnant ce dialogue
que ne sauraient assurer les structures constitutionnelles, n'étant incarné à
merveille que par la société civile.
de
M. Khemaies Jhinaoui,
président de l'AICD
Bureau exécutif de l'AICD
Khemaies
Jhinaoui: président (ancien
secrétaire aux affaires étrangères, ambassadeur),
Naziha cheikh : vice-président (ex-secrétaire d'Etat à
la santé),
Leila
khayat : vice-président (ancien
présidente de la fédération mondiale et tunisienne des femmes chefs d'entreprises),
Abdallah Ben Abdallah : vice-président (journaliste),
Noureddine
Fathalli : secrétaire général
(professeur universitaire),
Zeineb
Chlaifa : trésorier (banquière).
Membres
:
Tahar Taieb (avocat),
Nejib Ben Abdallah (journaliste),
Chedli Seghairi (ancien
diplomate),
Mohamed Messaoud (ambassadeur à la
retraite),
Mohamed Mouaouya (professeur
universitaire).