De la révolution mentale s'imposant à nos élites
Sortir du dogmatisme ambiant, conformisme logique castrateur, une
bienpensance devenue carrément une religion civile. Voilà la révolution mentale
que nos élites, décideurs surtout, se doivent de faire urgemment.
Nous vivons encore sur des schémas dépassés, qui n'ont plus de
contenu, juste une apparence trompeuse; au mieux une momie belle à voir ! Tout
notre appareil conceptuel est à revoir et à reprendre si l'on veut diminuer
notre incapacité à résoudre nos problèmes, en atténuer l'impact que génèrent
une incompréhension mutuelle et une appréhension fausse ou biaisée des réalités
échappant à notre grille de lecture inopérante.
Si celle-ci est inadaptée, c'est qu'elle reste basée sur un
appareil conceptuel désormais inutile ou du moins dont le ratio
intérêt/désintérêt est inversé. Prenons pour illustration un sujet polémique à
haute valeur symbolique, celui de la fameuse rengaine de la nécessité du crédit
et de l'obligation de rembourser la dette pour être éligible à la confiance des
emprunteurs.
En finir avec le conformisme logique
La sagesse populaire qui revient en force à la faveur de la
postmodernité dit bien qu'on ne prête qu'aux riches; et on l'oublie souvent.
Bien pis, on oublie ou fait mine d'oublier que nous sommes en Tunisie bien
pauvres, à l'exception d'une minorité.
Logiquement, et c'est rationnellement imparable, si les
institutions internationales, les gourous de la finance mondiale, prêtent
encore à la Tunisie, c'est qu'ils prêtent en fait à ses riches, donc à sa
minorité fortunée, et non à ses pauvres.
Où est donc l'intérêt de ces masses, notre pays étant « zawali »,
comme on dit chez nous ? En bonne logique, il est dans l'attention de cette
minorité fortunée à ses exigences et ses intérêts. En va-t-il ainsi ? Ce n'est
pas évident; et nous allons le démontrer par une illustration concrète.
Nous savons que notre pays était gouverné par une maffia qui
profitait à son seul compte des richesses du pays; pour cela, elle l'a endetté
fortement. On sait que la Révolution a été réalisée par le peuple
essentiellement pour des raisons de justice et de dignité. Aussi, la première
des mesures qui devaient être prises au lendemain de la Révolution aurait été
la dénonciation de la dette de l'ancien régime. Il n'en fut rien et le pays,
sous la pression de ses partenaires supposés amis, continue de rembourser cette
dette ignominieuse en prenant dans la poche du peuple, notamment celle des plus
pauvres qui arrivent déjà difficilement à joindre les deux bouts, à survivre
même. Pourtant, la dénonciation impérative de la dette scélérate s'imposait
d'un pur point de vue logique, outre ses fondements économiques. Pourquoi donc
rien n'a été fait ?
Pour s'en excuser, se dédouaner, on nous sort un langage tout
fait, tout prêt, qui ne convainc que les convaincus; autant dire qu'il relève
du Perlimpinpin, cette poudre aux vertus magiques vendue par les charlatans,
comme on en voit de plus en plus dans nos rues. Or, comme la rue vit au rythme
des pratiques et des mœurs cachées des palais de la République, elle ne fait
que nous renvoyer ce qui se fait sous les ors et lambris de nos
administrations, dans les allées feutrées du pouvoir.
On nous parle ainsi de note souveraine, de capacité d'endettement
et du marché international qui serait autrement fermé à la Tunisie. Ce faisant,
on inverse les réalités, en nous improvisant riches tandis que nous sommes
pauvres, puisqu'on ne prête qu'aux riches, ainsi que précédemment dit en
postulat.
Ensuite, on abuse d'une autre réalité qui serait la nécessité du
prêteur pour l'emprunteur; or le rapport normal, logique et rationnel est la
stricte équivalence de la nécessité entre les deux termes de ce rapport
fondamentalement égaux en théorie, l'emprunteur étant aussi nécessaire au
prêteur que l'inverse. C'est l'esprit même de la loi des contrats, base du
système économique occidental, qui est la rencontre de parties égales, sinon le
contrat est nul, la volonté risquant de n'être pas libre, et donc viciée.
Bien mieux, si un déséquilibre devait arriver, ce serait pour
rendre le prêteur dépendant de l'emprunteur, car il est dans la position de
celui qui offre un bien qui n'a de valeur que s'il est placé et pris, sinon il
se dévalorise, perdant de son intérêt et même de sa raison d'être; et celle
d'un prêteur n'est-elle pas de prêter son argent ? C'est que le prêt, comme un
fruit, s'il n'est pas consommé, est périssable.
Voilà dans quelle imposture mentale nous continuons à vivre en
faisant croire que la Tunisie, en pays emprunteur, a un besoin vital des
prêteurs, et que la vie de son peuple est accrochée à une notation qui n'a que
la valeur qu'on veut bien lui donner.
Des révisions déchirantes
En notre monde des apparences, tout repose sur des conventions; et
celles-ci sont le pur produit de la confiance; si on ne l'a pas, il n'est plus
de système ! Or, aujourd'hui, cela fonctionne à sens unique, faisant dépendre
la confiance du prêteur de celle de l'emprunteur. En bonne logique pourtant,
c'est l'inverse qui devrait avoir lieu; la confiance du second devant primer
celle du premier, à défaut d'équivalence de confiances dans un système sain.
Prenons un autre exemple pour être parfaitement clair, celui de
notre modèle économique actuel basé sur le système bancaire. On voit à quel
point d'arrogance peuvent atteindre le comportement et les pratiques de
certains banquiers alors que leur situation ne peut prospérer qu'à la faveur de
la confiance que placent en leurs institutions leurs clients malmenés pourtant,
du moment qu'ils ne sont pas de gros clients.
Imaginons un instant que cette confiance disparaisse, que les
clients majoritairement de condition modeste se décident un beau jour de se
révolter. Imaginons — ce qui n'est pas si extravagant que cela — que les clients
des banques décident tous et tout d'un coup de retirer leurs sous, n'ayant plus
confiance; c'est la chute assurée de tout le système bancaire. Cela rappelle
bien des souvenirs, l'histoire de la Grande Dépression, notamment.
Faut-il se rappeler aussi, à cette occasion, ce que la grande
crise du monde moderne a entraîné comme révisions déchirantes en termes de
pensée politique et de décisions économiques courageuses prises par des
politiciens d'envergure, à haute valeur morale; dans le cadre du New Deal, par
exemple.
C'est bien clair, nous vivons une période où la confiance du
peuple en ses élites continue à s'éroder, que ces élites soient nationales ou
internationales; et il est temps d'arrêter notre course vers l'abîme ! Il est
temps de mettre fin à cette fuite en avant menant inéluctablement vers la
catastrophe assurée, comme lorsqu'on accélère en voiture face à un mur en béton
ou en s'engageant sans frein sur une pente descendante.
Certes, nos gourous du monde financier et leurs complices de l'univers
politique se prennent pour des cascadeurs, prétendant se jouer à merveille des
périls que le quidam ordinaire ne se permettrait point. Mais le temps de
Prométhée est fini; nous relevons de l'époque de l'homme sans qualité, l'enfant
du peuple, ce gus des rues qui donne désormais le tempo de la vie; et ce qu'on
le veuille ou non. C'est la leçon première à retirer de la Révolution
tunisienne faite d'abord par ses jeunes aux mains nues, aux rêves aussi vastes
que le monde. Et je ne parlerais pas de leur imagination !
Il est vrai, des mains expertes sont intervenues à temps pour
profiter de ce qui n'a été que l'œuvre principale de ces enfants déguenillés de
notre Tunisie; mais ces acteurs de l'ombre n'ont fait que prendre le train en
marche afin de tenter d'en détourner le trajet dans le sens de leurs propres
intérêts. D'autres sont venus précipitamment après pour confisquer, non
seulement la Révolution, mais tout le pays. Or, le peuple, lui, ne saurait jamais
être confisqué; tant qu'il y aura en son sein des gens en guenilles, il sera
révolutionnaire. Et ils sont légion !
Qu'on se le dise donc : la Révolution est loin d'être finie en
Tunisie; qu'on ne l'oublie surtout pas ! De deux choses l'une donc : ou elle
est poursuivie sur le plan politique par les élites qui prendraient ainsi le
relais du peuple obtenant le droit au repos du guerrier; ou c'est le peuple
tunisien lui-même qui rempile grâce à ses propres enfants pour terminer l'œuvre
inachevée.
On l'a bien compris, le vif souhait et la volonté déterminée de
tout patriote sont que l'élite tunisienne fasse vite, tant qu'il est encore
temps, sa propre révolution en collant aux désirs du peuple, cessant d'être le
reflet des seuls intérêts internationaux pour incarner enfin, pour une part au
moins, ceux du peuple. Cela commence par rompre avec les inepties d'un temps
fini, comme celui de la libre circulation des marchandises, prioritaire à celle
des créateurs des richesses que sont les humains, ou l'obligation impérative du
remboursement d'une dette scélérate érigée en dogme sacré.
On le dit et on le répète à raison : la Tunisie a le devoir
irrépressible d'être enfin moderne ou — comme je le répète souvent —
postmoderne; ce qu'elle est déjà. Cela impose évidemment de sortir du
dogmatisme et de l'intégrisme qui veulent s'y implanter, venant de pays vivant
en dehors du présent, celui du sacré religieux.
Toutefois, il ne faut pas oublier que pareil impératif catégorique
va de pair avec une autre inéluctabilité, celle de sortir du dogmatisme et de
l'intégrisme laïques qui entendent s'y implanter durablement et qui nous
viennent de nos amis, les pays capitalistes, voulant vivre en dehors du futur,
contrariant le sens de l'histoire.
Ce sens est vers plus de solidarité dans un monde non plus
globalisé, mais « mondianisé » (mon néologisme fait de la contraction
nécessaire de monde et d'humanité), où l'humanitaire a enfin sa place éminente.
Ce qui impose de commencer l'édification d'un espace de réelle démocratie, dans
une aire de civilisation où les communions émotionnelles inévitables se feront
autour des valeurs qui ont fait à la fois l'essence de la civilisation
occidentale et celle de l'islam des Lumières bien avant elle, mais qui sont
aujourd'hui foulées aux pays par ces pays eux-mêmes, aussi bien occidentaux que
musulmans.
L'histoire a voulu que la Tunisie soit le premier jalon de sa
marche imparable vers le futur, et rien n'arrête la marche de l'histoire; la
providence y pourvoira si les hommes et les femmes — les décideurs du jour — y
renâclent, ainsi qu'ils font encore bien malheureusement.
Publié sur Leaders