Et continue le combat pour une démocratie modèle !
Il y a grève des magistrats ces jours-ci. Le bras de fer entre le
pouvoir et les magistrats continue donc; il promet une bataille rude pour
consacrer la totale indépendance du pouvoir judiciaire dans la constitution.
Or, c'est sur ce terrain, entre autres, que se jouera l'avenir de la démocratie
en Tunisie.
Outre ce pouvoir institutionnel et structuré, cet avenir dépendra
beaucoup du pouvoir non institué, mais ô combien déterminant, des associations
et des organisations non gouvernementales, la société civile qui résume à elle
seule les promesses fabuleuses du modèle tunisien encore en pointillé.
Des acquis certains, mais fragiles
Certes, des acquis certains ont été enregistrés dans le projet de
la nouvelle constitution en cours de vote; mais il ne faut pas oublier qu'ils
ne l'ont été qu'in extremis, le parti islamiste ne lâchant rien sans une
pression soutenue de la part de cette société civile justement. D'ailleurs,
même les partis supposés démocrates ont parfois brillé par leur attitude
timorée, sinon leur totale démission, sur des questions pourtant sensibles.
Il y a donc bien des avancées dans la constitution, mais souvent
réduites au principe, à la notion générale qui demeure susceptible
d'interprétation, extensive comme restrictive, et donc n'augurant rien de
certain en termes d'avancées concrètes et définitives.
D'où l'importance extrême que le pouvoir judiciaire soit érigé en
une autorité totalement indépendante du pouvoir exécutif. Ainsi et ainsi
seulement sera-t-il, à l'intérieur du système, en mesure de jouer son plein
rôle d'interprétation en vue de faire évoluer les principes généraux consacrés
dans la constitution vers le meilleur. Ce meilleur sur lequel veille la société
civile à l'extérieur du système.
Ce sera le cas pour la peine de mort, par exemple, maintenue dans
la constitution par un article qui consacre bizarrement le droit sacré à la
vie. Pour garder la peine capitale, on a eu recours à une pirouette prévoyant
qu'une dérogation au droit à la vie dans des cas extrêmes sont prévus par la
loi. Bien évidemment, il ne faut pas être grand clerc pour deviner que ce qui
est entendu dans cet article 21 bien singulier, sanctifiant la vie sans oser
abolir la peine de mort. Il a pour but de fonder demain une possible
interdiction de l'avortement par une interprétation restrictive, au pied de la
lettre.
Pareillement, pour l'article 20, on consacre l'égalité des sexes
entre citoyens et citoyennes sans discrimination aucune, sans qu'il ne soit
nulle part question d'égalité parfaite des sexes et d'absence de toutes les
discriminations. Ainsi, il faudra une interprétation extensive pour que cet
article soit étendu aux parts d'héritage, à titre d'exemple, appelées à devenir
égales, contrairement à la lettre du Coran, certes, mais en parfaite conformité
avec son esprit foncièrement égalitaire. Il sera pareillement question
d'interprétation pour que le législateur et/ou le juge incluent dans les
discriminations mises hors la loi celles ayant trait à la race, à la couleur, à
la religion et aux mœurs.
Citons encore l'article 6 fort ambigu qui garantit d'une part la
liberté de conscience, mais fait dans le même temps de l'État le protecteur du
sacré et le gardien de la religion. Autant de garde-fous qui pourraient être
utilisés plus tard pour rétrécir la démocratie et étouffer les libertés par un
législateur intégriste ou des juges aux ordres d'un pouvoir aux visées
islamistes fondamentalistes.
Société civile et juges indépendants, la chance de demain
On le voit, le parti islamiste majoritaire, à la veille de son
départ contraint du pouvoir, sonne une retraite en bon ordre, ne cédant que là
où on ne lui laisse pas le choix, sans rien renier à ses fondamentaux,
cependant.
Ce faisant, il a prouvé qu'il ne pouvait encore prétendre au
qualificatif de parti islamiste modéré, ce qu'il aurait certainement gagné à
être. D'autant plus qu'il pouvait assurément le faire, s'il avait accepté de
voter, par exemple, l'abolition de la peine de mort, devenant ainsi le premier
parti à référence islamique à adhérer à ce symbole éminent de la démocratie et
de l'humanisme. Mais c'était manifestement trop lui demander encore eu égard à
son dogmatisme, rafistolé certes,
mais toujours antédiluvien. En tout cas, il demeure loin de l'islam postmoderne
que mérite amplement la Tunisie, qui veut être la première postdémocratie de la
postmodernité. Or, cet islam existe, c'est l'islam populaire tel que vécu par
le Tunisien dans sa vie quotidienne, à l'exclusion de quelques minorités
embrigadées.
C'est dire que la révolution tunisienne, qui a été un modèle du
genre et qui espérait aussi donner naissance à une constitution modèle, doit
déchanter à la veille de son troisième anniversaire. Elle aura, à n'en pas
douter, une nouvelle constitution bien meilleure que l'ancienne, mais pas assez
explicite dans ses avancées, pas suffisamment avant-gardiste dans ses principes
pour faire référence. Elle est juste originale par rapport aux constitutions des
pays arabes et islamiques — qui ne sont pas des démocraties, rappelons-le —,
loin de faire modèle parmi les vraies démocraties, pour un pays se voulant
fondateur d'une bien nouvelle et pouvant l'être.
Ce sera donc à la société civile de continuer le combat
révolutionnaire, car toutes les avancées majeures dans le pays ont été de son
fait.
Ce sera aussi aux juges d'essayer de remporter le combat de la
dernière ligne droite du vote constitutionnel, qui est en même temps celui de
la dernière chance pour obtenir à l'arraché leur totale indépendance.
Leur rôle demain, du côté institutionnel, doit se révéler crucial
dans l'évolution de la révolution et sa pérennité ou le surplace qui la menace,
au vu de ce qui se passe aujourd'hui.
Et continue donc le combat pour une démocratie modèle !
Publié sur Nawaat